Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Abdelwahab Meddeb
Mars 2001 : destruction des bouddhas par les talibans en Afghanistan. Six mois plus tard, chute des tours du Wall Street Center. Les vidéos de propagandes mettant en scène les ravages se sont propagées sur les ondes, témoignant de la maîtrise télévisuelle et des besoins narcissiques des talibans. L’organisation du groupe État Islamique ne tarda pas à abonder dans cette voie. L’ouvrage interroge les germes de l’intégrisme : comment l’islam, cette religion florissante et porteuse de civilisation dans ses premiers siècles, a-t-elle subi sa propre destitution et ne parvient plus à montrer au monde que sa face délétère ? Selon l’auteur, l’intégrisme répond point par point à l’américanisation du monde. Retour sur la généalogie de la mécompréhension de l’islam.
« Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l’Allemagne, il est sûr que l’intégrisme est la maladie de l’islam » (p. 12). Selon l’auteur, cette « maladie » tient son origine de la non-reconnaissance de l’islam par l’Occident. L’Occident, et plus particulièrement les États-Unis, est responsable de s’être dressé comme un modèle qui refuse de reconnaître la fausse réplique qu’il a engendrée.
Le colonialisme et l’hégémonie des États-Unis sont les deux causes principales de ce rejet, auxquelles s’ajoutent l’islamophobie et l’exclusion du sujet islamique. Mais il s’agit de causes externes, et Abdelwahab Meddeb veut se concentrer sur les causes internes, inhérentes aux territoires d’islam. Ainsi propose-t-il un examen de conscience, au lendemain du 11 Septembre, pour réfléchir sur les causes de la dérive qui ne fait alors que commencer… Il annonce vouloir éclairer « les siens », pointer leurs dérives. Il se refuse à renvoyer dos à dos ce que pourrait être la maladie de l’islam et celle de l’Occident. Pour lui, c’est du fait de l’expérience de sa destitution que la culture islamique a développé une forme de ressentiment.
D’après l’auteur, à l’origine du mal, se tient l’alliance entre les États-Unis et l’Arabie, notamment du fait de la gestion des pétrodollars. Par ailleurs, l’Arabie Saoudite nourrit en son sein un islam « qui refonde sa croyance sur la négation de la civilisation qu’il a engendrée » (p. 50), civilisation complètement américanisée dans ses paysages comme dans sa consommation. A. Meddeb manifeste vivement ses regrets à travers le constat de la pauvreté du discours intégriste et du manque de références alors que celui-ci s’annonce ancré dans la tradition et prétend retrouver l’islam des origines.
Le ressentiment éprouvé par le sujet islamique intégriste semble s’être transformé en folie meurtrière, dans un désir de vouloir détruire le modèle étatsunien et, par extension, abolir le modèle occidental.
Le problème majeur dénoncé par les penseurs de l’islam, notamment ceux qui promeuvent une réforme de l’islam, voire un islam des Lumières (comme c’est le cas, par exemple, de Malek Chebel), est l’éviction de la pensée arabo-musulmane de la sphère scientifique. Entachée d’une réputation de civilisation attardée, qui ne parvient pas à entrer dans la modernité en nourrissant ses archaïsmes, la culture d’islam s’est vue effacée de l’histoire culturelle mondiale. Pour Meddeb, il s’agit d’abord de rétablir l’âge d’or de cette civilisation florissante dans ces premiers siècles, dont l’apport culturel et scientifique fut majeur.
« Le sujet islamique est devenu un inconsolé de sa destitution » (p. 22), il reste exclu de l’esprit scientifique et ne maîtrise plus l’évolution technique. Ce déclin est la conséquence même de la domination impériale qu’ont subie la majorité des territoires musulmans. Par ailleurs, le sujet d’islam est absent de l’innovation scientifique depuis des siècles. Cependant, la cohabitation actuelle « de la régression archaïque et de la participation active à la technique » (p. 51) ne cesse d’étonner.
Pour tenter une réhabilitation, l’auteur fait appel pléthore de grands penseurs, soit issus de la culture d’islam, tel Averroès (1126-1198) soit des Européens témoins de leurs apports. Parmi eux, on relève l’exemple d’Antoine Galland (1646-1714) qui, « dans son anthologie de sentences et maximes orientales, cherche à enrichir la conscience morale de l’Européen en recourant à l’enseignement puisé dans le fonds arabe, turc ou persan » (p. 31). De plus, l’auteur déplore la disparition de la tradition hédoniste de la culture islamique. La pudibonderie n’est pas un fait d’islam, elle est un résidu de l’évolution ayant pris des chemins tortueux, délaissant l’amour du corps et ses plaisirs.
En résumé, nous pouvons ainsi retracer la généalogie de l’intégrisme : au IXe siècle, Ibn Hanbal fonde la plus radicale des quatre écoles sunnites. Au XIVe siècle, un certain Ibn Taymiyya extrapole et radicalise les doctrines issues de la plus conservatrice des quatre écoles sunnites, l’école hanbalite. Ensuite, au XVIIIe siècle vient le temps d’Ibn ‘Abd al-Wahhâb (1703-1791) qui produit les germes du rigorisme promu notamment par l’Arabie Saoudite contemporaine (en particulier à travers le rejet du soufisme et du culte des saints, éléments auxquels s’ajoute un puritanisme extrême). Le fondateur du wahhabisme, s’appuie sur les doctrines établies par Ibn Taymiyya.
À partir des années 1970, le wahhabisme se voit mêlé à des mouvements radicaux tels que celui encouragé par l’égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), fondateur d’un véritable intégrisme qui prend une forme politique, mettant en concurrence le pouvoir politique et la classe religieuse. Selon lui « tout est défaillant dans l’histoire de l’humanité comme dans son actualité, toute pensée, toute représentation est si insuffisante qu’elle mérite l’abolition ; tout doit disparaître, sauf la parole de Dieu telle qu’elle est rapportée dans son Coran » (pp. 121-122). Pour que l’homme puisse s’affranchir de la servitude exercée aussi bien par les machines que par l’homme lui-même, l’unique condition est de se soumettre à la souveraineté divine. À partir des thèses de Qutb, on assiste à la réislamisation de plusieurs territoires de la péninsule arabique.
Bien qu’il soit minoritaire au sein du sunnisme, le courant wahhabite apparaît comme le courant le plus influent de ces dernières décennies grâce à un prosélytisme vif et tenace qui a fait fleurir les mosquées et les écoles coraniques grâce à l’argent du pétrole. Le wahhabisme s’est diffusé dans plusieurs strates, en particulier en Arabie Saoudite, et apparaît comme l’origine directe et non dissimulée du salafisme qui, lui, va jusqu’à rejeter les écoles juridiques, y compris l’école originelle hanbalite dont provient le wahhabisme.
D’abord, il y a la volonté de retourner à la période prophétique, ce qu’on appelle l’utopie de Médine. Il s’agit de l’origine fantasmée du wahhabisme, qui s’avère le fondement de la croyance des salafis, les fondamentalistes du XIXe siècle. L’utopie médinoise se trouve également au cœur du « système bricolé par les intégristes » (p. 112), à partir des années 1920, avec l’émergence du mouvement des Frères musulmans, en Égypte. Toutes ces tendances intégristes se réfèrent à l’école conservatrice hanbalite ainsi qu’à la figure du théologien traditionnaliste Ibn Taymiyya (1263-1328).
D’abord, l’utopie de Médine renvoie à l’idée rêvée d’un retour au premier islam, celui des quatre premiers califes (les « bien-guidés ») dont certains entretiennent la nostalgie. L’utopie de Médine remonte à Ibn Hanbal, le fondateur de l’une des quatre écoles sunnites évoquées précédemment, qui insiste sur « le retour à la lettre pure et sur l’imitation des salaf, les anciens de Médine » (p. 55) en encourageant une application littérale du Coran, sans laisser de place à l’interprétation personnelle.
Ibn Taymiyya est une figure très importante, qui a façonné une pensée de l’islam sur laquelle s’appuient les intégristes. Il s’agit d’un théologien syrien du début du XIVe siècle. Par ses écrits, il exhorte les fidèles à appliquer la loi islamique, la sharî’a, et encourage la pratique des châtiments corporels. Il introduit l’idée d’une justice divine inaliénable : une fois le mécanisme enclenché, on ne peut faire marche arrière : « Ibn Taymiyya rapporte une anecdote mettant en scène le Prophète à qui un plaignant s’était adressé pour retirer sa plainte contre un voleur afin de lui épargner l’amputation de la main ; et le Prophète d’entrer en colère en arguant que personne, pas même lui, ne peut intervenir » (p. 58). Autrement dit, la part du droit ne peut être négociée.
Ainsi, la « maladie de l’islam » tirerait son origine du XVe siècle à partir des influences d’Ibn Taymiyya puis, au XIXe siècle, on voit apparaître le fondamentalisme qui s’est, au XXe siècle, mêlé à l’islam révolutionnaire. De cette alliance naît le théocentrisme d’un Sayyid Qutb qui, dans sa forme totalitaire conjuguée au wahhabisme, donne naissance à l’intégrisme. C’est Sadate, en Égypte, qui, le premier, ouvre la voie aux intégristes. Cette forme aurait ensuite gangréné le monde à partir de 1979, date de la révolution islamique d’Iran.
L’intégrisme donne naissance à une caricature de l’islam des premiers temps, dans une volonté de retour à « l’utopie médinoise », c'est-à-dire au temps de la première communauté musulmane (la oumma) fondée autour du Prophète. L’auteur s’emploie à montrer la réalité du califat chez les ottomans, qui ne visait en réalité qu’à accroître la sanctification de l’empereur.
Sa démonstration tend à souligner l’erreur dans laquelle se trouvent les intégristes qui pleurent le califat et rêvent de sa restauration. Rappelons que l’ouvrage est écrit au lendemain des attentats de 2001, donc Abdelwahab Meddeb pense principalement à Ben Laden et ses acolytes. Mais la relecture est d’autant plus intéressante après l’instauration de l’État islamique en 2006 avec, à sa tête, un émir, puis un calife autoproclamés (respectivement Abou Omar al-Baghdadi et Abou Bakr al-Baghdadi, morts en 2010 et 2014).
Cela explique que Ben Laden conçoive le régime des mollahs afghans comme la réalisation terrestre de l’utopie médinoise, à la suite des quatre premiers califes de l’islam, les « bien-guidés ». L’auteur projette qu’al-qâ’ida est destinée à l’échec. « L’organisation créée par Ben Laden échouera comme tout mouvement similaire a échoué à travers l’Histoire. (…). La durée en politique s’obtient par la prudence et l’art du compromis » (p. 194).
Après 2001, on assiste à une réaction manifeste à l’américanisation du monde : « Nous sommes passés du démontage des mythes à leur restauration. Et nous sommes passés du dévoilement des femmes à leur revoilement » (p. 49). L’auteur montre comment l’influence wahhabite a atteint des populations musulmanes qui ne relèvent pas d’un intégrisme manifeste et qui ne sont pas, comme on le dirait aujourd’hui, « radicalisées ». Il prend l’exemple d’étudiants à HEC venus du Maroc ou du Liban dont les représentations témoignent de la diffusion latente et implicite du wahhabisme.
Comme toujours, Abdelwahab Meddeb se montre engagé et prend le risque de dévoiler sa pensée quitte à se faire des ennemis parmi ses frères en islam. L’ouvrage est le fruit d’un tiraillement entre fierté d’appartenir à une culture ayant apporté tant de richesses et honte de ce que certains en ont fait. Le miroir que l’islam donne à voir au monde entier comme la crainte qu’il suscite – parfois à raison - motivent l’auteur à retracer les causes de la déviance.
C’est pourquoi l’auteur prend le parti de remuer les raisons internes de ces dysfonctionnements, sans omettre les raisons externes qu’il impute à l’américanisation du monde.
En penseur rigoureux, Meddeb s’insurge contre les conceptions essentialistes dont la plus fameuse est celle prônée par Samuel Huntington du « choc des civilisations » qui mènera aux théories du « grand remplacement », d’après lesquelles les civilisations s’opposent drastiquement et ne peuvent cohabiter. Selon la théorie du « grand remplacement » prônée par Renaud Camus et reprise par divers mouvements nationalistes et identitaires, l’Europe subirait un processus de substitution de sa population par des « migrations invasives » venues notamment d’Afrique Noire et du Maghreb.
La maladie de l’islam ne date pas de l’époque contemporaine, mais quel remède y apporter ?
D’abord, par l’intégration ou, autrement dit, par la nécessité de cesser l’exclusion. L’auteur se range aux côtés de Norman Daniel pour qui « il est essentiel que les chrétiens voient en Mohammed une figure sainte, c'est-à-dire le voient comme le voient les musulmans. Dans ce cas, ils partageront par empathie les prières et les dévotions des autres » (p. 204). Il plaide pour une reconnaissance de l’islam, du point de vue de la croyance, mais aussi des arts.
Ouvrage recensé– La maladie de l’islam, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2002.
Du même auteur– Contre-prêches : Chroniques, Paris, Seuil, 2006.– Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, Paris, Seuil, 2008.– Pari de civilisation, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2009.– Le temps des inconciliables. Contre-prêches 2, Paris, Seuil, 2017.
Autres pistes– Norman Daniel, Islam et Occident, Paris, Cerf, 2007.– Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon, Paris, La Découverte, 1986.