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Économie utile pour des temps difficiles

de Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo

récension rédigée parMarc-Antoine AuthierDiplômé de l’ESSEC avec une spécialisation en entrepreneuriat social. Conseiller politique au Sénat, auteur et traducteur.

Synopsis

Économie et entrepreneuriat

Les sujets sont nombreux qui peuvent nous faire craindre pour l’avenir : montée des populismes, recrudescence des tensions internationales, hausses des inégalités, dérèglement climatique… Les enjeux paraissent colossaux. Pour y faire face, il est urgent de réintroduire de la rationalité dans les débats afin de ne pas se laisser guider par la peur et les préjugés. À cet égard, les économistes ont un rôle à jouer et une responsabilité à assumer. Sans se faire les chantres de certaines idéologies ni les experts en toutes choses, ils peuvent et doivent apporter leurs connaissances scientifiques pour contrecarrer les discours spécieux qui prospèrent. C’est toute l’ambition de ce livre, tout à la fois pédagogique, engagé et documenté.

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1. Introduction

Il est crucial que les économistes prennent toute leur part au débat public. La science qu’ils pratiquent, parce qu’elle se trouve au fondement de l’organisation sociale, a beaucoup à dire sur nombre des événements qui intéressent la politique. Mais l’économie n’est pas une doctrine et doit rester une science avant tout.

Il en va donc de leur responsabilité de réintroduire de la rationalité dans le débat public. Mais ceux qui, de plateaux de télévision en tribunes de presse, s’autoproclament économistes ne sont pas tous des scientifiques attachés aux méthodes rigoureuses.

Ainsi des experts se plaisent-ils à plaquer des idées préconçues sur des réalités complexes. Immanquablement, ils échouent à convaincre, d’abord et surtout parce qu’ils assènent des prétendues vérités sur un ton péremptoire, sans reconnaître que l’économie recèle toujours une part d’incertitude propre à toute science humaine. Ce faisant, ils contribuent à jeter le discrédit sur cette profession, qui n’inspire malheureusement guère plus confiance que les responsables politiques ou les présentateurs météo…

Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo souhaitent que l’économie reprenne sa juste place dans le débat public, ni plus ni moins. Les sujets qu’ils abordent dans ce livre – immigration, libre-échange, croissance, inégalités, changement climatique – sont trop importants pour être habillés de discours péremptoires et suffisants. Il s’agit pour eux de montrer comment la science économique peut s’avérer utile en procédant par l’analyse des faits plutôt que par le développement d’idéologies. Il s’agit d’expliquer objectivement les problèmes actuels et d’esquisser des solutions futures.

2. L’immigration constitue l’exemple-type d’un débat traité de façon irrationnelle

À partir de l’été 2015, l’Union européenne a été confrontée à une vague migratoire sans précédent. Les discours populistes qui présentent systématiquement l’immigration comme une menace, notamment au plan économique, ont alors ressurgi et influencé le jeu politique.

Le raisonnement développé est toujours le même : avec l’afflux massif d’immigrés, la demande de travail augmente nettement par rapport à l’offre, ce qui fait baisser le prix d’équilibre sur le marché, c’est-à-dire les salaires ; d’où l’impact négatif pour les habitants du pays d’accueil. Et ce discours fait le terreau des populismes.

Pourtant, on n’a pas constaté d’effet significatif sur les salaires à la suite de cette vague migratoire. Cela illustre bien comment un raisonnement économique théorique peut ne pas trouver à s’appliquer dans la réalité. Cela révèle également un problème « d’identification », en ceci qu’il s’avère très difficile à la fois de mesurer précisément comment l’immigration affecte les salaires et de distinguer ce qui relève d’autres facteurs. En tout état de cause, l’évolution du marché du travail ne répond pas rigoureusement des lois du marché, et la réalité se révèle plus complexe que les modèles théoriques.

D’autres facteurs interviennent donc qui empêchent une lecture strictement économique de la question. Le facteur humain est central. Et pour cause : le marché du travail évolue par le jeu des recrutements ; or on ne recrute pas des talents comme on achète de simples produits au marché. En l’occurrence, l’intégration des travailleurs immigrés relève davantage de la complémentarité que de la concurrence dans les pays d’accueil : les nouveaux arrivants, compte tenu de leur désir de s’intégrer et de compétences souvent inadaptées au marché du travail, acceptent pour la plupart d’occuper des emplois que les travailleurs du pays d’accueil délaissent.

Cette réalité invite à aborder autrement la question migratoire. En outre, de nombreuses études montrent que l’émigration constitue toujours une décision difficile au plan personnel, notamment à cause des freins qui existent au sein de la communauté d’origine : on ne s’arrache pas à un cercle sans briser des liens et prendre des risques. Cette dynamique de départ explique en grande partie pourquoi les immigrés se distinguent souvent par une inclination marquée à l’entrepreneuriat et par une réussite sociale au-dessus de la moyenne.

3. Ce manque de rationalité s’explique notamment par des biais de représentation

L’immigration et l’intégration sont deux sujets emblématiques du danger que représentent les croyances motivées : nous tendons à donner à nos préoccupations et à nos craintes l’apparence de la rationalité afin de les justifier à nos propres yeux. Pourtant, ces édifices de la pensée résistent rarement à un exercice de critique objective. Nous préférons rester dans notre zone de confort intellectuel.

D’où les comportements « homophiles » : les individus tendent à se lier avec des individus appartenant aux mêmes groupes. Ce phénomène crée des chambres d’échos, où chacun entend chez l’autre le discours qui justifie ses propres croyances et fortifie ses convictions, alors même qu’elles peuvent s’avérer parfaitement infondées.

Ces chambres d’échos contribuent à la polarisation des débats publics, concentrés sur quelques communautés relativement homogènes en termes de croyances. Cette polarisation se trouve en outre exacerbée par les réseaux sociaux et l’action des algorithmes. Ces phénomènes ne se cantonnent pas à des débats virtuels mais influencent in fine la réalité. Ainsi des discriminations statistiques, par lesquelles on tend à attribuer un phénomène répandu à une minorité discriminée. Ainsi, aux États-Unis, les mesures de discrimination positive ont parfois contribué à renforcer les stéréotypes contre les minorités, au point de constater des phénomènes d’auto-discrimination, où les membres d’une communauté appliquent contre eux-mêmes certains préjugés.

Tous ces mécanismes montrent que nos jugements sont biaisés par de nombreuses représentations, elles-mêmes entretenues par les cascades d’informations sous lesquelles les citoyens se trouvent noyés. Il s’ensuit que la théorie dite des « préférences standard », selon laquelle les individus ont des goûts et des inclinations à la fois cohérentes entre elles et stables dans le temps, présente des failles importantes. Si la littérature scientifique permet d’établir un consensus autour de ce constat, il revient aux économistes engagés de trouver des solutions à ces problèmes.

Ainsi de l’hypothèse du contact. Plusieurs expériences ont montré que les préjugés se consolident d’autant plus aisément qu’ils ne sont pas mis en danger par le contact humain. Autrement dit, les préjugés entre groupes sociaux tendent à s’effriter dès lors que des personnes appartenant à des groupes distincts sont amenées à coopérer. Il suffit donc de permettre à des relations humaines de se nouer autour d’objectifs communs pour désamorcer des conflits latents quoique sans fondement véritable. L’autre n’est plus perçu comme un danger.

4. L’innovation technologique fait aussi naître des craintes parfois infondées

Le développement des technologies peut s’avérer anxiogène. Cela vaut également pour les menaces qu’il fait planer sur les emplois, et tout particulièrement sur ceux peu qualifiés. Pourtant, il est très difficile de déterminer avec certitude si la révolution numérique détruira finalement plus d’emplois qu’elle n’en créera. Ces craintes n’ont rien de nouveau. Déjà au commencement de la révolution industrielle, en Angleterre, les « luddites » se mobilisèrent contre les innovations technologiques en détruisant les machines qu’ils percevaient comme des menaces contre leur propre emploi.

Mais hier comme aujourd’hui, les inquiétudes émergent face à un même risque social : qui payera pour les licenciements induits par l’introduction de nouvelles machines améliorant la productivité des entreprises ? C’est à cette question que la « taxe robot » entend répondre. En effet, l’introduction de nouvelles machines améliore globalement la productivité et peut ainsi conduire une entreprise à réduire ses effectifs pour améliorer ses marges. Mais ces gains de productivité ne s’avèrent pas toujours nécessaires, surtout si l’on prend en compte le coût des licenciements. En taxant les robots, on décourage les investissements qui n’apportent que des gains limités de productivité en les rendant non rentables.

Cet exemple illustre bien comment des décisions politiques peuvent être prises, sur la base de constats étayés et d’expérimentations objectives, pour répondre à des problèmes sociaux. Il s’agit de poser les bases d’un nouveau financement pour un modèle social adapté aux enjeux de notre époque. Car le risque d’une explosion des inégalités est bien réel. On le constate sans peine aux États-Unis, où le développement des technologies a renforcé le système du « winner takes all » (le gagnant rafle la mise) : les plateformes, dès lors qu’elles parviennent à s’imposer sur leur marché en devenant incontournables, instaurent des monopoles qui nuisent au plus grand nombre et favorisent une petite minorité.

Cette nouvelle donne impose de repenser la fiscalité, pas seulement sur les robots, mais aussi sur les particuliers. Cela vaut notamment pour les très hauts revenus, dont les salaires connaissent des augmentations astronomiques, sans lien avec leur valeur ajoutée pour l’économie. De nombreuses études montrent que ces écarts de salaire ne se justifient pas par l’utilité sociale de certains dirigeants d’entreprise mais seulement par une émulation collective sans intérêt pour la société. Concrètement, les auteurs proposent de mettre en place des taux marginaux dissuasifs afin d’éviter l’envolée des salaires. Dans la même logique, la mise en place d’un impôt progressif sur la fortune permettrait à la fois de lutter contre l’évasion fiscale et les inégalités de patrimoine.

5. Le commerce international ne parvient pas à résorber les inégalités

Alors que le constat d’inégalités croissantes a été abondamment étayé au cours des dernières années, c’est l’un des crédos le plus fermement ancrés chez les économistes qui s’en trouve ébranlé. Il est désormais reconnu que la liberté de commercer ne contribue pas nécessairement à réduire les inégalités de richesse.

Cette certitude, qui était jusque récemment assez largement répandue chez la plupart des économistes, trouve son fondement dans la théorie des avantages comparatifs développée au XIXe siècle par l’économiste David Ricardo : il est dans l’intérêt de tous les pays que chacun fasse ce qu’il fait relativement le mieux et se spécialise dans une activité donnée.

Mais la spécialisation selon les avantages comparatifs s’effectue-t-elle vraiment au bénéfice de tous ? En 1941, Paul Samuelson montre qu’elle profite principalement aux travailleurs pauvres des pays pauvres et aux employeurs riches des pays riches. Cette critique, pour convaincante qu’elle paraisse au plan théorique et pour structurante qu’elle s’avère au plan politique, demeure difficile à vérifier dans la pratique.

Quoi qu’il en soit, elle a permis d’envisager les bienfaits du commerce international de manière plus critique. Depuis lors, on cherche à évaluer le gain de richesses permis par les échanges qui traversent les frontières. Un consensus tend à s’établir autour d’un ordre de grandeur situé entre 1% et 4% du PIB mondial, ce qui s’avère relativement faible.Car cela prouve que le commerce international n’est pas vital pour l’économie mondiale.

Les auteurs mettent toutefois en garde contre la solution facile d’une augmentation des droits de douane, qui n’est jamais qu’une fausse bonne idée nuisant à tous les acteurs économiques, au premier rang desquels les populations pauvres. Ils privilégient plutôt des approches alternatives visant à lever les facteurs de rigidité qui freinent la bonne allocation des ressources, telles que le capital et le travail. Cela permettrait effectivement d’assainir le fonctionnement de l’économie au bénéfice du plus grand nombre, et notamment des plus fragiles. En somme, il s’agit de favoriser la mobilité tout en acceptant l’immobilité.

6. La science économique doit nous conduire à remettre en question les ressorts et la finalité de la croissance

Le choc pétrolier de 1973 a marqué l’entrée de l’occident dans une période de stagflation. Pour de nombreux économistes, cette période nouvelle augurait de la fin de la croissance. Leurs opinions s’appuyaient notamment sur la théorie développée dès les années 1950 par Robert Solow. Dans une publication de jeunesse qui lui valut d’emblée une réputation solide, il explique que tant que la croissance se maintient, plus l’épargne augmente, plus le capital s’accumule et plus la productivité diminue. Il en déduit que la croissance de la productivité du capital et celle du travail convergent. Autrement dit, selon Solow, la croissance suit la démographie.

Le même économiste développa aussi la théorie de la productivité totale des facteurs (PTF). Ce concept permet d’expliquer, au plan théorique, ce qui contribue, au-delà du capital et du travail, à la croissance. Il s’agit d’un ensemble de facteurs humains que les économistes ont du mal à identifier mais dont ils constatent l’effet sur l’évolution des grands agrégats. Ainsi, lorsqu’une nouvelle technologie est déployée dans un secteur économique (par exemple : l’ordinateur dans la fabrication de textiles), il faut du temps pour que les collaborateurs s’approprient pleinement son usage et que les organisations exploitent à fond son potentiel.La notion de PTF introduit ainsi un facteur humain dans les modélisations de la croissance économique.

Elle s’avère particulièrement efficace pour mieux appréhender la réalité des écosystèmes d’innovations, où les facteurs humains jouent un rôle déterminant en lien avec le développement de nouvelles technologies. Ainsi, Paul Romer s’en est inspiré pour expliquer les effets de « clusters » d’innovation, dont la Silicon Valley en Californie figure l’exemple le plus édifiant. Cette approche contrecarre les théories très macroéconomiques qui condamnaient un peu trop rapidement la croissance…

La théorie des clusters d’innovation se fonde ainsi sur ces alchimies locales qui se créent à la faveur d’une combinaison – souvent largement imprévisible – de facteurs, qui fait la part belle aux hasards et aux interactions humaines. Si les travaux de Romer ont revigoré les modèles de croissance, ils s’avèrent peu utiles pour limiter les impacts négatifs des activités économiques, notamment sur l’environnement. Or, il serait réducteur de ne pas prendre en compte leurs conséquences désastreuses pour la planète.

Car, selon les auteurs, c’est pécher par excès d’optimisme que de s’en remettre exclusivement aux innovations technologiques pour enrayer le réchauffement climatique. Il s’agit bien là de la conséquence la plus immédiate de la croissance économique, car les revenus et les émissions de gaz à effet de serre sont généralement corrélés. Cela implique également que la lutte contre le dérèglement climatique doit aller de pair avec la lutte contre les inégalités économiques. À l’heure actuelle, ce sont les pays riches qui émettent le plus de gaz à effet de serre, alors même que ce sont les pays pauvres qui en subissent le plus durement les conséquences.

7. Conclusion

Incontestablement, le débat public, et notamment politique, gagnerait à se nourrir davantage des connaissances produites par la science économique.

Par son approche pragmatique, non idéologique et thématique, cet ouvrage y contribue assurément. Il offre de très nombreuses pistes pour désamorcer des discours tout faits et des préjugés persistants qui continuent d’imprégner le débat public. Il constitue, à ce titre, un recueil d’informations et d’analyses très utile pour étayer des discours politiques engagés en faveur d’un New Green Deal, associant lutte contre les inégalités économiques et lutte contre le changement climatique.

8. Zone critique

Cet ouvrage, paru peu avant l’attribution du prix Nobel à ses auteurs, ne peut pas être accusé de manquer de sérieux. Mais cela ne le rend pas convaincant pour autant. Peut-être, d’abord, parce que les auteurs ne sont pas loin de tomber dans l’écueil qu’ils dénoncent et dont ils disent qu’il a motivé la rédaction de l’ouvrage. En effet, ils ne cachent pas leur engagement politique à gauche et n’hésitent pas à classer, dans une partition un peu binaire, les personnalités scientifiques ou politiques auxquelles ils font référence.

Au fond, les auteurs nous laissent deviner ce qu’ils pensent être bien et mal, sans qu’ils explicitent vraiment les valeurs en lesquelles ils croient et sur la base desquelles ils pourraient donc mieux susciter l’adhésion.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Abhijit V. Banerjee & Esther Duflo, Économie utile pour des temps difficiles, Seuil, collection « Les livres du nouveau monde », 2019.

Des mêmes auteurs – Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, collection « Les livres du nouveau monde », 2013.

Autres pistes– Robert J. Gordon, The Rise and Fall of American Growth, Princeton, Princeton University Press, 2016.– David Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, Paris, Flammarion, 2002. – Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013.– Robert M. Solow, « A Contribution to the Theory of Economic Growth », Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n°1, 1956.

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