Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo
Plutôt que d’adresser de grandes généralités sur le développement économique, la faim dans le monde ou les crises épidémiques, Abhijit Vinayak Banerjee et Esther Duflo font dans cet ouvrage un bilan des dernières décennies de politiques publiques, en se concentrant sur les micromécanismes et les conditions de leur succès. Ils établissent un état des lieux de la connaissance scientifique sur la question de la pauvreté, en insistant sur la possibilité d’atteindre des buts globaux par des mesures locales.
Où en est-on sur le problème de la pauvreté dans le monde et comment continuer à avancer ? C’est la question posée par Esther Duflo et Abhijit Vinayak Banerjee, à laquelle ils n’apportent pas une réponse unique, mais préfèrent développer une multitude d’exemples de mécanismes ayant fait leurs preuves.
En dénouant les idées préconçues sur les enjeux du développement économique et en mettant en lumière des mécanismes audacieux, ce livre permet de mieux comprendre cette problématique et redonne espoir quant à notre capacité à lui apporter une solution. En insistant sur le rôle des acteurs locaux, ils mettent l’accent sur la nécessité de coopérer avec les institutions des pays en développement plutôt que de vouloir s’y substituer avec des aides humanitaires.
Notre réaction spontanée face la pauvreté et la misère est le plus souvent double : on aimerait apporter notre aide, mais on a le sentiment que notre action individuelle n’aura pas d’impact sur un problème d’une telle ampleur. Cela mène le plus souvent à l’inaction. La force de l’ouvrage de Banerjee et Duflo ne réside ainsi pas dans la présentation de grands chiffres sur la faim dans le monde ou le taux de mortalité dans les pays en développement, mais plutôt sur la mise en reliefs de mécanismes simples.
Pour reprendre leur exemple, il est plus simple de trouver une solution contre la dengue que de déterminer quelles sont les racines profondes de la pauvreté. Les grandes questions liées à la pauvreté, si elles sont intéressantes du point de vue de la réflexion, ne mènent généralement pas à une action coordonnée et réfléchie sur l’amélioration des conditions de vie.
Leur démarche se place entre les deux Écoles de pensée maîtresses en économie du développement. La première, qui s’inscrit dans la lignée des travaux de Jeffrey Sachs, insiste sur les mécanismes dits de « trappe à pauvreté » : les pays pauvres seraient caractérisés par un manque d’avantages en termes de climat et de ressources qui les pénalisent sur le long terme. Cela limite le capital humain et l’innovation, les maintenant dans un état de sous-développement.
Il y aurait ainsi deux équilibres possibles de la société, un bas où les individus ne peuvent pas détourner leurs ressources de la survie quotidienne vers la production, et un élevé, où des innovations majeures ont permis l’amélioration globale des conditions de vie. En d’autres termes, les pays pauvres n’auraient besoin que d’un big push, sous la forme de transferts monétaires, pour rentrer dans un cycle vertueux de développement.
De l’autre côté du spectre, on retrouve des économistes comme William Easterly, célèbre pour son ouvrage Le fardeau de l’homme blanc, qui expose l’échec de l’aide humanitaire depuis les années 1980. Il s’oppose fondamentalement à ces transferts, qui apparaissent comme un réel danger pour la démocratie, en favorisant la corruption des institutions locales.
Les politiques les mieux intentionnées du monde n’auront pas d’impact, ou seront même néfastes, si elles ne sont pas guidées par une compréhension fine du contexte et des problèmes spécifiques posés par la pauvreté dans les pays en développement. Cela nécessite de collecter les bonnes données grâce à des essais randomisés contrôlés, c’est-à-dire des dispositifs expérimentaux permettant de tester l’impact de ces différentes méthodes sur des groupes réduits. La multiplication de petites initiatives, qui peuvent de prime abord paraître insignifiantes, est en fait cruciale pour approcher le problème global de la pauvreté. Ils reviennent plus particulièrement sur deux types de trappes à pauvreté assez récurrentes dans le débat public : la nutrition et la santé. La nourriture n’est en fait pas la première urgence des pauvres.
Quand leur revenu augmente, la consommation de nourriture n’augmente pas proportionnellement, ce qui indique que les pays pauvres ne sont plus victimes de grandes famines. On voit en fait s’opérer une diversification et une augmentation de la qualité des produits consommés. Les crises liées à la nutrition existent toujours, mais deviennent plutôt marginales et ne sont pas le résultat d’une incapacité de production. Il n’y a pas, comme Amartya Sen l’a noté, de manque absolu de nourriture : les crises récentes sont dues à des échecs institutionnels.
Du point de vue de la santé, le mécanisme de trappe existe : un ouvrier qui vit dans des conditions insalubres va être plus souvent malade donc moins productif, donc avoir un plus bas salaire, etc. On pourrait penser qu’il existe des mesures simples de préventions qui peuvent être mises en place à bas coût, comme les vaccins, les protections sexuelles ou encore les moustiquaires.
Mais ces low-hanging fruits ne sont souvent pas utilisés, même lorsqu’ils sont mis à disposition des ménages. Cela s’explique en grande partie par la mauvaise mise en place des dispositifs sanitaires, qui provoque la méfiance des ménages. « Si les gens évitent le système public, c’est parce qu’il ne fonctionne pas bien » (p. 99). Il faut réussir à créer une relation de confiance entre les institutions médicales et les populations, ce qui prend du temps.
Le développement est un processus complexe, qui ne repose pas que sur des actions à effet immédiat. D’autres phénomènes à long terme doivent être pris en compte pour permettre de sortir une population de la misère. L’éducation constitue le premier pilier d’un développement viable, puisqu’il permet aux individus de développer eux-mêmes les compétences leur permettant d’avoir de meilleures conditions de vie. Paradoxalement, si l’éducation primaire est aujourd’hui le plus souvent disponible et gratuite dans les pays en développement, le taux d’absentéisme des élèves varie de 14 à 50%. Cela reflète non seulement le fait que les enfants soient souvent utilisés comme main-d’œuvre, mais aussi que les parents n’accordent pas une grande valeur à l’école.
Dans la continuité d’Easterly, certains économistes argumentent même qu’il ne sert à rien d’offrir une éducation gratuite, si celle-ci ne répond pas à une demande sociale : le niveau de l’éducation serait faible parce que les parents n’y accordent pas suffisamment d’importance. Il n’y a a priori pas de mécanisme de trappe du point de vue de l’éducation puisqu’elle est bénéfique à n’importe quel niveau, mais c’est un processus auto-réalisateur : « Si ni les parents ni les professeurs ne pensent que l’enfant est capable de passer l’obstacle […], ils se disent que tout effort est vain : le professeur ne s’occupe plus de l’enfant qui ne suit pas et les parents cessent de se préoccuper de son éducation » (pp. 153-154). Il faut repenser l’école dans les pays en développement pour la recentrer sur les élèves, notamment en s’adaptant à leur environnement et leur rythme.
Outre l’éducation, la fertilité et la taille des familles impactent fortement le développement d’un pays sur le long terme. L’idée d’un lien entre développement économique et taille de la population n’est pas nouvelle, trouvant notamment ses racines dans les travaux de Malthus, mais elle est toujours bien présente dans l’esprit de certains décideurs publics. L’Inde a eu l’une des politiques les plus drastiques de stérilisation sous la direction de Sanjay Ghandi, ciblant particulièrement les pauvres via divers mécanismes.
Mais, la raison principale expliquant la taille des familles dans les pays en développement n’est en réalité pas le manque de contrôle sur la fertilité, mais le manque d’accès à l’épargne ou à une retraite : plus on a d’enfants, plus on a de chance que l’un d’entre eux nous soutienne dans nos vieux jours.
Le risque est le premier problème des pauvres dans les pays en développement : « Le risque est une composante essentielle de la vie des pauvres, qui gèrent souvent de petits commerces ou de petites exploitations agricoles, ou travaillent à la journée, sans jamais pouvoir compter sur la stabilité de leur emploi » (p. 211).
Dans un monde où les institutions bancaires et les assurances ne sont pas efficaces, les entrepreneurs doivent se débrouiller pour lever des fonds et portent seuls les risques de leurs projets. Cela explique en grande partie pourquoi les individus ne se lancent pas dans des entreprises qui pourraient être bénéfiques et porteuses de profits. Banerjee et Duflo soulignent la nécessité d’une intervention gouvernementale, puisque ce manque de couverture assurantielle est le premier frein à l’entreprise dans les pays pauvres.
Le deuxième problème est le manque d’accès au crédit. Du point de vue des banques, il n’est pas si facile de prêter à des individus qui ne possèdent aucun collatéral, c’est à dire du capital pouvant être saisi en cas de défaut de paiement; les taux qu’il faudrait raisonnablement pratiquer seraient tellement élevés qu’ils rendraient tout investissement impossible.
Développé par Muhammad Yunus et Padmaja Reddy, le microcrédit consiste à prêter des petites sommes à rembourser assez rapidement, ce qui permet de construire avec le temps et la répétition une relation de confiance. Les institutions de microfinance sont toujours locales, limitant ainsi les coûts administratifs, mais limitant également leur potentiel. Si l’on constate une certaine amélioration des conditions de vie, ces prêts n’engendrent pas d’innovation radicale permettant, à l’échelle macroéconomique, de propulser la population en dehors de la pauvreté. Permettre de telles innovations est le nouveau nerf de la guerre des politiques de développement.
Ainsi, en Inde, le gouvernement a mis en place une régulation fondée sur des « secteurs prioritaires » auxquels les banques doivent prêter au moins 40% de leur capital, ce qui permet de guider le développement économique du pays tout en laissant de la place à l’initiative privée.
Enfin, si les pauvres n’ont pas accès au crédit, pourquoi n’épargnent-ils pas plus ? Une partie de la réponse tient au fait qu’ils n’ont pas nécessairement accès à des institutions leur permettant de stocker cette épargne – un compte en banque par exemple.
Deux questions restent finalement ouvertes. En premier lieu, quel est le futur désiré par les populations des pays en développement ? On a souvent tendance à penser qu’ils voudraient vivre la même vie que les habitants des pays développés, mais on a pu voir précédemment que ce n’est pas si simple. La richesse et les possessions ne sont pas leur premier objectif : « Le rêve le plus courant des pauvres est que leurs enfants deviennent fonctionnaires […] Les pauvres ne voient donc pas dans l’entrepreneuriat une situation enviable » (p. 342).
L’emphase mise sur le statut de fonctionnaire révèle avant tout une aspiration à une vie stable, plutôt qu’une volonté de prise de risque en tant qu’entrepreneur. Cela amène à la deuxième question : quid des politiques de développement ? Si cet ouvrage critique souvent les efforts faits par le passé, il ne dénigre en aucun cas l’intervention publique.
Celle-ci doit surtout être mieux cadrée et contrôlée. La corruption est un frein non négligeable, engendrant d’énormes pertes d’efficacité. Il y a en économie un débat historique sur le sens de la causalité entre le développement économique et l’existence d’institutions viables : lequel précède l’autre ? Certains argumentent que la présence d’institutions préservant les droits des citoyens est une condition préalable de tout investissement productif. D’autres avancent au contraire que la croissance économique permet aux citoyens de s’émanciper et de mettre une pression sur leurs gouvernements, pour mettre fin à la corruption. Banerjee et Duflo prennent le contre-pied de cette question en proposant comme solution la décentralisation des pouvoirs et de la démocratie, qui permettrait un meilleur contrôle des institutions et réduirait le gain potentiel de la corruption.
De bonnes politiques publiques peuvent selon eux mener à de meilleures institutions politiques. Cela engendre un cycle vertueux : « Si les gouvernements se mettent à tenir leurs promesses, les électeurs prendront la politique plus au sérieux et exigeront des pouvoirs publics encore plus de résultats, plutôt que de s’en détourner, ou de voter sans réfléchir pour les candidats appartenant à la même ethnie qu’eux, ou encore de prendre les armes contre le gouvernement » (p. 393).
Au premier abord, cet ouvrage peut apparaître comme un compte-rendu assez pessimiste des échecs successifs de décennies d’aide internationale. Mais c’est avant tout un recueil d’outils destinés à mettre en place de meilleures politiques, tant pour les chercheurs que pour les décideurs publics. Ils remettent les populations des pays en développement au cœur du processus, en soulignant l’importance capitale d’une bonne compréhension des besoins individuels.
Enfin, ils brisent le mythe construit autour des pays pauvres comme des terres d’opportunités manquées, où un simple investissement permettrait de régler tous les problèmes, en mettant en relief les défauts institutionnels et politiques propres à ces pays. S’il contribue en un sens à dédramatiser le problème de la pauvreté en le rendant plus accessible, cet ouvrage ne sous-estime pas pour autant la réalité des difficultés auxquelles les pauvres font face quotidiennement.
Cet ouvrage a été acclamé de façon quasiment unanime par le milieu académique, mais aussi les institutions actives dans les politiques de développement à l’échelle mondiale. Amartya Sen lui-même l’a décrit comme « Un livre merveilleusement perspicace, écrit par deux chercheurs remarquables, sur la nature réelle de la pauvreté ». Un débat grandissant questionne également l’éthique des expérimentations pratiquées en économie du développement, qui reposent sur l’exclusion arbitraire de certains groupes, pour lesquels la non-mise en place des aides peut avoir des conséquences drastiques. Elles ne permettent de surcroît que de tester certains effets très spécifiques et de façon marginale, sans prise en compte de potentielles hétérogénéités dans la population ni des effets macro-économiques déclenchés par les interventions d’État. Comme le soulignent Angus Deaton et Nancy Cartwright, l’expérience contrôlée permet uniquement de déterminer ce qui marche et non pourquoi certaines interventions sont plus efficaces que d’autres.
Ouvrage recensé
– Repenser la pauvreté, Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2012.
Ouvrages des mêmes auteurs
– Abhijit Vinayak Banerjee (dir.) Making Aid Work, Cambridge (Massachusetts),The MIT Press, 2005– Esther Duflo, Expérience, science et lutte contre la pauvreté, Paris, Fayard, coll. « Sciences Humaines », 2009.
Autres pistes
– Jeffrey D. Sachs, The End Of Poverty: Economic Possibilities for Our Time, New-York (New-York), Penguin Books, 2006.– William Easterly, Le fardeau de l’homme blanc : l’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres, Genève, Markus Haller, 2009.