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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Adam Smith
Quelle est la cause de l’enrichissement des nations ? En voulant répondre à cette question, Adam Smith développe un système à la croisée de l’économie politique et de la philosophie morale. Texte inaugural de l’économie politique, la Richesse des nations est également le point de départ de la pensée économique classique. Cette œuvre monumentale qui a fait la postérité d’Adam Smith est une source inépuisable d’inspirations, de débats et de controverses pour tous les économistes, ce qui en fait un ouvrage incontournable.
Le contexte économique de la publication de La Richesse des nations est celui du début de la révolution industrielle, durant laquelle les nations européennes connaissent une période d’enrichissement. La finalité première de l’ouvrage d’Adam Smith est d’en identifier les causes. Pour le système mercantile, courant de pensée économique alors dominant, cet enrichissement s’explique principalement par l’afflux des métaux précieux provenant des Nouveaux Mondes découverts depuis alors près de trois siècles. Smith pense quant à lui qu’il faut trouver dans la division du travail et dans l’accumulation du capital l’origine de l’enrichissement des nations.
En développant un système qui procède de lois naturelles, Smith inaugure la discipline de l’économie politique, dont les deux objectifs sont selon lui de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante et de fournir à l’État un revenu suffisant pour assurer le service public. Dans la Richesse des nations, Adam Smith aborde tous les thèmes de l’économie politique, notamment la croissance, le capital, les prix ou encore le commerce international.
La division du travail est le principal déterminant de l’enrichissement des nations. Smith prend l’exemple d’une manufacture d’épingles, dans laquelle chaque ouvrier est affecté à une tâche simple. Grâce à cette organisation, l’usine produit près de 50 000 épingles par jour. Si chacun d’eux avait travaillé indépendamment des autres, il n’aurait certainement pas pu produire en une journée une seule épingle. La division du travail est donc à l’origine de la croissance. Trois causes sont à l’origine de ces gains de productivité : la répétition d’une tâche simple permet d’accroître l’habilité de l’ouvrier ; être assigné à une tâche unique permet de ne pas perdre de temps en passant d’une sorte d’ouvrage à une autre ; enfin, la division du travail est à l’origine de l’invention de toutes les machines qui facilitent la tâche de l’ouvrier.
Grâce à la division du travail, chaque ouvrier dispose d’une plus grande quantité de son travail à échanger, et comme les autres sont dans le même cas, il peut échanger une grande quantité de marchandises qu’il a fabriquées contre une grande quantité des leurs, donnant lieu à l’« opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple » (I, 1). Smith )constate également que plus la division du travail est poussée plus elle permet de réduire les inégalités de richesses entre les classes modestes et les classes les plus aisées. Néanmoins, poussée trop loin, la division du travail devient un frein au développement de l’intelligence de l’ouvrier et affaiblit l’activité de son corps.
La division du travail est limitée par l’étendue du marché. Prenons l’exemple d’un petit village replié sur lui-même où un artisan travaille le fer. Celui-ci ne pourrait pas se spécialiser à faire uniquement des clous, car la demande serait trop faible, et il lui serait impossible de débiter toute sa production. Au contraire, dans une grande ville, la demande en clous serait certainement suffisante pour se spécialiser. En d’autres mots, si le marché est trop petit, personne ne sera encouragé à s’adonner entièrement à une seule occupation faute de ne pouvoir écouler tout le surplus de la production.
À l’origine de la division du travail, il y a « certain penchant naturel à tous les hommes (…) à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre » (I, 2). Elle est le résultat d’un comportement naturel et individuel, et non de la planification d’une autorité quelconque. Adam Smith prend l’exemple d’une tribu de chasseurs, dont l’un d’eux est plus habile que les autres à faire des flèches. Il pourra alors en faire sa principale occupation, et échanger une partie de ses flèches contre de la nourriture, à condition qu’en agissant ainsi il obtienne plus de nourriture que s’il était allé chasser lui-même. Comme l’artisan de flèches, chaque individu ne se spécialise que s’il a un intérêt à le faire.
Smith exprime l’idée que chacun est à la recherche de son propre intérêt dans une formule devenue célèbre : « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage » (I, 2). Ainsi, si le boulanger fait du pain, ce n’est pas parce qu’il se soucie de ma faim, mais bien parce qu’il peut en tirer un bénéfice. Ce comportement égoïste est bénéfique à toute la société. L’idée sous-jacente est que l’intérêt général est la somme des intérêts individuels et dès lors, la recherche par chacun de son propre intérêt contribue à l’intérêt de tous. L’individu n’a pas réellement conscience d’agir pour l’intérêt général. Il est comme guidé par une main invisible à agir de la manière la plus profitable à tous, même si cette fin n’entre pas directement dans ses intentions.
La conséquence de l’idée de main invisible est que la meilleure des politiques économiques est de laisser faire les agents. Sauf exception, toute intervention ou planification étatique est inutile car la main invisible coordonne les décisions des individus. C’est un mécanisme d’autorégulation. La pensée d’Adam Smith est donc fondamentalement libérale. Cependant, il distingue trois prérogatives principales que le souverain doit légitimement exercer : la défense nationale, la police intérieure et la justice, et la construction des infrastructures collectivement nécessaires (comme les routes, les ponts etc.) ainsi que l’éducation de la classe laborieuse afin de contrer les effets néfastes de la division accrue du travail sur l’épanouissement de l’ouvrier.
À l’état primitif, dans lequel il n’y a pas de division du travail et où il ne se fait point d’échanges, l’individu pourvoit à l’intégralité de ses besoins. Ainsi, tout ce que produit l’ouvrier lui appartient. En revanche, dans l’état avancé de la société, le produit de son travail subit deux déductions : l’une est due à l’appropriation des terres, l’autre à l’accumulation des capitaux. Lorsque la terre devient propriété privée, celui qui la possède demande une rente, c’est-à-dire un prix à payer pour l’usage de sa terre. La rente constitue une première déduction sur le produit du travail.
D’autre part, poussés par le désir d’améliorer leur sort, les individus épargnent, c’est-à-dire qu’ils réservent une fraction de leur production qu’ils ne consomment pas immédiatement. Si le fonds accumulé devient tel qu’il peut faire vivre son propriétaire sur une longue période, alors ce dernier peut constituer un capital, c’est-à-dire réserver une partie de ce fonds accumulé pour en tirer un revenu. Il faut distinguer le capital circulant, qui ne rapporte un revenu que s’il change de propriétaire (les matières premières, les salaires etc.), du capital fixe qui rapporte un revenu à son maître lorsqu’il reste en sa possession (les machines, les bâtiments etc.).
L’accumulation du capital est un préalable à la division du travail. Il faut en effet qu’un ouvrier dispose d’une avance en salaires et en matériaux pour pouvoir se spécialiser. Le propriétaire du capital qui fournit cette avance demande en contrepartie un profit, c’est-à-dire une part sur la vente de la production qui rémunère le risque qu’il a pris d’avoir engagé ses capitaux. Le profit constitue donc une seconde déduction sur le produit du travail. La division du travail étant source de richesses, alors l’accumulation de capital qui en est le préalable est le véritable moteur de la croissance.
Smith distingue deux significations de la valeur : la valeur d’usage et la valeur d’échange. Par exemple, l’eau a une grande valeur d’usage mais une faible valeur d’échange. À l’inverse, un diamant a une faible valeur d’usage mais peut s’échanger contre une grande quantité de marchandises. L’utilité fonde donc la valeur intrinsèque ou objective d’une marchandise, mais elle n’explique pas sa valeur d’échange.
Le prix réel d’une marchandise (c’est-à-dire sa valeur d’échange) est déterminé par la quantité de travail qui a été nécessaire pour l’obtenir : si la chasse d’un castor demande deux fois plus de travail que la chasse d’un daim, alors un castor vaut deux daims. Cependant, bien que la valeur-travail soit la mesure universelle du prix réel de chaque chose, elle n’est pas commode pour les échanges. La quantité de travail nécessaire peut être difficilement estimable, car il faut prendre en compte la fatigue et l’habileté qu’il a fallu déployer. Il est plus naturel d’estimer la valeur échangeable d’une marchandise par la quantité d’une autre, plutôt que par celle du travail.
Estimer la valeur échangeable d’une marchandise par une autre peut également s’avérer peu pratique. Prenons l’exemple d’un homme qui n’aurait que du bétail à échanger et qui voudrait acheter du sel : il devrait en acquérir pour toute la valeur d’un bœuf, et de plus celui avec qui il fait affaire n’a pas nécessairement besoin d’un bœuf. La monnaie permet de pallier aux inconvénients du troc en présentant trois caractéristiques principales : elle est commune à toutes les marchandises, elle est divisible, et elle est non périssable. Cependant, la valeur de la monnaie elle-même peut varier. En conséquence, le prix nominal, qui mesure la valeur d’une marchandise en unités monétaires, exprime souvent des valeurs fort différentes.
Un marché est un lieu de rencontre entre offreurs et demandeurs qui s’échangent des marchandises moyennant un prix. Le prix de marché est déterminé par la proportion entre l’offre et la demande effective, c’est-à-dire la demande de ceux qui sont disposés à en payer le prix et qui en ont les moyens. Lorsqu’une marchandise est vendue précisément ce qu’elle coûte à celui qui l’apporte sur le marché, elle est vendue à son prix naturel. Ce prix ne dépend donc pas de la demande, mais uniquement du coût de production de la marchandise.
L’offre s’adapte automatiquement à la demande effective. En effet, si l’offre est inférieure à la demande, les demandeurs entreront en concurrence et certains d’entre eux seront prêts à un prix de marché supérieur au prix naturel. Attirés par la perspective de profits importants, de nouveaux producteurs entreront sur le marché en réallouant leurs moyens de production. Par conséquent, l’offre augmentera jusqu’à atteindre le niveau de la demande effective. Inversement, si l’offre est supérieure à la demande effective, les offreurs entreront en concurrence pour écouler leur production et certains d’entre eux accepteront un prix de marché inférieur au prix naturel. Enfin, lorsque l’offre suffit tout juste à combler la demande effective, le prix de marché sera égal au prix naturel, et toute la quantité sera vendue.
Certaines circonstances peuvent néanmoins tenir assez longtemps le prix de marché au-dessus du prix naturel. C’est le cas en situation de monopole c’est-à-dire quand il n’y a qu’un seul offreur sur le marché. N’étant pas menacé par la venue de concurrents, il peut fixer son prix au prix de monopole, c’est-à-dire le plus haut qu’il soit possible de retirer des acheteurs. La libre concurrence est donc souhaitable, car dans la mesure où les producteurs sont libres de réallouer leurs moyens de production pour produire telle ou telle marchandise, le prix de marché gravite autour du prix naturel.
Selon le système mercantile, la richesse d’une nation se définit par la quantité de métaux précieux qu’elle détient, car ils sont utilisés comme monnaie. La politique mercantile prône donc essentiellement deux mesures : favoriser les exportations, car les pays étrangers se délestent de leurs métaux précieux afin d’acquérir les marchandises nationales, et inversement entraver les importations afin d’éviter la sortie des métaux précieux. Dans ce cadre, si deux nations échangent entre elles, celle qui exporte le plus sera gagnante, car elle verra un afflux de métaux au sein de ses frontières. Selon la doctrine mercantiliste, le commerce international est donc un jeu à somme nulle.
Adam Smith est très critique vis-à-vis de ce système. Selon lui, l’erreur fondamentale des mercantilistes est de faire de l’argent et de la richesse des synonymes. Au contraire, Smith considère que la richesse réelle ne se définit pas comme une quantité de monnaie, mais comme « l’ensemble des choses nécessaires et commodes à la vie ». L’argent n’a d’autre fonction que de faire circuler les choses consommables et de favoriser les échanges, comme peut le faire une route par exemple. Selon Smith, la politique d’accumulation des métaux précieux est aussi absurde que de prétendre augmenter la bonne chère d’une famille en l’obligeant à garder chez elle un nombre inutile d’ustensiles de cuisine.
À l’inverse des mercantilistes, Smith ne pense pas que le commerce international soit un jeu à somme nulle. Selon lui, c’est un cas particulier de l’échange interindividuel. Le mécanisme régulateur de la main invisible s’applique, et chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la fabrication des biens pour lesquels il a un avantage absolu, c’est-à-dire les biens qu’il peut produire à un moindre coût que ses voisins. L’ouverture des frontières permet d’étendre le marché ce qui favorise la division internationale du travail. Smith est donc favorable à la libre concurrence internationale. Il est cependant préférable d’encourager la production nationale dans deux cas : s’il s’agit d’un secteur militaire stratégique ou lorsque le produit est chargé d’un impôt au niveau national.
La Richesse des nations est certainement l’ouvrage le plus célèbre d’économie. Cependant, certaines idées développées par Smith restent largement méconnues, et n’ont pas eu la postérité de la main invisible, une expression qui n’est pourtant employée qu’une seule fois dans le texte. À titre d’exemple peut être citée la grande défiance de Smith à l’égard des « gens qui vivent de profits » (I, XI), car selon lui leur intérêt ne coïncide pas avec l’intérêt général, et il estime donc qu’il faut examiner avec « la plus soupçonneuse attention » (I, XI) toute proposition de loi de commerce venant de cette classe. Il est donc intéressant de lire ou de relire la Richesse des nations, car le système de Smith n’est pas sans nuances, nuances bien souvent éludées au profit d’une présentation et d’une interprétation trop simplifiées de sa pensée.
La Richesse des nations est considérée comme le texte inaugural de l’économie politique. C’est aussi le point de départ de l’« école classique », expression employée par Marx afin de s’en démarquer. Smith y développe les idées qui deviendront des piliers de ce courant de pensée ainsi que des néoclassiques : autorégulation des marchés, libre concurrence ou encore limitation de l’intervention de l’État dans la sphère économique. La théorie de la valeur-travail sera reprise par David Ricardo et par Karl Marx, mais abandonnée par l’école néoclassique. Dans le domaine monétaire, Smith sera le précurseur de la théorie quantitative de la monnaie, selon laquelle la monnaie détermine le niveau général des prix, mais n’influence pas l’économie réelle.
Son analyse sur les bienfaits du commerce international sera retenue, mais son modèle des avantages absolus sera dépassé par celui des avantages comparatifs de Ricardo. Enfin, le mécanisme régulateur de la main invisible cristallisera l’opposition entre les partisans du libéralisme économique et ses détracteurs : les premiers y verront le garant du fonctionnement efficace des marchés, tandis que pour les seconds, la main invisible ou du moins l’interprétation qui en sera faite par les successeurs de Smith s’apparenterait plutôt à une loi du plus fort qui ne permettrait pas de résoudre les imperfections des marchés.
Ouvrage recensé– Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1995.
Du même auteur– La théorie des sentiments moraux (1759)– Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)
Ouvrages sur Adam Smith– Michael Goodwin et Dan Bur, Economix, Les Arènes BD, 2013– Jean-Daniel Boyer, Comprendre Adam Smith, Armand Colin, 2011