Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Adam Tooze
Quel est le point commun entre les logements détruits à Détroit, et le score du Rassemblement national ? En analysant, sur un temps long, les événements survenus en Europe, mais aussi en Chine ou au Brésil, Adam Tooze montre que les bouleversements de ces dernières années plongent leurs racines dans la crise des subprimes aux États-Unis : crise la plus grave que le monde ait connu depuis la fin de la Guerre froide. Car toutes les régions du monde ont été victimes des prêts toxiques et de leurs dégâts collatéraux. La faillite de Lehman Brothers en 2008 n’a pas seulement plongé la Grèce dans le chaos, elle a aussi servi de tremplin à Donald Trump.
Si la crise de 2008 a entraîné une intervention publique sans équivalent dans l’histoire du capitalisme, elle n’est pas née ex nihilo. En 2006, plusieurs économistes avaient tiré la sonnette d’alarme face au double déficit américain, budgétaire et commercial.
Le premier a été créé par le gouvernement Bush, sous le double effet des réductions fiscales, obsession des Républicains, et de l’explosion des dépenses militaires. Les interventions en Irak et en Afghanistan ont coûté de 904 à 3 000 milliards de dollars (M$), selon que l’estimation est officielle ou officieuse, et elles ont d’abord été financées par l’achat d’obligations à l’étranger, ce qui a rendu le pays d’autant plus vulnérable. Mais la détention massive de dollars en dehors des États-Unis est une tendance lourde, conséquence d’un important déficit commercial. De 2000 à 2009, l’excédent chinois vis-à-vis de l’Amérique est ainsi passé de 83 à 227 M$. Pour investir tous ces fonds, quel meilleur support que les bons du Trésor américain, valeur fiable par excellence ?
Le dollar est ainsi au cœur des échanges internationaux. Le réseau des monnaies liées au dollar représente d’ailleurs « 65 % de l’économie mondiale » (p. 51). Cette situation découle de l’abolition, en 1971, du système de Bretton Woods, qui imposait jusqu’alors une parité entre la monnaie et l’étalon-or. Elle signifie également que les décisions budgétaires liées au dollar sont tributaires du Congrès, comme l’explique Adam Tooze, lorsqu’il détaille le programme sauvetage américain, dont le plan de relance du démocrate Obama, « mesure la plus colossale de l’histoire américaine » (p. 316). Le Congrès républicain provoque alors un shutdown, en refusant une rallonge au gouvernement fédéral, qui atteint la limite d’endettement autorisée, soit 14 300 M$. En clair : l’État n’a plus les moyens de payer.
La dette américaine n’est pourtant pas la bombe qui a explosé en premier. Comme l’indique l’auteur, l’inflation issue de Bretton Woods a été contenue par la hausse des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale des États-Unis (FED) : 21 % en 1981 ! Si le chômage a grimpé en flèche, les prix ont été contenus, sauf pour les actions et l’immobilier. De 1996 à 2006, le prix des logements double.
La baisse des taux d’intérêt, consécutive aux attentats du 11 septembre 2001, dope le marché : 1 000 M$ de nouveaux prêts immobiliers sont enregistrés, 3 800 M$ en 2003, ce qui suscite une offre de prêts hypothécaires « non traditionnels » (70 % des prêts en 2006) : les subprimes, et une ingénierie financière qui aboutit à une notation AAA pour les produits adossés aux prêts, les MBS (mortgage-backed-securities). C’est la rencontre entre des fonds considérables à la recherche d’actifs sûrs et cette notation jugée scandaleuse qui explique le succès des MBS. Auprès des institutionnels (fonds de pension, caisses d’assurance,etc.) comme des banques d’affaires.
En 2007, à la veille de la crise, les MBS représentent 1 300 M$ ; les banques les financent en émettant des billets de trésorerie adossés à des actifs. Les titres liés aux subprimes, y compris les plus douteux, deviennent ainsi l’instrument principal du financement à court terme (moins de 3 mois) sur le marché monétaire. Le flux des échanges est même supérieur à celui des bons du Trésor. Même si l’analyse d’Adam Tooze est plus fouillée et plus technique, on voit clairement la faille.
Passant de 6-8 % à 10-15 %, le prêt à taux variable (prisé aux États-Unis) provoque une vague de défauts de paiement, en particulier chez les acheteurs modestes démarchés pour accéder à un prêt jusqu’alors hors de leur portée. L’explosion n’est plus qu’une question de temps. D’autant que les titres « toxiques » contaminent les banques du monde entier, notamment européennes, comme l’indique la cartographie nord-atlantique du marché financier. Les échanges sont donc deux fois plus importants entre les États-Unis et l’Europe qu’entre l’Europe et la Chine. On mesure d’autant mieux le degré d’exposition des banques européennes, qu’elles interviennent aux États-Unis avec un ratio d’endettement plus important que leurs homologues locales.
Ce n’est pas un hasard si une bulle immobilière s’est créée dans plusieurs pays européens, avec un effet dévastateur en Irlande, en Espagne ou en Grande-Bretagne. Si une des premières faillites recensées en 2008 est celle Northern Rock, un organisme de prêt hypothécaire britannique, popularisé par les épargnants faisant la queue. Les banques européennes sont en effet actives sur le marché américain, et même offensives. En termes d’actifs, le podium mondial est d’ailleurs occupé par trois banques européennes : RBS, Deutsche Bank et BNP Associés, dont le bilan représente 17 % du PIB mondial.
Les Américains ont d’ailleurs soutenu les banques du vieux Continent en injectant directement ou indirectement (via des swaps vers la banque centrale européenne ou BCE) des liquidités qui se chiffrent en milliards de dollars. Sur le plan financier, c’est logique : alors qu’elles empruntent en dollars pour générer leurs produits financiers, les banques d’affaires européennes ne peuvent pas créer de dollars. Les banques centrales n’ont pas assez de réserves pour les alimenter. Et les finances publiques sont fortement sollicitées. Le 13 octobre 2008, dans l’urgence, l’Allemagne accorde ainsi une garantie de 400 milliards d’euros, les Pays-Bas accordent 200 milliards, la France 320 milliards, etc.
S’il n’y a pas eu de crise monétaire euro/dollar, c’est bien parce que, à l’image des Américains, les Européens ont profité des décisions de la FED, qui pouvait craindre que leurs partenaires bradent in fine leurs portefeuilles en dollars.
Quelques années plus tard, les Européens bénéficieront d’une autre intervention américaine, qui permettra de mettre fin à l’un « des pires cas d’autodestruction économique de notre histoire » (p. 32). L’auteur vise ici les « choix politiques obstinés » des Européens confrontés à la « crise de la zone euro » à partir de 2011, en particulier les positions allemandes.
À l’origine du nouveau tsunami : la Grèce. Entre 2009 et 2012, la dette du pays, passe de 300 à 350 milliards d’euros sous l’effet de la crise des subprimes. Le pays, qui avait emprunté en euros. ne peut plus honorer ses engagements. Adam Tooze s’attarde sur le « sauvetage » grec, et donne des détails souvent méconnus. Comme l’existence d’un plan Z, portant sur la sortie de la Grèce de la zone euro. Élaboré en 2012, alors que les gouvernements avaient engagé 130 milliards d’euros, les Allemands considéraient qu’un Grexit pouvait être un moindre mal.
Derrière la Grèce, il s’agissait de sauver la monnaie unique, car la contagion frappait aux portes d’autres États fragiles : l’Irlande et le Portugal, mais aussi l’Italie, l’Espagne, et pourquoi pas la France ?
La chancelière allemande finit par faire des concessions, de crainte de briser l’Europe. Mais l’économie grecque s’effondre. À la suite des mesures imposées au pays, le PIB s’écroule, le chômage explose (25 %). Hors inflation, la restructuration imposée en 2012 est « plus sévère que le défaut de la Russie après la Révolution », signale l’auteur (p. 476).
La Grèce n’est pas le seul pays exsangue. Adam Tooze cite aussi les Pays baltes, qui ont fait le choix douloureux de rester arrimés à l’Europe. Plus généralement, il fait le lien entre la crise des subprimes et la crise de l’euro, même si la première porte sur un endettement du secteur privé, et la seconde sur les dettes souveraines, c’est-à-dire l’endettement des États. Car toutes deux reposent sur la même fragilité : une dépendance vis-à-vis des ressources monétaires à court terme.
Un point d’autant plus important que l’Europe ne dispose pas d’un budget propre. Faute d’une union politique, faute d’une union bancaire, son sort est lié à des décisions intergouvernementales, donc à des rapports de force politiques dans chaque pays. L’entêtement des Allemands, hostiles à toute mutualisation de la dette (sous forme d’euro-obligations de la BCE, par exemple), doit ainsi être rapproché des coûts de la réunification, jugés déjà suffisants élevés dans certains Länder.
Des pays comme l’Irlande se sont d’ailleurs endettés jusqu’au cou à cause des subprimes. En 2008, les bilans des banques représentaient 700 % du PIB national. L’État irlandais avait pourtant offert 440 M$ de garanties. Ce qui entraînera sa faillite lors de crise de l’euro.Du dollar à l’euro, « le fil conducteur a été la fragilité des bilans bancaires en Europe », résume Adam Tooze. La combinaison des deux crises serait l’un des moments les plus importants de l’histoire économique européenne depuis 1945.
Dans le secteur privé, outre l’injection de liquidités, les sauvetages de 2008 avaient consisté à déprécier les pertes, à recapitaliser avec des fonds publics, à garantir l’emprunt privé, et à conclure des accords avec d’autres banques. Mais contrairement aux banques américaines, les banques européennes n’ont pas profité des injections de dollars pour se recapitaliser. Et se mettre ainsi à l’abri de nouveaux chocs.
Au second semestre 2008, les flux de capitaux entre pays riches passent de 17 000 milliards à … 1 500. L’onde de choc atteint le monde entier : faute de moyens de paiement, les économies sont paralysées. Parmi les pays passés en revue par l’auteur (Indonésie, Mexique, Thaïlande, Brésil…), on peut citer la Zambie. Les échanges de ce pays sont modestes, mais « pour l’investisseur en quête de bons rendements, plus les titres sont exotiques, mieux c’est » (p. 527).
La dette menace ainsi la souveraineté d’un pays. Y compris un pays que la théorie économique cite en exemple, car il est exportateur, et engrange des devises. C’est le cas de la Corée du Sud, et plus encore de Russie, où les problèmes du dollar ont conduit à la fois à une menace de dévaluation et à une baisse des cours du pétrole, premier revenu tiré des exportations (20 % du PIB). Les entreprises cumulant 540 M$ de dettes extérieures, ce qui correspondait aux réserves officielles de la Russie, seules des interventions autoritaires du pouvoir russe ont pu éviter des faillites en cascade. Est-ce une victoire de façade ? La crise a montré que la Russie était vulnérable, et qu’elle n’avait pas de stratégie à long terme.
Les sanctions qui frappent le pays de Poutine après son intervention en Ukraine s’appuient d’ailleurs sur cette vulnérabilité. En particulier la troisième vague de sanctions. Le rouble dévisse, entraînant un « mardi noir » à la bourse. En une semaine, des clients paniqués retirent 20 M$ à la Sberbank (dont 50 % des actions négociables sont détenues par des Américains...). De grandes entreprises sont en cessation de paiement. La banque centrale puise dans ses réserves, mais jusqu’où peut-elle aller ? Le bras de fer est désormais politique. Et il aggrave la situation des pays voisins. Le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, et la Biélorussie sont particulièrement touchés : leurs devises sont dévaluées de 50 % face au dollar.
En Ukraine, épicentre du séisme, où l’offre financière de l’UE avait entraîné la remise en cause de l’accord signé avec les Européens, le FMI met en place un renflouement d’urgence. Le pays doit restructurer sa dette, alors qu’il est en guerre ! Le PIB continue sa chute vertigineuse. « La crise qui avait menacé la sphère postsoviétique en 2008 a bien eu lieu », résume l’auteur (p. 565).
C’est donc logiquement qu’Adam Tooze examine les conséquences géopolitiques de la crise de 2008. En Chine, où les échanges extérieurs subissent une violente contraction, le Parti communiste a dû tenir compte des millions de migrants et d’étudiants diplômés qui ne trouvaient plus de travail. La prospérité promise au peuple était hypothéquée. Chinois et Américains avaient toutefois intérêt à collaborer. Pour la Chine, entasser des dollars, c’était retarder la réévaluation du yuan. Pékin n’a donc pas donné suite à la proposition de Moscou visant à déstabiliser Washington en inondant le pays de dollars. Mais en sera-t-il toujours ainsi ?
« La crise économique et financière, qui a fait rage de 2007 à 2012, s’est transformée en une crise politique et géopolitique globale de l’ordre qui était issu de la Guerre froide » (p. 37). Elle a également créé des fractures dans les pays ravagés par la récession. Sauf à Wall Street, où en pleine panique, les financiers se sont accordés des bonus colossaux.
La main du marché est désormais bien visible. En raison des taux de chômage en Europe, « la moitié d’une génération a raté son entrée dans la vie active » (p. 420). La récession en Grande-Bretagne a suscité une hostilité envers l’UE. Hostilité instrumentalisée qui a finalement conduit au Brexit. Un peu partout, le rejet des contraintes imposées, le manque de perspectives, l’insécurité économique et l’amertume ont conduit à une recrudescence des mouvements d’extrême droite, des nationalismes et des populismes. Trump en est le dernier avatar.
Le monde peut-il être régi par les marchés ? Les 500 premières sociétés d’actifs gèrent un portefeuille de 70 000 milliards de dollars. En réaffecter 1 % suffit « pour inonder ou affamer les marchés émergents ». Mais que se passerait-il si l’argent affluait de nouveau vers les États-Unis ? Cette interrogation et bien d’autres poussent l’auteur à examiner le contrôle du secteur bancaire, et la gouvernance du dollar.
L’Europe, où certains politiques sont passés par la banque Goldman Sachs, est particulièrement concernée par ce questionnement démocratique. Bien que rejeté par les Français et les Hollandais, le traité de Lisbonne (qui barre la route à une mutualisation de la dette) a été ratifié en 2015. Comme l’expliquait alors le ministre allemand de l’économie à son collègue Varoufakis, il est « impossible de laisser des élections influencer la politique économique ». Un aspect méconnu, mais essentiel du « sauvetage de l’euro ».
Desservi par des coquilles, des graphiques parfois peu lisibles, et un glossaire des acronymes qui gagnerait à être étoffé, ce livre est une analyse majeure et courageuse de la crise de 2008 et de ses conséquences. Évitant le piège d’une synthèse réductrice, l’auteur consacre 700 pages à un examen détaillé des faits, des déclarations et des données de dix années de tourmente bancaire et politique. Il donne une consistance aux flux financiers qui irriguent la planète, à leurs mécanismes et à leur impact. Le propos est parfois technique, mais Adam Tooze est pédagogue.
Et son éclairage bénéficie de son ancrage des deux côtés de l’Atlantique. Son gros livre ne relève donc ni d’une « ’histoire des faits » ni d’une « histoire des idées » économiques, même s’il en a les ingrédients. Il s’apparente plutôt aux confidences d’un sismographe qui aurait enregistré un tremblement de terre et le restituerait finement.
Ouvrage recensé– Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
Du même auteur– Le salaire de la destruction : Formation et ruine de l'économie nazie, Les Belles Lettres, 2012.– Le Déluge : 1916-1931: Un nouvel ordre mondial, Les Belles Lettres, 2015