Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Adrien Candiard
Dès le titre, Adrien Candiard donne le ton du propos qui va suivre : Comprendre l’islam, ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien. Saisissant à bras le corps les questionnements d’un Occident inquiet des mutations actuelles de cette troisième religion du Livre, l’auteur en propose une vision rafraîchissante car soucieuse des nuances.
L’Europe, secouée de violences terroristes et inquiète des bruits qui lui parviennent des pays arabes, est aujourd’hui profondément traversée de multiples interrogations quant à cet islam dont ses attaquants se revendiquent. Dans le même temps, les communautés musulmanes occidentales luttent pour défendre une image plus apaisée de leur religion, sous l’œil méfiant des polémistes. Qui croire ? Qui dispose du monopole légitime de l’orthodoxie musulmane ? En réalité, personne, clame Adrien Candiard. À contre-courant de bien des spécialistes de ce domaine, le dominicain prône une approche prudente et soucieuse de la complexité de l’islam.
Réponse hardie, qui constitue la thèse principale de ce petit ouvrage : loin d’être une structure monolithique et unifiée, la religion musulmane présente plusieurs visages et c’est justement cette irréductibilité à un dogme dominant qui fait toute sa richesse et sa singularité. Il n’y a pas UN islam, ni une mosaïque de croyances. Mais encore faut-il être capable d’identifier nos réflexes occidentaux en matière d’approche religieuse.
Ni monolithique, ni inexistant, l’islam présente bien au contraire une complexité qu’Adrien Candiard cherche à dévoiler, en commençant par débusquer la propension occidentale à essentialiser l’islam. Vu comme source de bien des déséquilibres contemporains, le monothéisme musulman est considéré comme un bloc indissociable de dogmes et croyances ambigus : la preuve en est que, pour la majorité, l’islam est avant tout arabe.
C’est oublier que le premier pays musulman au monde, l’Indonésie, n’est pas au Moyen-Orient et que la population musulmane du Proche-Orient ne peut rivaliser en nombre avec celle des communautés musulmanes asiatiques, pourtant minoritaires dans leur propre pays.
Dès lors, l’auteur explique que le concept de « jihad » (guerre sainte) revêt des significations tout à fait différentes selon la communauté qui s’en revendique : véritable offensive armée contre tout hérétique ou mauvais croyant pour les salafistes, devoir communautaire mené par un chef politique pour les sunnites traditionnels ou combat intérieur contre ses propres penchants pour les soufis. Toutes sunnites, ces trois branches ont des interprétations divergentes d’un concept néanmoins central.
Le Coran lui-même ne peut fournir de terreau à une éventuelle unité musulmane, tant son interprétation est difficile – il suffit de s’y plonger pour constater ses propos sibyllins – et vaste ; chacun peut y trouver une sourate susceptible de justifier son action. Quant aux hadiths, compilation des actes et propos du prophète, leur véracité ne fait pas toujours consensus.
Et que dire de la charia ? On entend par ce terme la « loi islamique », non comme véritable code législatif défini mais comme loi générale, étalon de la conduite du musulman : là encore, la conscience européenne y voit des prescriptions religieuses incompatibles avec la participation politique, là où les croyants musulmans y lisent davantage l’esprit d’un comportement soucieux de justice et de moralité. La charia permet donc une liberté d’application quelque peu dérangeante : comment comprendre que l’Arabie Saoudite revendique son utilisation fidèle, alors que les musulmans européens en défendent le caractère tolérant vis-à-vis de la démocratie ?
Que faire alors d’une pareille complexité ? Pour l’auteur, il faut se laisser déranger par cette réalité aux antipodes de la conception religieuse chrétienne qui irrigue la culture européenne.
L’islam – Adrien Candiard y tient – existe néanmoins comme monothéisme véritable, avant d’être un argument de lutte politique ou de revendication territoriale. La diversité de ses courants ne gomme pas l’unité de la révélation du Prophète, l’importance des textes sacrés, les croyances et pratiques partagées. Bien plus, le fait même que les différentes branches de l’islam se disputent le monopole de la croyance légitime prouve ce désir d’unification religieuse inexistante aujourd’hui. Sunnites, chiites, ismaéliens, salafistes ou encore Frères musulmans partagent tous la même foi en l’Envoyé d’Allah.
On pourrait disserter longuement sur l’histoire des chiites jugés dissidents, qui représentent pourtant près de 15 % des musulmans aujourd’hui : branche de l’islam née de la Grande Discorde (mi VIIe siècle), le chiisme est en effet considéré selon les sunnites comme quasi-hérétique, à la marge voire parfaitement exclu de l’islam. Ce sont justement des conceptions comme celles-ci qu’Adrien Candiard cherche à expliquer : selon lui, les chiites ne sont ni plus ni moins que des musulmans, comme les sunnites. Leur irréductibilité constitue le cœur de l’énigme musulmane du point de vue occidental. On pourrait s'étendre également sur les multiples écoles juridiques du sunnisme triomphant, mais c’est l’un des visages contemporains de l’islam qui concentre plus spécifiquement l’attention de l’auteur : le salafisme. Née au tournant du XXe siècle, cette tendance musulmane s’appuie sur la volonté d’un retour au véritable islam, celui des ancêtres (salaf-s), purifié d’une modernité aliénante et de superstitions méprisables. Dans l’imaginaire européen, le salafisme fait frémir et représente tout ce que l’islam a de plus violent et intolérant. Or la tendance salafiste, bien que radicale, prône avant tout une attitude quiétiste, en retrait des tribulations politiques et sociales.
Mais, dans le même temps, c’est cette même vision de l’islam qui a nourri les dérives terroristes dont notre époque a été meurtrie. Le terrorisme naît donc d’une lecture salafiste activiste et non d’un islamisme politique – comme celui en vigueur en Arabie Saoudite – discrédité aux yeux de bien des musulmans car en perpétuel porte-à-faux entre l’Occident et la loi islamique. Adrien Candiard explique le succès du salafisme par le fait qu’il n’a pas compromis l’islam radical dans des négociations corrosives avec les pouvoirs occidentaux jugés hérétiques ; bien plus, loin des difficultés du sunnisme traditionnel à répondre aux interrogations de la modernité, le salafisme prône une attitude claire : toute innovation est blâmable ; point d’adaptation sans corruption.
L’exemple du salafisme souligne donc l’extrême diversité des tendances musulmanes, toutes pourtant parties intégrantes de l’islam.
L’auteur présente enfin ouvrage quelques pistes de réflexion en lien avec des questionnements des Occidentaux sur l’islam.S’attaquant à l’idée selon laquelle l’islam serait incompatible avec la démocratie, Adrien Candiard rappelle que si les ulémas sont – pour les sunnites – la source du droit, ils ne disposent en aucune façon du pouvoir d’application de celui-ci : ils définissent le corpus législatif, en accord avec les principes religieux, mais ne sont pas chargés de l’appliquer ; par conséquent, une partie de la vie politique ne dépend pas de l’idée religieuse, ce qui ménage une marge d’existence à la démocratie musulmane.
L’auteur débusque aussi les soubassements de la critique commune de l’impossibilité de l’interprétation du Coran : selon lui, pareille vision s’explique par la culture occidentale, qui pense le rapport aux textes sacrés d’un point de vue chrétien. Déboutant le mythe de la suspension de l’interprétation coranique à la fin du Moyen Âge, le dominicain rappelle qu’il s’agissait avant tout de fournir une stabilité juridique aux communautés musulmanes, non d’interdire la lecture mesurée du Coran.
Par ailleurs, tout Occidental doit garder à l’esprit que le Livre Saint des musulmans n’a pas le même statut que la Bible pour les chrétiens : les premiers croient profondément en la nature révélée du Coran. Le texte arabe EST la parole d’Allah, c’est-à-dire que le mot lui-même incarne Allah en personne et possède un caractère sacré, tandis que chez les chrétiens, si la Bible rapporte aussi la parole divine, celle-ci a été transmise par des témoins humains et par le biais d’une langue profane.
Enfin, non sans provocation, Adrien Candiard bat en brèche l’idée d’un islam irrationnel, fruit d’une méconnaissance de l’histoire musulmane et de l’utilisation malvenue de concepts européens. Aux yeux des Occidentaux et depuis les Lumières, raison rime avec tolérance. En exégèse religieuse, la méthode dite rationaliste appliquée aux textes sacrés découle d’une nécessaire reconnaissance du bien-fondé de l’utilisation de la raison dans la compréhension de la foi. Le texte, pour un croyant, reste central mais le sens lui, peut surgir d’une interprétation rationnelle, c’est-à-dire critique, antisuperstitieuse et soucieuse de cohérence.
Or l’expérience mutazilite en islam a démontré exactement l’inverse : cette école de théologie musulmane apparue au VIIIe siècle prônait une attitude extrêmement rationaliste envers l’interprétation coranique, loin du littéralisme classique, et justifia une répression sanglante contre ses opposants ; le rationalisme à outrance a laissé en islam la marque indélébile d’une expérience totalitaire. Refuser de rationaliser l’ensemble du Coran n’est donc pas synonyme d’idiotie butée, mais de respect du divin. La raison humaine, considérée comme limitée et dogmatique car émanant de l’esprit étroit de l’homme, ne peut être l’unique norme du droit et de la foi : l’attitude seule de l’homme réfléchissant ne peut en aucun cas suffire à embrasser l’idée d’Allah.
Finalement, par le désir de mettre un peu d’ordre dans les discours foisonnants mais contradictoires de l’Occident sur l’islam, Adrien Candiard dépoussière l’arrière-fond culturel européen, qui explique bien des erreurs de compréhension de cette religion si complexe.
Il semble qu’il faille retenir cette humilité requise pour aborder la richesse débordante de l’islam : ni unique, ni simple prétexte à n’importe quelle déviance politique, il représente un monothéisme singulier dont aucune branche ne peut prétendre au monopole du sens et de l’action légitimes.
Relevant le défi de parler simplement de l’islam, Adrien Candiard parvient à désamorcer les crispations et les passions par l’usage d’un ton simple et désireux de vulgariser l’invulgarisable : la thèse qu’il défend ne manque pas de courage au regard des débats violents qui animent nos sociétés occidentales. Le salafisme n’est ni un faux islam, ni le seul véritable, mais rien de plus qu’une tendance de celui-ci, qui coexiste – et c’est là tout le mystère – avec bien d’autres branches.
Si l’auteur renonce à traiter de manière exhaustive de la religion musulmane, il présente une approche singulière et accessible, préparant le terrain à des lectures complémentaires plus détaillées.
Par ailleurs, l’attention constante aux définitions et à l’historicisation des théories politico-religieuses fournit d’excellentes pistes de définitions, loin des raccourcis dangereux et omniprésents dans le débat public.
Ouvrage recensé– Comprendre l’islam, ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien, Paris, Flammarion, 2016.
Du même auteur– L'Anomalie Berlusconi, Paris, Flammarion, 2003 (ISBN 978-2082102896).– En finir avec la tolérance ? : différences religieuses et rêve andalou, Paris, Presses universitaires de France, 2014 (ISBN 978-2-13-063055-5).– Veilleur, où en est la nuit ? : petit traité de l’espérance à l’usage des contemporains, Paris, Éditions du Cerf, 2016 (ISBN 978-2-204-10910-9).– Comprendre l'islam (ou plutôt : pourquoi on n'y comprend rien), Paris, Flammarion, 2016 (ISBN 978-2-08-138658-7).– Quand tu étais sous le figuier... : propos intempestifs sur la vie chrétienne, Paris, Cerf, 2017 (ISBN 9782204121057).– Pierre et Mohamed, Paris, Tallandier, Cerf, 2018 (ISBN 9791021031180)– À Philémon. Réflexions sur la liberté chrétienne, Paris, Cerf, 2019.
Autres pistes– Mohammad-Ali AMIR-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî?isme ?, Paris, Fayard, 2004.– Pascal Buresi (dir.), Histoire de l’Islam (XIXe-XXe siècle), Paris, Armand Colin, 2017.– Olivier Carré et Gérard Michaud, Les Frères musulmans, Paris, Gallimard, 1983.– Eric Geoffroy, Le Soufisme, Paris, Eyrolles, « Pratique », 2013.– Henri Lauziere, The Making of Salafism: Islamic Reform in the Twentieth Century, New York, Columbia University Press, 2016.– Sabrina Mervin, Histoire de l’islam. Fondements et doctrines, Paris, Flammarion, 2000.– Alexandre Popovic et Gilles Veinstein (dir.), Les Voies d’Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, Paris, Fayard, 1996.