Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Adrien Rivierre
L’histoire de l’humanité est marquée par la capacité de l’homme à raconter. Quel que soit le lieu, quelle que soit l’époque, les hommes ont entendu et raconté des histoires. Car les récits – des mythes antiques aux contes pour enfants en passant par l’économie et la politique – jouent un rôle fondateur pour l’être humain. Dans la lignée de ses écrits sur la prise de parole, Adrien Rivierre livre ici le fruit de ses recherches multidisciplinaires sur l’art de raconter à travers l’histoire de l’humanité.
L’art du récit, très répandu et valorisé dans les pays anglo-saxons, est au contraire souvent mal vu dans l’Hexagone, car perçu comme un outil de manipulation.
Pourtant, de tout temps, l’homme a utilisé les histoires pour apprendre à mieux se connaître, porter et transmettre une mémoire commune, s’éduquer, encadrer les sociétés, créer des liens entre les personnes, appréhender le monde, mieux se comprendre et même guérir. Chaque récit raconté repose sur le même socle : personnages attachants, cruels opposants, obstacles à surmonter, rebondissements, émotions fortes, évolution du héros, ou encore transmission d’un message.
De nombreuses découvertes scientifiques montrent à quel point raconter est indissociable de l’homme, mais aussi que l’art narratif n’est pas figé et qu’il a su évoluer et s’enrichir au fil des siècles, des changements sociétaux et des avancées techniques.
On a longtemps cru que la capacité à raconter était la conséquence de facultés d’abstraction et de symbolisation permises par le volume plus important du cerveau d’Homo Sapiens. Or des peintures rupestres découvertes en 2018 ont révélé que Néandertal pouvait lui aussi mobiliser une intelligence symbolique ? capacité lui ayant permis de produire des images mentales d’objets absents, mais aussi de développer les premières formes de langage.
Si l’apparition de l’écriture, en 3300 avant J.-C., répondait à des besoins utilitaires, la première œuvre de fiction écrite, L’Épopée de Gilgamesh, a été produite à peine un siècle plus tard, ce qui est signifiant. À la lumière des connaissances scientifiques d’aujourd’hui, langage et récit apparaissent comme indissociables. Car la fiction est essentielle : elle participe à la survie de l’espèce.
Comme le rappelle l’historien Y. N. Harari, Homo Sapiens s’est imposé comme l’espèce dominante par sa capacité à coopérer et à mettre en place des organisations à grande échelle. Un phénomène rendu possible par la transmission de récits. Le cerveau humain, cette machine extrêmement complexe, fonctionne dans un seul et unique but : la survie. Les mythes font leur apparition bien avant l’écriture, se transmettant oralement. Ils racontent les origines de l’homme et se proposent d’expliciter le monde en se dotant d’éléments imaginaires fascinants et marquants : dieux, héros, guerres, amours, jalousies, violence… Les récits permettent ainsi aux hommes de fédérer leurs communautés et d’y maintenir durablement un équilibre, de coopérer sous l’égide de codes communs, d’éviter de reproduire les erreurs du passé, de se transmettre des connaissances, d’anticiper le futur. Or, non seulement les récits n’ont pas disparu, mais ils ne cessent de prospérer et de se multiplier, signe de leur caractère indispensable.
Ils sont donc un vecteur de l’évolution, la preuve que l’homme est un animal social, mais aussi le ciment des sociétés humaines. Ils donnent un cadre à la pensée d’une communauté, car le réel et la fiction sont intimement liés. Par exemple, la cohésion d’un groupe se fait naturellement grâce à la figure du bouc émissaire, un seul individu contre lequel se dirige la haine de tous.
Grâce aux récits dans lesquels un héros mythique meurt pour avoir transgressé un interdit, les groupes n’ont plus besoin d’avoir continuellement recours à un bouc émissaire pour maintenir leur unité. Par ailleurs, il est arrivé que certains récits aient une influence directe sur le cours de l’histoire (par exemple, La Case de l’oncle Tom d’H. Beecher Stowe est reconnu pour avoir joué un rôle majeur dans le déclenchement de la guerre de Sécession). Fiction et Réalité peuvent parfois s’imbriquer si étroitement que l’on ne peut plus les différencier et que l’une influence l’autre par le biais de notre imaginaire et de nos actions. Une fiction peut avoir des conséquences bien réelles.
Ainsi, un récits est indissociable de la vie en société, il appartient à ce que Marcel Mauss appelait un « fait social total ».
Le mythologue J. Campbell a étudié plusieurs centaines de récits avant de conclure en 1949 à l’existence d’un « monomythe », d’une trame unique. Selon lui, toutes les histoires, malgré leur diversité apparente, répondent au même schéma en termes de structure, de thème et d’émotions transmises – un schéma invisible pour le récepteur, mais crucial pour le conteur. « On peut envisager une histoire comme l’explicitation d’une série d’enchaînements : comment ce qui arrive dans un univers donné a des conséquences sur une personne qui essaie de venir à bout d’un objectif difficile et comment cette personne change en conséquence » (p. 45).
J. Campbell définit ainsi plusieurs étapes successives incontournables dans le cheminement du héros, et exprime l’idée que tous les grands mythes ne font que raconter la même histoire, ne se différenciant que par de discrètes variations. Ces étapes sont mises en œuvre au sein d’un récit de nature binaire (tout y fonctionne par paire ou par opposition) répondant au fonctionnement du cerveau humain, à notre structure psychologique et à notre appréhension cognitive du monde, en recherche perpétuelle de logique et de structure.
Par ailleurs, il est intéressant de souligner que la transmission des connaissances a joué un rôle majeur dans l’évolution humaine, car ils favorisent les mécanismes de la compréhension, de la mémoire, de la restitution et de la transmission. La scientifique D. Moorman a montré que l’utilisation de récits garantissait une meilleure mémorisation des informations, mais aussi que cela créait un lien entre les membres d’un groupe via la production d’ocytocine.
A. Rivierre défend l’idée qu’aujourd’hui, face aux avancées scientifiques, aux mutations du monde du travail et au développement des nouvelles technologies, cette propriété est devenue essentielle. Structuration des connaissances ou des expériences, liens de causalité, grille d’analyse, recherche de solution ou encore mobilisation de l’intelligence sociale : le récit a la capacité de solliciter notre curiosité (jeu de questions-réponses, éléments inattendus, cliffhangers…) pour nous engager voire nous pousser à l’action, mais aussi de mieux comprendre le monde en le rendant à la fois « plus intense et plus intime » (p. 68).
Les récits perçus comme les plus captivants peuvent nous engager émotionnellement en détaillant ce que ressentent les personnages, au moyen de représentations concrètes et imagées favorisant l’empathie (car sollicitant nos neurones miroir). C’est pourquoi les histoires ont un tel impact physique et émotionnel sur nous. Pour les hommes de la préhistoire, il est devenu possible d’acquérir la connaissance de certains dangers de manière efficace et sécurisée en vivant par procuration des expériences, par exemple au moyen de récits de chasse ayant mal tourné – sachant que le groupe bénéficie toujours de la relation empathique et du lien de confiance.
En transmettant des émotions (par exemple pour la chasse, la peur), le récepteur de l’histoire ressent une empathie qui favorise et dirige son action. Toutefois, pour que cet effet ait lieu et que l’apprentissage se fasse, le récit doit comporter deux éléments : la tension et l’engagement (à la fois émotionnel et intellectuel).
Les récits influencent notre rapport au monde. Dans la vie quotidienne, l’intelligence analytique cohabite avec l’intelligence narrative pour créer du sens à partir des informations que l’on reçoit. Si l’une d’elles est manquante, le cerveau préfère inventer un récit permettant de leur donner une cohérence plutôt que de rester dans l’ignorance.
De plus, les émotions et la subjectivité (éducation, culture, religion, histoire personnelle, valeurs…) jouent un rôle très important dans notre capacité à inventer des histoires. « La réalité factuelle et les récits évoluent ensemble. Il est bon de le savoir, car nous avons tendance à nous imaginer que beaucoup de nos décisions reposent sur des raisonnements logiques incontestables alors qu’une partie non négligeable provient de notre capacité à mettre le réel en récit – c’est-à-dire à intégrer des éléments plus subjectifs » (p. 91).
Les récits, vecteurs d’apprentissage et de mémorisation, sont également un moyen d’apprendre à se connaître soi-même. Chaque personne mobilise ou invente spontanément des histoires façonnées par sa subjectivité propre, et ces récits constituent une fenêtre sur le monde intérieur et la vérité de l’être : « Raconter une histoire, c’est faire entendre sa voix […] la plus intime » (p. 106).
Les histoires deviennent la condition de l’expérience elle-même, car le cerveau produit de la fiction pour combler les manques liés à nos perceptions de la réalité – c’est pourquoi nos représentations sont toujours soumises à une certaine subjectivité et à des biais cognitifs. Les procédures judiciaires visent d’ailleurs à reconstruire des faits objectifs à partir de récits par essence subjectifs.
Le récit se pare également de propriété de guérison. En créant une zone de confort psychologique qui génère la paix intérieure, certains récits acquièrent ainsi cette autre dimension : ils deviennent un remède aux traumatismes et permettent de surmonter les pires difficultés. C’est pour cette raison que les secouristes s’appliquent à faire raconter ce que les victimes ont vu et entendu, et que de nombreuses œuvres littéraires jouent ce rôle.
En effet, pour les victimes, raconter permet de créer une logique alors même que la sensation de chaos est omniprésente, éloignant ainsi le désespoir et la folie tout en permettant la transmission et la mémoire. C’est aussi un moyen pour les soignants d’accéder au monde intérieur de leurs patients pour mieux les aider à guérir.
Les histoires se présentent comme des schémas explicatifs permettant de mieux comprendre notre monde intérieur, les événements de nos vies, ainsi que certains phénomènes psychologiques complexes. Bruno Bettelheim a montré que les contes ont la propriété de formuler de manière précise et concrète certains problèmes existentiels, mais aussi de mobiliser des archétypes et des symboles. Cela révèle une autre facette du caractère thérapeutique des récits dont les enfants et adolescents peuvent bénéficier (désactivation de peurs irrationnelles, réponse à des questions existentielles, connaissance des interdits fondateurs de la société, etc.).
Les mythes possèdent cette même puissance explicative universelle, dont la psychiatrie s’empare dès le début du XXe siècle, avec de nombreuses polémiques à la clé. Car les récits, et, en particulier, les mythes gréco-romains « apportent un éclairage d’une pertinence remarquable sur nombre de nos maux. Véritables clés de compréhension, leur connaissance rassure et apaise, car leur universalité sort l’homme de sa solitude » (p. 113).
Si les récits sont indispensables aux sociétés, Aristote soulignait déjà l’inclination naturelle de l’humain pour cet art. Chaque communauté repose en effet sur un certain nombre d’histoires partagées, de la religion aux récits nationaux en passant par des récits mythiques. Ensemble, les récits contribuent à former une culture. Il s’agit de piliers invisibles, mais omniprésents et indispensables à la vie sociale, « car lorsque les histoires communes se fissurent, c’est tout le groupe qui se disloque jusqu’à disparaître » (p. 139).
Le conteur a pour objectif de construire et transmettre des récits fédérateurs pour sa communauté. Il bénéficie d’une position sociale supérieure et d’un certain pouvoir, car son rôle est « fondamental pour le développement et la prospérité du groupe. Dans toute société, le conteur d’histoires est roi » (p. 36). Dans l’antiquité pourtant, Platon estimait que le conteur n’avait pas à faire partie de la société, de peur que ses récits ne se substituent à la réalité et à la raison, mettant ainsi en danger la stabilité de la communauté.
En effet, les histoires partagées au sein d’un communauté ont le pouvoir de suspendre le jugement moral, de rejeter d’autres histoires et d’influencer des croyances en jouant sur le monde narratif de la communauté : c’est pourquoi « pour prendre le contrôle d’un groupe humain, la bataille de l’imaginaire est la plus importante à mener » (p. 154).
L’homme possède la capacité de s’immerger dans un récit fictif, d’autant plus que le récit apporte des détails concrets renforçant sa vraisemblance d’une part et la ressemblance avec la réalité de l’autre.
Or, les récits forgent les croyances et influencent les comportements. Parfois même, la vigilance rationnelle décroît au point que le récit n’a plus besoin d’être rationnel pour être immersif. Lorsqu’un récit est partagé, advient un phénomène que le philosophe Jean-Marie Schaeffer a nommé la « feintise ludique partagée » : le conteur et son public font semblant de croire que l’histoire racontée est réelle.
Lorsque les indices de la fiction sont préservés, le caractère fictionnel du récit l’est aussi. Mais il arrive que la frontière entre fiction et réalité s’efface au sein même du récit et que le cerveau n’arrive plus à faire la différence, auquel cas une histoire peut avoir des conséquences bien réelles. « Les récits ne sont jamais neutres » (p. 40) : Adrien Rivierre prend pour exemple certains jeux vidéo ultraviolents accusés d’être responsables de tueries de masse. L’intelligence narrative peut parfois s’égarer et donner lieu à des dérives.
Plus un public est transporté au cœur d’un récit, plus ses croyances sont susceptibles d’être modifiées. Le processus est le suivant : le lecteur ou l’auditeur s’immerge totalement et sans effort dans une histoire au point d’oublier la réalité, porté par le plaisir de la narration (personnages attachants, émotions fortes, péripéties palpitantes). Lorsqu’il revient au monde réel, il a subi un changement parfois si subtil qu’il est indétectable.
C’est pour cette raison que les récits peuvent amener à accepter plus aisément des valeurs et des idées différentes, ou rendre acceptables des idées paradoxales ou contre-intuitives.
Il est en effet possible de construire de toutes pièces des récits captivants, qu’ils soient fictionnels, politiques ou encore commerciaux. Un tel récit captivant répond ainsi aux critères suivants : des intentions implicites, un engagement émotionnel, une réception solitaire et si possible répétée plusieurs fois. Le danger majeurdu récit est qu’il peut être utilisé comme outil de domination, d’aliénation, en utilisant la séduction et la connaissance de la psychologie humaine pour provoquer certains actes (par exemple, des pulsions d’achat irraisonnées à la suite d’un storytelling d’entreprise).
Pour autant, le récit ne devient manipulation qu’à partir du moment où le conteur souhaite tromper son public et où celui-ci ne sait pas qu’il est en train d’être trompé. Le conteur d’histoires se doit de respecter une éthique : préserver la frontière entre réalité et fiction, faire progresser la connaissance sans falsifier la réalité, rester fidèle à ses valeurs morales et à celles de sa communauté, et, plus que jamais, renforcer la cohésion et la coopération en étant « porteur d’espoir » (p. 156).
Adrien Rivierre livre ici un essai passionnant sur le rapport de l’homme au récit et démontre, grâce une approche richement documentée et multidisciplinaire, en quoi les histoires sont vitales pour l’homme, indissociables des sociétés et indispensables à leur fonctionnement. Acquérir ce regard critique sur l’art du récit s’avère crucial aujourd’hui, alors que les nouvelles technologies donnent une dimension supplémentaire au récit grâce à des possibilités immersives toujours plus riches, et que les techniques narratives sont utilisées de plus en plus massivement dans le monde professionnel dans le but de vendre.
Si l’histoire humaine peut s’envisager comme un « vaste marché de récits en constante évolution et interactions » (p. 155), Adrien Rivierre défend l’idée que l’humanité se trouve face à son plus grand défi : rassembler les hommes au moyen d’une grande histoire, à l’heure où la possibilité d’un effondrement divise par le nombre de scénarios possibles.
Dans cet ouvrage, Adrien Rivierre adopte une approche solide et assumée sur un sujet extrêmement complexe, qu’il aborde avec beaucoup de précision et de pédagogie. Il y donne toutes les clés pour être un conteur accompli, mais aussi un lecteur ou un auditeur averti. Il amène en effet le lecteur à mener sa propre réflexion sur la manière dont chacun peut utiliser le récit pour convaincre et fédérer, que ce soit dans un cadre personnel (éducation…) ou professionnel (management, entrepreneuriat, communication…).
Il a également le mérite d’aborder sans détour les aspects problématiques en termes d’éthique, d’en explorer de nombreux aspects en détail et de prendre position. Oui, le récit est un outil puissant, capable du meilleur comme du pire, selon les intentions du conteur. Il défend l’idée que le conteur porte certes une lourde responsabilité, mais qu’à notre époque, le public a aussi les moyens de devenir actif dans la réception des récits. Il est possible de développer des capacités de résistance grâce à la connaissance du fonctionnement du récit, ce qui permet d’y porter un regard critique et éclairé. Si le conteur est responsable de son récit, le public peut (et doit) désormais être responsable de sa réception.
Ouvrage recensé– L’Homme est un conteur d’histoires, Marabout, 2019.
Du même auteur– Prendre la parole pour marquer les esprits, Marabout, 2018.
Autres pistes– Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Pocket, Coll. Évolution, 1999.– Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, J’ai Lu, 2013.– Yuval Noah Harari, Sapiens : une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015.– Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, Coll. Poche/Essais, 2008.