Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alain Badiou
Après ceux de l’amour et du théâtre, c’est à l’éloge d’un domaine pourtant réputé abstrait et difficile que le philosophe Alain Badiou s’attaque : les mathématiques. Il renoue avec l’ambition de la philosophie platonicienne de comprendre le monde entier par cette discipline et nous montre que nous avons beaucoup à apprendre des concepts et raisonnements mathématiques.
On pense souvent, et notamment durant la scolarité, qu’existent les matheux et les littéraires. Mais c’est mal se souvenir que jusqu’au XIXe siècle, la plupart des grands penseurs (que l’on qualifierait aujourd’hui de littéraires) avaient une formation mathématique, voire étaient également mathématiciens ! Progressivement, les mathématiques sont devenues essentiellement l’objet de recherche d’un petit cercle fermé ou, à l’échelle nationale, un simple outil de sélection à l’entrée des écoles. La discipline nous semble dénuée d’intérêt pratique et on l’abandonne aussitôt les examens passés.
Finalement, notre contact le plus fréquent aux mathématiques est le nombre et la statistique, c’est-à-dire notre manie de tout mesurer quantitativement. Alain Badiou dénonçait déjà ce fléau dans son ouvrage Le nombre et les nombres (1990). Le nombre régit en effet notre conception politique (suffrage, sondage, majorité). Il régit la quasi-totalité des sciences humaines (par la statistique). Il règle les représentations culturelles (la télévision et ses taux d’audience, la publicité). Et enfin, le nombre règle évidemment l’économie.
Mais les mathématiques ne se réduisent pas aux nombres et à la quantification : ils insufflent un esprit, une pensée et des notions dont la philosophie et chacun de nous avons besoin. C’est au nom de cette nécessité qu’Alain Badiou entreprend une présentation et un éloge des mathématiques.
Pour le philosophe, loin de ce qu’on pourrait penser spontanément et de ce qu’on a souvent eu l’impression d’expérimenter à l’école, les mathématiques sont une discipline de liberté et non de contraintes. Elles demandent en effet une forte capacité d’invention. À quelle conception de la liberté Alain Badiou pense-t-il ici ? Il semble proche de la conception spinoziste : pour Spinoza, la véritable liberté ne consiste en effet pas à s’opposer aux contraintes (on le peut d’ailleurs rarement : inutile par exemple de tenter de s’affranchir de la loi de gravitation universelle en sautant d’une falaise et en battant des bras…). Elle consiste à les accepter, les comprendre et nous en servir à notre bénéfice.
Dans le cas des mathématiques, on ne peut s’opposer aux contraintes formelles, nombreuses, qui régissent la discipline. En revanche, en comprenant ces contraintes, on peut s’en servir avec inventivité pour résoudre de manière inédite les problèmes posés. Alain Badiou tient également à rappeler que les mathématiques peuvent aiguiller la science. On sait que la physique ne peut notamment pas se passer des mathématiques pour modéliser les lois qu’elle met au jour. Mais pour le philosophe, cela va plus loin : les mathématiques sont souvent en avance sur les sciences naturelles. Il donne ainsi l’exemple de la théorie des coniques : dès l’Antiquité tardive, on savait mathématiquement définir l’ellipse et l’étudier ; il a en revanche fallu attendre le XVIIe siècle et Kepler pour se rendre compte que l’orbite des planètes obéissait très précisément à ces lois mathématiques, parce que leur trajectoire était elliptique et non circulaire. La liberté propre aux mathématiques lui permet ainsi de devancer la science, ses observations et ses protocoles, et d’avoir des intuitions fulgurantes sur le monde.
L’auteur fait également l’éloge d’un rapport qui peut être désintéressé aux mathématiques : un rapport de nature esthétique. Il entreprend de montrer la part de beauté de la discipline. Il compare notamment les mathématiques à une promenade en montagne : la marche est longue et pénible, mais soudain, à un tournant, on se rend compte que l’on est au col et c’est une magnifique vue claire qui s’ouvre à nous (p.12). En cela, il rejoint la philosophie antique et notamment le philosophe Aristote, qui considérait les mathématiques comme une discipline de la beauté, au sens où elles provoquaient, comme l’art, une jouissance de la pensée.
Cette jouissance intellectuelle offre enfin aux mathématiques un rôle important dans l’accès au bonheur. On les considère pourtant volontiers comme une discipline austère. Mais elles provoquent en réalité ce que Spinoza nommait la « béatitude intellectuelle », qui est la joie (c’est-à-dire l’augmentation de puissance intérieure) atteinte lorsqu’on est parvenu à avoir une idée adéquate. Or, toute idée adéquate engage les mathématiques. Par exemple, si l’on essaie de se faire une idée adéquate sur le monde, on pensera spontanément que tout ce qui arrive se produit en vue d’un but, d’une fin : c’est l’illusion dite « finaliste ».
Et seules les mathématiques nous permettent de voir que les événements ne se produisent pas en vue d’une fin, mais obéissent seulement à des lois, qu’elles expriment. Ce bonheur est finalement celui qu’a traditionnellement poursuivi la philosophie.
Pour Alain Badiou, les pensées philosophique et mathématique sont nées en même temps, avec Parménide, au Ve siècle avant J.-C. Après lui, Platon a ensuite placé les mathématiques dans les sciences nécessaires à l’éducation philosophique et ainsi donné une impulsion qui s’est poursuivie jusqu’au XIXe siècle.
Aujourd’hui, le lien entre mathématiques et philosophie s’est cependant beaucoup distendu. La plupart des philosophes qui s’intéressent aux mathématiques sont en réalité ceux qui font partie de ce qu’on nomme la tradition « analytique » : majoritairement anglo-saxonne. Cette tradition de philosophes se concentre sur l’analyse des énoncés langagiers et de la distinction entre ceux qui sont pourvus de sens, raisonnables et logiques, et ceux qui sont considérés comme étant dépourvus de sens, « métaphysiques ». Mais lier les mathématiques à une métaphysique, ce qui est la démarche d’Alain Badiou dans son œuvre, est devenu rare.
Les mathématiques sont pourtant importantes pour la pensée, car elles ont été la première discipline indépendante des autorités traditionnelles. Elles introduisent en effet pour la première fois dans l’histoire des vérités universelles totalement affranchies de validation mythologique ou religieuse, qui ne prennent plus la forme du récit, mais de la preuve. Celle-ci ne dépend que de la démonstration rationnelle, qui est exposée à tous et peut alors être examinée et acceptée ou réfutée, sans avoir à se référer à une quelconque autorité extérieure au raisonnement lui-même. C’est d’ailleurs cet idéal de la démonstration, indépendante de tout préjugé, qu’a retenu Descartes des mathématiques au moment de fonder sa philosophie.
Enfin, depuis que la philosophie s’est permis de se désintéresser des mathématiques, elle a perdu en richesse et parfois en pertinence dans le maniement des concepts. Alain Badiou donne un exemple qui est la notion d’infini : les philosophes ont toujours été mis en échec par cette notion ; ils n’arrivaient pas à démontrer qu’elle n’était pas une pure fiction de l’esprit. Leur seule solution était d’en appeler à la théologie : si Dieu existe, l’infini existe aussi car cet être parfait a pu mettre en notre esprit l’idée d’infini et créer un univers infini. Mais même avec le secours de Dieu, la notion demeurait contradictoire. Par exemple, il est logiquement nécessaire que la moitié d’une chose soit deux fois plus petite que la totalité de la chose ; cela semble évident.
Mais dans le cas de l’infini, ce principe ne fonctionne plus. En effet, prenons par exemple l’infinité des nombres entiers, puis la moitié d’entre eux, les nombres pairs. On peut dire qu’il y a deux fois moins de nombres pairs que de nombres tout court, ce sera logique. Mais comme il existe une infinité de nombres pairs, on peut aussi dire qu’il y a autant de nombres pairs que de nombres tout court (une infinité également). Cet exemple nous montre que l’idée même d’infini fait trembler le sol logique sur laquelle la philosophie repose…
Or, tandis que la philosophie en est restée à des contradictions et des solutions théologiques, les mathématiques ont résolu de leur côté ce problème, en dissociant la notion d’infini de la notion de tout. Par la liberté et l’inventivité de ses raisonnements, les mathématiques peuvent donc toujours nourrir la pensée philosophique.
On ne doute pas de la réalité de l’objet d’une discipline comme la physique : il s’agit d’objets concrets, de réalités naturelles (les solides en mouvement, les chutes des corps, etc.). Mais qu’en est-il de l’objet des mathématiques ? On peut très bien disposer cinq objets sur une table et les compter, mais on ne pourra jamais voir ou toucher le chiffre cinq, ni le manipuler autrement que par un calcul. Les mathématiques sont bien la discipline la plus abstraite, dont on a coutume de dire qu’elle est la seule à pouvoir se passer du monde. Alors qu’en est-il de son objet, en fait-il partie ? En réponse à cette question, deux conceptions des mathématiques s’affrontent depuis des siècles. La première soutient que l’objet des mathématiques a une réalité dans le monde. Le plus éminent représentant de cette conception demeure Platon. Pour le philosophe, les Idées avaient un degré de réalité supérieur aux choses sensibles, concrètes, qui n’étaient que l’imitation imparfaite de ces idées. Dans ce cadre, les idées mathématiques sont un intermédiaire entre ces deux ordres.
Pour Platon, les mathématiques permettent de comprendre la nature des Idées. Par exemple à travers la notion mathématique de puissance : de même que les puissances engendrent une infinité de lignes irrationnelles, une Idée engendre une infinité d’objets sensibles. Ce qui explique que la maxime de l’École platonicienne ait été : « Quel nul n’entre ici s’il n’est pas géomètre. » Et la seconde conception des mathématiques est dite formaliste. Elle revient à considérer la discipline comme pure création d’une langue formelle : les nombres, par exemple, n’existeraient pas dans le monde, mais seraient un outil inventé pour le penser. Un seul auteur a renvoyé dos à dos ces deux conceptions : il s’agit d’Emmanuel Kant. Il a développé ce qu’on peut nommer une conception « apriorique » des mathématiques. L’a priori désigne ce qui précède toute expérience du monde : nos catégories mentales comme la causalité, l’espace ou encore le temps sont par exemple a priori. La conception apriorique des mathématiques en fait donc une structure cognitive universelle chez l’homme, qui précède toute expérience.
Vues ainsi, les mathématiques ne seraient ni totalement abstraites (elles ne sont pas une invention de l’esprit, mais existent vraiment comme catégorie de notre esprit) ni réelles au sens d’une présence concrète dans le monde (puisqu’elles ne sont pas dans le monde, mais en nous). Si nous pouvons être universellement d’accord sur la validité d’une démonstration mathématique, ce ne serait donc pas parce qu’elle nous montrerait une réalité incontestable du monde, mais parce que la structure intellectuelle humaine obéit en partie à la langue mathématique, devant laquelle on s’incline donc lorsqu’elle est respectée.
Alain Badiou nous donne enfin une clé d’entrée dans un débat posé par la nature même du langage mathématique : s’agit-il d’une langue universelle ? Car si l’on suit la position de Kant et que l’on admet que notre système cognitif épouse des catégories mathématiques, cela signifie que les mathématiques sont universelles. Donc qu’elles échappent au particularisme des langues : quand on enseigne les mathématiques au Japon, on le fait bien sûr en japonais, mais le contenu de la discipline n’appartient à aucune langue et ne varie pas.
Or, ce contenu se présente comme un ensemble de signes et de symboles signifiants (les nombres, les signes d’opérations, la modélisation géométrique, etc.), autrement dit comme une langue. Mais il s’agit d’une langue universelle. Les mathématiques ne poseraient donc pas le problème de l’imperfection de la traduction, puisqu’elles n’ont pas besoin d’être traduites (si ce n’est pour leur apprentissage). Cependant, si les mathématiques ne sont pas divisées en autant de langues qu’il existe de cultures, elles ne sont pour autant pas totalement universelles.
En effet, les mathématiques que nous « parlons » généralement sont un système de signes structurés par deux principes majeurs : le principe de non-contradiction (on ne peut admettre dans le même système à la fois un énoncé p et l’énoncé contraire non-p) et le principe du tiers exclu (si non-p est faux, il faut que p soit vrai, il n’y a pas de troisième voie logiquement possible). Or cet ensemble est en réalité remis en cause par des systèmes de logique concurrents. Par exemple, ce qu’on appelle « la logique intuitionniste » enrichit les catégories logiques. Les propositions ne seraient pas seulement vraies ou fausses, mais pourraient également être dites possibles, probables ou encore absurdes. Donc ce n’est pas parce que non-p est faux, que p est nécessairement vrai.
On pourrait donc dire que si les mathématiques traversent toutes les langues culturelles, d’une certaine façon elles se divisent elles-mêmes en plusieurs langues… Mais ces langues seraient alors d’autant plus précieuses pour la philosophie qu’elles enrichiraient encore davantage ses concepts et ses modes de pensée.
À travers cet entretien, Alain Badiou parvient ainsi à dénouer les incompréhensions entourant parfois la discipline mathématique et à dépasser les préjugés que l’on nourrit à son égard. Il convainc notamment de son rôle crucial dans toute pensée, philosophique bien sûr, mais également politique ou même quotidienne.
Car dès lors que l’on pense, il est important de s’appuyer en connaissance de cause sur différents systèmes de raisonnement.
Si cette présentation des mathématiques, à rebours des idées reçues à son sujet, est très éclairante pour chacun, elle est également l’occasion pour Alain Badiou d’exposer sa conception des mathématiques, qui peut toutefois souffrir de quelques critiques. Il se déclare partisan de la conception réaliste des mathématiques, dont le principal représentant fût Platon.
Et il affirme à sa suite que les mathématiques révèlent la nature de ce monde, ce qu’on appelle en philosophie « l’ontologie » (l’étude de l’être en tant qu’être). Il a inspiré sur cette voie des philosophes contemporains (comme Quentin Meillassoux). Mais on peut de ce fait lui opposer l’argumentaire formaliste. Peut-on en effet vraiment dire que le langage mathématique nous dit ce qu’est l’être, alors qu’il existe désormais plusieurs systèmes concurrents ?
Et puisque les mathématiques sont, d’une certaine façon, indépendantes du monde (le monde pourrait cesser d’exister, les mathématiques ne cesseraient pas d’être vraies), comment pourraient-elles avoir un lien essentiel à lui ? Le débat est bien sûr plus complexe, mais ces grandes questions mettent en doute le « réalisme mathématique » d’Alain Badiou et sont propres à interroger notre rapport au réel et à ce qu’on considère comme tel.
Ouvrage recensé– Éloge des mathématiques, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2015.
Du même auteur– Le nombre et les nombres, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
Autres pistes– John D. Barrow, Pourquoi le monde est-il mathématique ?, trad. par B. P. Marzi, Paris, Éditions Odile Jacob, coll. « poches », 2003.– David Berlinski, La vie rêvée des maths, trad. par H. Cottrell, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Sciences », 2016.