Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alain Corbin
Paru en 1982, Le miasme et la jonquille est un ouvrage majeur d’Alain Corbin qui traite des grands changements sociétaux entre le milieu du XVIIIe et le XIXe siècle à travers l’un des cinq sens, l’odorat. Considéré comme un chef d’œuvre de l’histoire des sensibilités, l’ouvrage propose une étude approfondie des odeurs et de l’évolution des attitudes face à celles-ci, montrant par là même l’existence des liens indéfectibles unissant histoire culturelle et histoire sociale.
Cet ouvrage, paru en 1982, est l’un des plus célèbres ouvrages d’Alain Corbin, traitant des odeurs et des perceptions olfactives du milieu du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle. À partir de sources d’archives jusqu’alors peu explorées par les historiens puisque jugées secondaires (mémoires, correspondances, essais…), il retrace l’évolution des sensibilités et des attitudes face aux odeurs, si présentes dans les villes, campagnes, prisons, bateaux ou cimetières sous un Ancien Régime déclinant.
Entre réalité et fantasme, l’odeur est assimilée au propre et au sale, au sain et au malsain, à la sécurité et au danger. Elle devient sous la plume d’Alain Corbin le principal vecteur des théories aéristes héritées d’Hippocrate, puis hygiénistes du XIXe siècle, hantées par la fermentation et la stagnation. L’essai décrypte ainsi les grands changements sociaux et sociétaux autour de la révolution française à travers le sens considéré comme le plus vil, qui se trouve être également le plus négligé par les historiens de la seconde moitié du XXe siècle.
Les progrès de la science et plus spécifiquement ceux de la chimie et de la médecine au milieu du XVIIIe siècle ont entraîné une totale remise en cause de la composition de l’air et de son rôle sur la santé. Dès lors, toutes les odeurs ont été traquées, mesurées, analysées afin d’asseoir les théories scientifiques et les discours médicaux concernant l’importance de la qualité de l’air (l’aérisme). Parmi celles-ci, une attention particulière a été portée aux miasmes, censés être porteurs de maladies dans la longue tradition hippocratique, toujours vivace avant la découverte des microbes et la révolution pasteurienne.
Les miasmes proviennent des corps, de l’entassement des corps, mais également de la terre, de la boue ou de l’eau. En cette fin d’Ancien Régime, les populations urbaines toujours plus nombreuses suffoquent dans les étroits remparts médiévaux. Excréments, urine, sang et toute humeur humaine ou animale inondent les ruelles sinueuses. Les messes sont parfumées aux miasmes des corps en décomposition, les cimetières trônant encore au centre des villes et villages sont saturés et leurs terres ne parviennent plus à « digérer » les chairs putrides. Ce « mauvais air » (malaria en italien) est également présent dans les hospices, prisons ou vaisseaux, en tout lieu de rassemblement et de stagnation. Si à cette époque, le partage n’est pas encore opéré entre l’odeur des humbles et celle des riches, « la perception du danger des émanations sociales conduit à se méfier de la foule putride, du peuple et des animaux mêlés » (p. 73). Certains métiers, comme ceux de chiffonnier, puisatier, boucher, cordonnier ou blanchisseuse sont considérés comme malsains puisqu’en lien avec la fermentation, la décomposition ou les vapeurs putrides.
À la campagne, la situation n’est guère plus enviable contrairement à ce que l’on pourrait penser puisque l’ancienne croyance des dangers des émanations telluriques (effluves du centre de la terre présumées fermentées) est encore très vive. Les terres vierges remuées par les cultivateurs dégagent des odeurs nauséabondes et sont considérées comme mortifères a fortiori lorsqu’elles sont humides et boueuses. La terre, en plus de rejeter des vapeurs, « emmagasine les produits de la fermentation et de la putréfaction. Elle se fait conservatoire des sanies [matière purulente mêlée de sang] » (p. 37).
Ce tableau olfactif du XVIIIe siècle permet de comprendre la place de choix tenue par l’odorat dans la « révolution perceptive » du milieu du siècle. Ce sens, qui permet mieux que tout autre de distinguer – faussement – le sain du malsain, fait apparaître de nouvelles anxiétés lorsque les odeurs se font putrides. Car le miasme nauséabond rappelle à l’homme ce qu’il ne peut fixer, ce qu’il ne peut retenir : « la putréfaction est horloge et les études qui lui sont consacrées se font histoires » (p. 34).
La situation précédemment décrite n’est cependant pas nouvelle puisqu’elle existe au moins depuis le Moyen Âge. Ce qui est nouveau à partir du milieu du XVIIIe siècle, c’est l’intolérance grandissante face à elle, d’abord au sein des élites puis au sein du peuple tout entier. De nombreux observateurs vont s’offusquer par exemple de la puanteur de Paris, mais surtout de la tolérance de ses habitants : « il n’y a que le Parisien au monde, pour manger ce qui révolte l’odorat » (p. 88). L’abaissement du seuil de tolérance olfactive reflète des changements sociétaux profonds, dont l’ascension de la notion de personne et la propagation de la mentalité bourgeoise. Ainsi, les odeurs deviennent insupportables aux élites en même temps qu’elles s’individualisent, se privatisent. La gestion et la perception des excréments sont en cela particulièrement éloquentes : leur odeur est devenue progressivement intolérable à la suite de l’édit de Villers-Cotterêts (en 1539), obligeant chaque particulier à gérer ses propres déjections, induisant une disparition du sentir.
Alain Corbin propose une piste politique en reprenant les mots d’un psychanalyste qui avance que « la lente construction d’un État fort, centralisé, aurait inauguré une expérience nouvelle de l’odorat » (p. 92).
La nouvelle intolérance olfactive des élites du milieu du XVIIIe siècle entraîne une disqualification des aromates et des parfums. Très utilisés dans l’Antiquité pour leurs vertus prétendument thérapeutiques, ils connaissent un nouvel engouement au XVIIe siècle, où ils sont réputés « combattre les vices de l’atmosphère [et] augmenter la résistance de l’organisme » (p. 95). Les fumigations aromatiques sont alors censées désinfecter et assainir l’air vicié dans les maisons, églises, hôpitaux, prisons, navires, lazarets, a fortiori en période d’épidémie. Toutes les plantes odoriférantes sont utilisées, en fumigation ou en parfum : myrrhe, camphrier, serpentaire, camomille, quinquina, résineux, marjolaine, thym, lavande, romarin, fleur d’oranger… Les parfums puissants sont préférés, même ceux issus de substances animales (civette, musc, ambre gris) : « se parfumer à outrance, c’est se préserver, purifier l’air ambiant » (p. 97).
Cette croyance héritée de l’Antiquité est mise à mal au milieu du XVIIIe siècle avec l’avancée des recherches dans le domaine de la chimie. Il est en effet démontré par de nombreux savants que les aromates ne font que masquer les mauvaises odeurs et n’ont pas de vertu thérapeutique. Plusieurs médecins, pharmaciens ou chimistes vont même jusqu’à vouloir totalement les proscrire tandis que d’autres reconnaissent l’effet bénéfique des odeurs de fleurs printanières. En revanche, tous sont unanimes pour dénoncer l’emploi de parfums animaux à odeur sexuelle ou excrémentielle, le musc, la civette et l’ambre. « Exhaler un parfum puissant, c’est laisser supposer une propreté douteuse » (p. 104). Car l’intolérance olfactive des élites du milieu du XVIIIe siècle entraîne également une nouvelle fonction sociale à la toilette intime.
L’hygiène corporelle devient à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle une préoccupation majeure de la société, même si elle ne concerne alors que les élites. La pellicule de crasse accumulée sur le corps, longtemps considérée comme un vernis protecteur face aux maladies et aux miasmes, commence à être décriée. Chimistes et médecins mettent en avant les dangers de la malpropreté corporelle sur la santé et préconisent des ablutions, quoique limitées compte tenu de la méfiance encore vive envers l’eau. Il importe de maîtriser les flux corporels et de dégager les pores de la peau pour faciliter les échanges aériformes.
Ainsi, les bains collectifs, puis individuels ainsi que les cabinets de toilette connaissent un engouement sans précédent dans les couches aisées de la société de la fin du XVIIIe siècle. Les canons esthétiques de la femme aristocratique vont de pair avec une hygiène irréprochable, concernant en tout cas les parties visibles : « durant près d’un siècle, l’éclatante blancheur du lys et du teint de la Pompadour demeure la référence suprême » (p. 260). Les parfums, discrédités par les scientifiques peu de temps auparavant, reviennent sur le devant de la scène, mais avec un emploi différent puisqu’ils ne sont plus là pour masquer une quelconque mauvaise odeur. Il s’agit exclusivement de parfums de fleurs, légers et délicats, venant souligner la séduction de la personne et surtout de la femme. Le parfum signale l’ascension sociale et met à distance la puanteur du peuple entassé. Évoquant les élites de la fin de l’Ancien Régime, Alexandre Dumas déclare : « à part les philosophes […] tout le monde sentait bon » (p. 116).
Dans la même logique de l’importance d’un odorat flatté, l’air pur devient une réelle nécessité dans les élites de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle. Il s’agit de fuir l’odeur nauséabonde des villes, des campagnes mais aussi l’entassement, la putréfaction, les déchets. Dès lors, le jardin et la montagne deviennent des lieux de prédilection pour se ressourcer, venir se débarrasser de ses miasmes et sentir le parfum délicat et sensuel des fleurs printanières comme la jonquille. Ces retraites, souvent solitaires, participent à « un mouvement esthétique qui tend à faire de l’odorat le sens générateur des grands mouvements de l’âme » (p. 125).
La mémoire affective passant par l’odorat est exaltée, elle permet de relier passé et présent et occasionne une réelle prise de conscience de soi favorisant le narcissisme. À travers l’odorat, c’est tout un monde de sensualité, d’harmonie, d’accord universel qui s’offre au promeneur ou au voyageur mélancolique. Les jardins paysagés et leur serre odoriférante qui permet d’étendre la sphère privée fleurissent dans les maisons bourgeoises du XIXe siècle. La promenade « ménage ici autant de jouissances olfactives que de plaisirs visuels » (p. 282).
Les préoccupations hygiénistes de la fin du XVIIIe siècle vont aboutir à une véritable « toilette » topographique et sociale des villes. Il s’agit d’abord de ventiler et d’aérer les espaces afin de permettre à l’air de circuler. L’architecture du siècle des Lumières, fortement influencée par les théories aéristes, a déjà entamé la grande entreprise de ventilation qui verra son apogée sous Haussmann : le dôme et la coupole, hérités de l’Antiquité, permettent d’éliminer les recoins stagnants et d’aspirer les miasmes. L’arcade entraîne l’aération de la partie basse des habitations, l’agrandissement des ouvertures et des passages favorise la circulation de l’air. Les caves et sombres souterrains terrifient maintenant les populations, qui peu à peu migrent des rez-de-chaussée vers les étages. Les sols des rues et des maisons sont pavés afin d’empêcher les émanations telluriques et l’imprégnation par le bas. Les murs sont crépis, enduits, blanchis à la chaux et le plâtre connaît un succès sans précédent du fait de ses propriétés assainissantes, de même que l’eau de javel.
Au niveau urbanistique, tous les générateurs de mauvaises odeurs (tanneries, boucheries, cimetières, hôpitaux…) sont relégués en dehors des centres urbains, les voies de circulation sont agrandies, les anciens remparts commencent à être démolis. Le drainage et l’assèchement deviennent des impératifs, à la ville comme à la campagne. La police sanitaire veille au nettoyage des rues, les projets pour enfermer et évacuer les ordures foisonnent avant la mise en place du tout-à-l’égout dans les villes du XIXe siècle.
La grande toilette se doit aussi d’être sociale : il s’agit de désentasser et de désinfecter le peuple nauséabond. Les corps et leur cortège d’émanations nécessitent d’être isolés, mis à distance, à l’image de l’excrément et des déchets, peu à peu privatisés. Alain Corbin estime que « la bataille du désentassement s’est jouée autour du lit individuel et de la tombe » (p. 150).
Ainsi, l’abandon du lit collectif, plus encore dans les hôpitaux, de même que l’interdiction de superposer les corps dans les cimetières signent des moments forts dans la politique sanitaire. Dès la fin du XVIIIe siècle s’élabore une stratégie de désodorisation des corps, d’abord dans les lieux d’entassement, qui deviennent de véritables laboratoires expérimentaux, puis à partir des années 1830 au sein du peuple tout entier. Les vêtements doivent être changés au moins une fois par semaine, les corps lavés, les barbes régulièrement rasées et les cheveux peignés, les linges et tissus doivent être aérés. Pour Alain Corbin, la prison et le couvent tendent « à devenir le lieu privilégié de l’apprentissage des pratiques hygiéniques » (p. 161), allant de pair avec l’apprentissage du ménage des habitats.
En dehors de ses aspects sanitaires, la « toilette » des villes participe selon l’historien à un projet utopique qui vise à éloigner toute manifestation du temps organique signant la perte (excréments, menstrues, charogne, cadavre…) afin d’apaiser les angoisses liées à la mort.
Si les odeurs sont universelles puisque synonymes de vie organique, leur perception et leur tolérance relèvent clairement de faits sociaux. Dans cet ouvrage, Alain Corbin décrypte l’histoire de la perception olfactive entre la seconde moitié du XVIIIe siècle et le XIXe siècle, époque témoin de l’émergence de nouvelles théories liées à l’air et de changement de comportements sociaux en rapport avec l’odorat.
À travers l’histoire de ce sens peu considéré, l’auteur aborde l’histoire des sciences, de l’architecture, de l’urbanisme, des classes sociales et bien sûr des sensibilités. La puanteur des villes, des campagnes, des prisons, des cimetières, des vaisseaux, des hôpitaux ou des corps est ressentie comme un danger sanitaire et provoque une grande anxiété, d’abord au sein des élites puis dans le peuple tout entier. Cette « révolution olfactive » va aboutir à de profondes modifications touchant aussi bien le vivre que le mourir et annoncer de nouvelles sensibilités, très vives jusqu’aux découvertes pasteuriennes qui vont réorienter les stratégies de l’hygiène sociale.
L’ouvrage d’Alain Corbin dédié à l’odorat est venu, comme plusieurs autres du même auteur, défricher des territoires pratiquement inexplorés par les historiens. Son principal mérite est de proposer une façon différente d’appréhender les grands changements sociaux et sociétaux entre l’Ancien Régime et le début de l’époque contemporaine. Le foisonnement de l’étude, parfois critiqué, est à l’image de la richesse documentaire produite autour de la « révolution hyperesthésique » (relative à l’accentuation de la sensibilité d’un ou plusieurs sens). Servi par une (belle) plume érudite et parfois poétique, l’essai a été applaudi à sa sortie et constitue encore aujourd’hui une référence en la matière.
Aux côtés de Robert Mandrou (psychologie historique) ou de Michel Pastoureau (étude des couleurs), Alain Corbin s’est imposé dans l’histoire des sensibilités, qui se tourne depuis les années 1990 vers une démarche pluridisciplinaire et inclusive, portée par des anthropologues anglo-saxons tels que David Howes ou Constance Classen.
Ouvrage recensé– Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2016.
Du même auteur– Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1978.– Les cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1994.– Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998.