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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alain Dewerpe
8 février 1962 : CGT, CFTC, CFDT, syndicats étudiants et enseignants, ainsi que divers partis de gauche, appelèrent à manifester à Paris. Il s’agissait de répondre à l’offensive terroriste de l’OAS la veille, en même temps que de réclamer la paix en Algérie. Or, le préfet de police, Maurice Papon, avait proscrit tout rassemblement sur la voie publique, même s’ils étaient souvent tolérés. Pour faire respecter cette interdiction, la police donna la charge, ce qui coûta la vie à neuf manifestants de la station de métro Charonne, pour la plupart communistes. Comment expliquer que des policiers aient eu droit de vie ou de mort sur des citoyens qui défilaient pacifiquement ? Ce « massacre d'État » n’avait rien d’un dérapage : il avait sa logique propre, à la fois politique et sociale. Alain Dewerpe reconstitue ce qu’il considère comme un fait social total, éclairant les structures politiques de la société française du XXe siècle.
Neuf morts dans une manifestation qui s’opposait à la guerre et au terrorisme. Au-delà de la reconstitution des faits qui ont fait du 8 février 1962 une journée si particulière, Alain Dewerpe pose des problèmes historiques d’un ordre plus général. Il traite d’abord de la violence d’État en démocratie représentative : organisé ou non, planifié ou non, le meurtre politique fait partie de l’outillage des actes d’État ; il a, même obscures ou contournées, ses raisons et son efficacité. L’historien pose également la question des usages politiques et sociaux de la mort, revenant sur les obsèques du 13 février qui fut l’un des plus considérables rassemblements dans la France du XXe siècle, dans les allées du cimetière du Père-Lachaise.
Travaillant sur une seule journée, l’historien rappelle la tradition historiographique de la micro-histoire pour inscrire les événements dans une logique de longue durée et les traiter comme des faits sociaux globaux, multidimensionnels. Les pratiques policières, les postures manifestantes, les pratiques du deuil collectif et les constructions de la mémoire collective sont tour à tour replacées dans leur histoire depuis le début du XIXe siècle et dans la durée du XXe.
Ainsi, Alain Dewerpe mène, dans cet ouvrage, une analyse d’anthropologie historique qui ne se referme pas sur son objet, mais constitue au contraire une ouverture majeure sur de nombreuses problématiques historiques.
Alain Dewerpe commence par brosser un tableau historique et sociologique de la manifestation de rue. Le modèle qu’il étudie trouve ses origines dans les années 1920 ; il prend la forme de cortèges multiples se déplaçant au hasard, mais convergeant vers un rendez-vous fixé à l’avance.
Cette pratique sociale revêt un enjeu physique et symbolique, car il s’agissait pour les manifestants de posséder la rue, dans un face-à-face avec les policiers. Une « dramaturgie » se mit alors en place : chaque individu se fondait dans la foule en franchissant la barrière symbolique qui séparait le trottoir de la chaussée, et en passant du silence au slogan scandé. L’auteur rappelle qu’un tel exercice était le résultat d’un apprentissage : ces manifestants étaient rompus à la pratique de la manifestation, phénomène qu’il mesure notamment à la capacité d’accès aux lieux de rassemblement, alors que les stations de métro étaient fermées et que les barrages de police bloquaient les rues. Toute une expérience de la manifestation et de la ville peut se lire dans cette habileté à contourner le blocus policier et dans la réussite de cette intégration au cortège.
Après la foule manifestante, c’est le dispositif policier mis en place ce 8 février qu’Alain Dewerpe étudie en détail. Il devait reconquérir le territoire : à la manière des stratèges militaires, l’état-major policier, ne lésinant pas sur les moyens, avait découpé l’espace urbain en secteurs quadrillés par des compagnies d’intervention (policiers non permanents, à la différence des CRS ou des gendarmes mobiles). Le grand nombre de policiers mobilisés (3 000), créait une saturation de l’espace et formait des barrages fixes pour contenir la foule. La police, équipée de casques, de gants, d’une matraque (le « bidule », bâton long de 83 cm inventé dans les années 1950) et de grenades lacrymogènes, usait d’une technique simple, mais efficace : ils refoulaient d’abord les manifestants, puis effectuaient la charge.
Cette technique comportait un gros risque de dérive vers le massacre, note Alain Dewerpe, car les policiers arrivaient en courant, plus ou moins alignés et à vitesse maximum, sur la foule afin de la traverser. Le but de la manœuvre n’était pas la destruction, mais la dispersion ; toutefois, pour qu’elles soient pleinement efficaces, il était conseillé aux compagnies d’intervention d’agir sans demi-mesure.
Le résultat de la charge à Charonne fut accablant. S’appuyant sur le croisement des nombreux témoignages de manifestants, Alain Dewerpe montre que, après la dispersion de la foule, les policiers ne s’arrêtèrent pas : ils pourchassèrent les manifestants, même isolés, les attendirent cachés sous des portes cochères pour les matraquer, et continuèrent de les frapper, même à terre, même blessés. Leur violence fut également verbale, faite d’injonctions à frapper et à tuer.
Plus encore, ils violentèrent le moindre passant, fût-il une personne âgée ou une femme, et saccagèrent les immeubles et locaux traversés durant leur course-poursuite. Les policiers utilisèrent, outre leur bidule et des lacrymogènes, les projectiles les plus divers (tout ce qui passait à portée de main, semble-t-il) et notamment des grilles métalliques pour arbres qu’ils laissèrent tomber dans la bouche du métro Charonne, sur une foule entassée en bas des escaliers.
Les lacrymogènes jouèrent un rôle d’appoint. Policiers et gendarmes semblaient mal à l’aise avec elles, peu expérimentés, et un coup de vent risquait toujours de ramener les gaz vers les lanceurs. Des grenadages furent certes attestés boulevard Beaumarchais, au carrefour Voltaire-Charonne et place Voltaire, mais ils avaient moins pour objet de disperser des rassemblements que d’asphyxier les manifestants.
Ce fut le cas à l’entrée du métro Charonne, alors que le massacre se terminait : au total plusieurs dizaines de grenades furent lancées et le gaz se répandit, par le tunnel du métro, jusqu’aux stations Boulets-Montreuil et Nation. Les armes à feu n’ont été employées qu’une fois : place Voltaire, vers 20h15, quand un chauffeur de car de la police, attaqué par des manifestants, tira sur la foule sans sommation avec son pistolet de service, faisant deux blessés. Devant cet acte exceptionnel, la préfecture de Police de Paris plaida la légitime défense afin de justifier cette violence.
Au final, il y eut neuf morts : certains furent étouffés et dans d’autres cas le décès fut le résultat de fractures du crâne sous l’effet des coups de matraque reçus. Parmi les victimes, il y avait la mère d’Alain Dewerpe, Fanny Dewerpe, secrétaire et militante communiste, alors âgée de 31 ans. Il y eut également plus de 250 blessés.
Une question prédomine la réflexion de l’historien : comment une telle répression a-t-elle pu avoir lieu ? Que s’est-il passé pour que soit autorisée et même validée un tel déferlement de violence policière ?
Dans un premier temps, Alain Dewerpe prouve, par une étude approfondie des archives de police, que la charge meurtrière n’était nullement due à l’initiative personnelle d’un commissaire, comme l’affirma par la suite Maurice Papon, mais bien un ordre direct de l’état-major. Il ajoute que les policiers disposaient toutefois d’une marge de manœuvre, certes limitée, mais réelle : pour un même ordre de charger, il semble y avoir eu, chez les chefs de section, des degrés divers d’administration de la violence, à l’image de ce commissaire qui alla jusqu’à refuser « avec énergie » de charger.
Dans un second temps, Alain Dewerpe entreprend d’établir l’existence de ce qu’il nomme des « cadres cognitifs » (outils qui permettent de faciliter le raisonnement et la prise de décision d’un individu) propres à certains secteurs de la police, et notamment aux compagnies d’intervention, parmi lesquelles s’est propagée une véritable culture de la violence. Celle-ci était le résultat d’un processus historique, amorcé à la fin du XIXe siècle avec la peur du « rouge » (syndicaliste, anarchiste, socialiste, etc.). Cette peur se mua dans les années 1920 en un anticommunisme policier, qui perdura jusque sous l’Occupation.
Un tel imaginaire permit l’avènement, au moment de la guerre froide et de la décolonisation, d’un habitus de la violence, articulé autour de nouvelles figures de l’ennemi (l’Algérien, l’étudiant, l’intellectuel, le communiste). Dans les représentations des policiers, les manifestants enfreignaient la loi puisque les rassemblements étaient interdits : ils devenaient alors les responsables de la violence qu’ils subissaient. Pire encore, les policiers croyaient user à leur égard d’une légitime défense, car ils percevaient la foule comme dangereuse. Tout ceci leur permettait de justifier leurs actes : le manifestant était diabolisé, un étranger menaçant dont il fallait à tout prix se défendre.
Cette construction fantasmatique, bien connue depuis notamment les travaux d’Omer Bartov sur la violence des soldats allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, permettait de déshumaniser l’autre et octroyait le droit de se faire justice soi-même : le policier était à la fois juge et bourreau.
Pour comprendre cette extrême violence perpétrée en février 1962, il faut la replacer dans la période très tendue de la fin de la guerre d’Algérie : Charonne vient s’inscrire dans la droite ligne d’épisodes sanglants antérieurs, comme ceux du 17 octobre 1961, où la police française fit plusieurs dizaines de morts dans la répression d’une manifestation d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du FLN, ou ceux du 19 décembre 1961.
Il faut également tenir compte d’une certaine culture d’extrême droite, exacerbée par des sympathies avec l’OAS, chez les chefs de compagnie. Des témoignages rapportent en ce sens des conduites policières très expressives : certains agents des forces de l’ordre n’hésitaient pas à scander « Algérie française » tout en matraquant les manifestants ; d’autres arboraient des insignes blancs avec deux pieds noirs.
Alain Dewerpe explique également que cette logique de violence résulte aussi d’un choix politique : elle est la conséquence directe de la décision, prise par le gouvernement, à partir de 1958, de réprimer les mouvements nationalistes algériens, surtout à Paris. Ce fut donc dans un cadre institutionnel que se déroula le massacre de Charonne, sans être pour autant contrôlé. Alors que le droit à l’autodétermination du peuple algérien était désormais reconnu et que la France et le FLN se dirigeaient indubitablement vers des accords aboutissant à l’indépendance de l’Algérie, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, en accord avec les plus hautes autorités, décida de prolonger l’interdiction de manifester.
Pourtant, l’historien démontre qu’il existait une véritable équivocité sur cette interdiction, entretenue par l’État, car bien des manifestations interdites étaient, depuis quelques temps tolérées. Selon Alain Dewerpe, la répression de cette manifestation du 8 février 1962 résidait dans la volonté du pouvoir de donner des gages à des alliés instables et hésitants – l’armée, dont le risque de basculement du côté de l’OAS était réel – en réprimant les communistes, volontiers considérés comme les ennemis traditionnels de l’armée.
Une fois le massacre perpétré, le gouvernement ne pouvait que dissimuler ou mentir. Face au scandale, il choisit le mensonge. Dans les rapports de synthèse de la police, on lit l’idée que les communistes avaient utilisé la bonne foi des manifestants honnêtes en fomentant une émeute ; les policiers avaient alors été obligés de répliquer, et les morts étaient donc le résultat malheureux d’une contre-attaque. Par la suite, le gouvernement produisit une seconde interprétation, contradictoire avec la première, selon laquelle des activistes de l’OAS auraient été à l’origine des violences, soit en se mêlant aux manifestants, soit en infiltrant les rangs de la police pour accomplir la tuerie.
Puis vint la seconde dimension du mensonge, liée cette fois au fonctionnement du droit et des institutions judiciaires. Car il fallait une succession de procès légaux, pour convaincre le plus grand nombre de la bonne foi de l’État, tout en contournant le problème. S’appuyant sur un dossier complet, incluant l’enquête préliminaire, un jugement au pénal (qui prononça un non-lieu), une enquête de droit administratif (dont l’institution se déclara finalement « incompétente » en la matière) et un jugement au civil, Alain Dewerpe en conclut que toutes les instances judiciaires françaises ont agi de concert pour souffler à l’opinion ce qu’il fallait penser du crime de Charonne et donner une décision justifiée par le droit.
On ne pouvait se contenter d’une couverture illégale, dont le modèle aurait été l’affaire Dreyfus, pour laquelle le conseil de guerre s’était prononcé au vu de pièces « secrètes ». Ainsi, dans le procès pénal par exemple, le juge d’instruction a clos l’affaire et utilisé une amnistie pour signifier que les coupables n’avaient pas à être jugés ; dans le cas du civil, la responsabilité fut attribuée à la fois à la ville de Paris et aux manifestants…
Finalement, au bout de dix ans de procédure, personne ne fut ni jugé ni condamné, et l’État se déclara incompétent pour statuer sur affaire. Et toutes ces procédures eurent pour conséquence d’accabler les victimes d’une responsabilité dans la tuerie dont ils avaient été la cible.
L’ouvrage d’Alain Dewerpe livre dans toutes ses dimensions la manifestation du 8 février 1962, protestant contre les menées terroristes de l’OAS en France. L’idée que Charonne fut un accident y est défaite, point par point.
Car de Charonne on retient la plupart du temps ce souvenir de victimes écrasées contre les grilles d’une station de métro fermée du fait même de la manifestation ; l’historien nous apprend pourtant, sur la base d’archives, que les grilles de la station n’étaient pas fermées. Il démontre également qu’il n’y eut pas de provocation de la part des manifestants, mais des réactions spontanées, éparses et désorganisées, face à des charges policières délibérées d’une violence extrême et que, parmi les morts, nombreux furent les décès liés aux suites de coups donnés par les forces de l’ordre.
La fatalité n’avait alors aucune raison d’être présentée pour justifier ce massacre, et des responsabilités auraient dû être attribuées, ce que la justice s’est toujours refusée à faire. L’enquête menée par l’historien, bien au-delà de l’événement dont elle est l’objet, invite à une large réflexion sur la violence d’État et sur l’écriture de l’histoire.
Loin du cadre militant, ce livre justifie avec précision et minutie chacun des qualificatifs qu’il contient, expliquant que le « meurtre d’État » a engendré un « mensonge d’État », sans jamais tomber dans la caricature. De même, si assurément Charonne n’est pas, pour Alain Dewerpe, un objet d’étude comme un autre – sa mère fut une « martyre » de cette journée –, il ne l’empêche nullement de faire son travail d’historien et de mener une analyse approfondie à partir d’archives et de témoignages, à la croisée de l’histoire et de l’anthropologie.
La démonstration proposée, remarquablement documentée, est à la fois convaincante et captivante ; elle se lit avec une étonnante facilité, en dépit de ses quelque 900 pages. Alain Dewerpe atteste sans commune mesure que l’étude d’un événement singulier peut permettre d’envisager des questions plus générales, notamment les relations entre les citoyens et les gouvernants devant le scandale.
Ouvrage recensé– Charonne, 8 février 1962. Anthropologie d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
Du même auteur– Un tour de France royal : le voyage de Charles IX (1564-1566), avec Jean Boutier et Daniel Nordman, Aubier, 1984. – L’Industrie aux champs : essai sur la proto-industrialisation en Italie septentrionale (1800-1880), École française de Rome, 1985.– La Fabrique des prolétaires : les ouvriers de la manufacture d'Oberkampf à Jouy-en-Josas, 1760-1815, avec Yves Gaulupeau, Presses de l'École normale supérieure, 1990.– Espion : une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994. – Le Monde du travail en France (1800-1950), Paris, Armand Colin, 1998. – Histoire du travail, coll. Que sais-je ?, Paris, Presses universitaires de France, 2001. – Les mondes de l'industrie. L'Ansaldo, un capitalisme à l'italienne, Paris, éditions de l'EHESS, 2017.
Autres pistes– Linda Amiri, La bataille de France : la guerre d’Algérie en métropole, Paris, Robert Laffont, 2004.– Jean-Paul Brunet, Charonne : lumières sur une tragédie, Paris, Flammarion, 2003.– Christian Chavandier, Policiers dans la ville : une histoire des gardiens de la paix, Paris, Gallimard, 2012.– Jim House et Neil MacMaster, Paris, 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008.– Jean-Louis Loubet del Bayle, Police et politique. Une approche sociologique, Paris, l’Harmattan, 2002.– Jacques Sémelin, Purifier et détruire : usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005.