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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Défaite de la pensée

de Alain Finkielkraut

récension rédigée parAlexandre KousnetzoffAncien élève de l'IEP de Paris.

Synopsis

Société

Après le Malaise dans la civilisation de Freud, voici le « Malaise dans la culture » d’Alain Finkielkraut. Car la culture, qui peut se définir comme la vie avec la pensée, est de plus en plus vidée de toute signification. Aussi sont promues au rang « culturel » des activités qui ne relèvent pas de cette catégorie, la pensée n’y ayant aucune part. Au sein de ce grand brassage « culturel », de ce « tout-culturel », les frontières s’effacent entre les grandes œuvres de l’esprit et les gestes les plus élémentaires de la vie quotidienne. Alain Finkielkraut s’élève donc contre cette dénaturation de la « culture » et diagnostique un mal profondément enraciné dans notre civilisation des loisirs.

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1. Introduction

Lorsque l’ouvrage paraît, en 1987, le débat fait rage en France sur le thème de l’identité nationale. En effet, dans la foulée de sa victoire aux élections législatives de 1986, la droite veut réformer le code de la nationalité. Le thème de l’opposition entre culture humaniste et culture anthropologique, entre culture héritée et culture patiemment et difficilement acquise, était donc dans l’air du temps.

À cette première grille de lecture s’en ajoute une autre, qui ne recoupe pas la précédente : l’opposition irréductible entre la « vraie culture », « culture authentique », ou « haute culture », celle qui relève de la pensée, et la « fausse culture », sorte de gadget fugace qui suit les modes et qui, comme ces dernières, sont extrêmement éphémères. On ne peut pas, raisonnablement, leur accoler l’épithète de « culturel ».

Sauf à entrer dans une confusion mentale généralisée, dont la dénonciation virulente fait justement l’objet du livre.

2. La notion de Volksgeist

Lorsque paraît, en 1774, l’ouvrage du philosophe allemand Herder, Une autre philosophie de l’histoire, ce dernier prend délibérément le contre-pied des Lumières françaises, et en particulier de Montesquieu et de Voltaire.

En effet, Herder introduit dans son livre le concept de Volksgeist, que l’on peut traduire par « esprit de la nation ». S’opposant avec véhémence à la notion d’une raison universelle qui serait la même partout sur l’ensemble de la surface de la Terre, thèse soutenue par les philosophes français, Herder soutient que chaque peuple détient un mode d’être unique et irremplaçable, plus important que les valeurs abstraites, désincarnées, invoquées par les philosophes français.

C’est la porte ouverte à la confusion entre culture anthropologique et culture humaniste, à la confusion entre la culture comme vie avec la pensée, fondée sur une conscience aiguë de ce qui existe d’universel chez l’Homme et culture comme particularisme, comme triomphe de la pluralité des âmes collectives.

Désormais, avec Herder, plus rien ne peut transcender l’identité nationale, plus rien ne peut être supranational au sens le plus strict de ce terme. Le Vrai, le Bien, le Beau, comme toutes les normes morales, juridiques ou esthétiques sont renvoyées à leur contingence, au lieu et au temps où elles ont été élaborées, où elles sont apparues pour la première fois. Pour Finkielkraut, Herder est donc le grand ancêtre du confusionnisme généralisé sur la signification du mot « culture »

3. Le multiculturalisme : fossoyeur de la culture comme vie avec la pensée

Lorsqu’en 1945 l’Organisation des Nations unies voulut se doter d’une institution consacrée exclusivement à la culture, elle fonda l’Unesco. Dans la foulée de la victoire sur le nazisme et de la décolonisation qui en était à ses balbutiements, il était clair que la culture ne pourrait plus jamais être la même que celle qui existait avant le second conflit mondial.

C’est là qu’apparut le concept de multiculturalisme, porté sur les fonts baptismaux par Lévi-Strauss dans un texte publié en 1951 sur une commande de l’Unesco, Race et histoire. Dans ce texte, Lévi-Strauss, un peu dans la lignée de Herder, se livre à une critique en règle de la culture humaniste occidentale, de la culture classique, « lettrée ». Il la présente comme une culture particulière, parmi d’autres, et non pas comme « LA » culture qui aurait vocation à s’imposer sur toute la surface du globe, sans distinction de lieu ni de peuple.

Pour Lévi-Strauss, vouloir former à la culture humaniste occidentale les peuples du Tiers monde correspond à de l’ethnocentrisme, à une autre forme de colonialisme, culturel celui-là. Car pour le grand anthropologue la culture traditionnelle des Indiens de l’Amazonie brésilienne possède la même validité que la culture savante enseignée à la Sorbonne, à Oxford, à Harvard ou à Heidelberg. Ni plus, ni moins.

Pour Finkielkraut, c’est le second coup de grâce porté à la conception universaliste de la culture. Désormais, tous les révolutionnaires professionnels du Tiers monde, tous les défenseurs des « damnés de la terre » crieront haro sur tout ce qui demeure d’universel dans la culture, lui préférant et exaltant « Leur » culture contre « La » culture.

4. Les sciences humaines de l’après-guerre ou la mort de la culture

Pour Alain Finkielkraut, Les sciences humaines de l’après-guerre, et en particulier l’histoire et la sociologie, sont devenues les maîtres du doute. Les maîtres du relativisme. Armés du type de savoir qu’elles délivrent, on ne peut plus, tout simplement, croire à des normes universelles qui seraient récapitulées dans ce que l’on nomme la culture.

Finkielkraut prend notamment pour cible ce que l’on a appelé la Nouvelle Histoire qui triomphe à partir des années 1960. Cette Nouvelle histoire peut être définie comme un mélange d’histoire sérielle, fondée sur l’étude d’une série de chiffres sur la longue ou la très longue période, et d’histoire des mentalités. Selon lui, ces historiens produisent une conception pervertie, ou poussée à ses développements les plus extrêmes, , , nous apprennent à admettre qu’il ne faut pas dérouler le fil du temps, qu’il ne faut pas chercher dans nos ancêtres une sorte d’esquisse de nous-mêmes. Il ne s’agirait donc de ne pas restituer la mémoire du passé. Bien au contraire : ils arrachent ce dernier à notre emprise, le dévoilant dans une sorte d’altérité radicale.

Avec eux, plus rien de ce qui permettait un processus d’identification, ou une approche faite de reconnaissances, mêmes partielles, même incomplètes, n’est possible. Voilà pourquoi d’ailleurs la discipline historique née dans l’après-guerre explore de préférence des domaines à la fois extrêmement quotidiens et a priori marqués du sceau d’une certaine permanence : la nourriture, la mort, la sexualité… Pour, en définitive, faire la démonstration de disparités irréductibles. Permanence de l’être comme stabilité de la nature humaine ne sont que vues de l’esprit, que ces prophètes d’un nouveau temps ont vite fait de débusquer, de dénoncer puis de réduire à néant.

Dans le cas de la sociologie à présent, Finkielkraut opère la même démarche et débouche sur un constat identique. Il faut en finir, une bonne fois pour toutes, avec cette ineptie que représente l’existence d’une hypothétique « nature humaine ». Car l’étude de la culture, avec en particulier Bourdieu, prouve à l’envi qu’il existe une infinité de cultures. Et que si une seule d’entre elles est perçue comme légitime, c’est uniquement à cause de rapports de domination sociale, et pas par une espèce de supériorité objective ou intrinsèque des productions de cette culture tenue pour seule légitime. In fine, on aboutit à ce paradoxe : l’école, lieu de libération par excellence pour les philosophes des Lumières, devient un lieu doublement infâme. D’abord parce qu’il déracine les enfants issus de milieux populaires, qu’il les prive de leur culture familiale, de leurs savoir-faire ancestraux.

Ensuite parce qu’il procède à un véritable dressage, en inculquant aux enfants les valeurs dominantes élevées au rang de seules normes valides et socialement acceptables. Avec, comme pour l’histoire, le résultat que la culture comme vie avec la pensée se retrouve en miettes, disqualifiée d’emblée comme étant simplement une « culture de classe » parmi d’autres.

5. Les dérives de la « Nouvelle droite » et de la gauche anti-impérialiste

Il n’y a plus de dreyfusards : c’est le constat auquel aboutit Alain Finkielkraut. Par cette formule, l’auteur veut signifier que plus personne ne s’élève contre la légitimité de la raison d’État, contre les solidarités « naturelles », contre un travestissement, une trahison de la justice pour une cause a priori noble : la défense de l’intérêt national. Le courage des partisans du capitaine Dreyfus, coupable désigné parce que Juif, au tournant des XIXe et XXe siècles, n’est décidément plus à l’ordre du jour pour Alain Finkielkraut. Plus personne ne veut risquer sa position sociale pour défendre un innocent « fabriqué » coupable.

En effet, la défense de l’identité culturelle, quelle qu’elle soit, prime désormais sur tout le reste. Y compris sur les valeurs universelles comme la Vérité ou la Justice, le Droit ou la Raison. De « grands mots » creux et vides de sens, pour tous les adorateurs des cultures particulières.

Or, pour Finkielkraut, cette attitude politique a une généalogie : elle est la fille de la « Nouvelle droite », cet euphémisme pour désigner l’extrême-droite à partir des années 1970, une extrême-droite new look cependant, repeinte aux couleurs du néo-paganisme et des études érudites sur les runes celtiques ou la Grèce antique.

C’est la « Nouvelle droite » en effet qui a fait œuvre de révisionnisme, au sens le plus propre de ce terme, en exaltant LA différence et LES différences, au profit de l’Occident présenté comme un bastion de civilisation menacé par les barbares (entendez l’immigration en provenance du Tiers monde). D’une certaine manière, la « Nouvelle droite » retourne contre les « différentialistes » leur propre discours, pour l’appliquer à l’Occident. Ce dernier devient alors non pas le berceau universel de la civilisation, comme au XIXe siècle, mais une culture particulière, « différente » de celle des pays en voie de développement, qu’il est urgent de défendre dans sa lutte pour une survie menacée.

Discours repris par une certaine gauche anti-impérialiste, bien que retourné et pris à contre-pied : la culture des immigrés ne doit pas s’embarrasser de l’acquisition de la culture (au sens de vie avec la pensée) du pays d’accueil, encore moins de l’acquisition de la culture (au sens anthropologique) du même pays d’accueil. Fini le creuset, place au communautarisme le plus agressif. Il n’est plus question d’intégration, il est question d’affirmation et de respect des différences. De toutes les différences, y compris les plus contraires à l’esprit des Lumières, comme l’obscurantisme religieux ou les violences faites aux femmes : polygamie, mariages forcés, excision…

C’est à cette confusion extrêmement dangereuse qu’aboutit la collusion de fait, l’alliance objective entre l’extrême-droite et la « gauche la plus bête du monde ».

6. Quand tout est « culturel », la culture n’existe plus

Qui trop embrasse mail étreint. Pour Finkielkraut, la mode du « tout culturel », à laquelle restera à jamais attaché le nom du ministre de la culture de François Mitterrand, Jack Lang (de 1981 à 1986), sonne le glas des ambitions universalistes de la culture humaniste, également appelée culture comme vie avec la pensée.

Car, en effet, quand tout est « culturel », d’une recette de terroir à un concert de rock, d’une paire de bottes à une robe de haute couture, plus rien ne l’est. Le vocable a été définitivement vidé du peu de sens qui lui restait devant l’inflation démesurée de son domaine de compétence.

Ce « tout culturel » là n’a plus rien à voir avec la culture comme diversité, comme identité particulière voire particulariste. Elle a tout à voir en revanche avec le lavage de cerveau dû à la publicité (à la « culture » publicitaire ?) et à une société de consommation qui privilégie l’instant et l’émotion et se détourne comme de la peste de tout ce qui ressembler à de la réflexion.

Car notre époque, et en particulier les plus jeunes générations, ne veulent plus qu’une chose. Se divertir. À prendre dans son sens étymologique de « se détourner ». Se détourner de quoi ? De l’interrogation sur des sujets sérieux, graves parfois, sur lesquels, depuis Pascal et Descartes au moins, tout individu qui recevait un minimum d’éducation formelle se devait de réfléchir.

Pour Finkielkraut, avec le triomphe de l’état d’esprit « adulescent », la culture au sens ancien du terme ne peut tout simplement plus exister. Elle est morte, et bien morte. Du point de vue social du moins. Du point de vue strictement individuel, il restera toujours quelques risque-tout qui accepteront de tenter l’aventure. Mais la société en tant que telle semble, de manière définitive, avoir renoncé à transmettre la culture comme vie avec la pensée au plus grand nombre possible de personnes.

7. Conclusion

« Le face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie » : c’est à cette alternative angoissante qu’Alain Finkielkraut réduit le choix de ceux qui ont quitté les rivages de la culture entendue comme vie avec la pensée pour entrer dans l’ère frelatée et vénéneuse du « tout culturel ».

Consommation et publicité alliées aux atavismes hérités de l’histoire : c’est là le sort qui attend ceux qui renoncent à la culture authentique pour lui préférer une sorte d’auberge espagnole désaxée et aliénante qui ne mène nulle part.

Devant cette démission de notre société, qui a renoncé à l’humble sacerdoce des instituteurs de la fin du XIXe siècle et du début du XX, l’auteur s’indigne et diagnostique un « décervelage » généralisé pour les générations à venir.

8. Zone critique

Le principal reproche adressé à Alain Finkielkraut, outre celui de faire partie des « nouveaux réactionnaires » (reproche adressé par Daniel Lindenberg en 2002 dans son ouvrage Le Rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires), est d’usurper sa qualité de philosophe.

Accusation portée aussi bien par Éric Æschimann du Nouvel Observateur que par Pierre Nora, qui, dans son discours de réception d’Alain Finkielkraut à l’Académie française, s’exprima sur la question pour conclure que ce dernier « détournait la philosophie vers des thèmes qui n’étaient pas les siens dans le discours classique et universitaire », après avoir souligné qu’Alain Finkielkraut était « un philosophe d’un genre cependant très particulier, non professionnel ».

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987

Du même auteur

– Le Nouveau désordre amoureux, Paris, Le Seuil, 1977 (avec Pascal Bruckner).– Le Juif imaginaire, Paris, Le Seuil, 1981.– La Réprobation d’Israël, Paris, Denoël, 1983.– La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987. – Une voix vient de l’autre rive, Paris, Gallimard, 2000.– La Querelle de l’école, Paris, Stock, 2007.– L’Identité malheureuse, Paris, Stock, 2013.

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