Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alban Bensa
La fin de l’exotisme est un recueil d’articles d’Alban Bensa, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie. Les 15 textes rassemblés proposent une critique radicale de la pratique anthropologique en s’attaquant à ses méthodes comme à sa conception de la culture et de l’histoire. Ce livre déconstruit avec une rigueur inflexible le déni dont cette discipline fait preuve et illustre les conséquences qui en découlent, tant dans l’analyse tronquée des sociétés étudiées que dans leur exhibition essentialiste au sein des musées.
La fin de l’exotisme est un recueil d’une quinzaine de textes publiés entre 1979 et 2000, soit en tant qu’articles dans des revues (Terrain, Genre humain, Critique, Genèse), soit en tant que chapitres d’ouvrage collectif. Néanmoins, remaniés pour la plupart, ils constituent un ensemble cohérent au service d’une ambition scientifique : celle de pratiquer l’anthropologie en rompant de manière radicale avec la notion de culture.
Cette notion serait nativement galvaudée, car elle figerait les communautés – que d’aucuns appellent « primitives », « traditionnelles » voire « sauvages » pour les ancêtres de la discipline (Lévi-Strauss, Durkheim, Mauss) – dans un cadre affranchi définitivement de toute temporalité (passé comme futur). Autrement dit, ces populations, sans histoire (sous-entendu savante), demeureraient dans un éternel recommencement, sans réflexivité sur elles-mêmes, et entièrement subordonnées au diktat de la vie collective. D’après Bensa, l’anthropologie, en recourant au déni (du réel, de l’histoire et de l’acteur), a largement contribué à légitimer cette vision héritée du colonialisme, responsable « de l’imagerie théorique et finalement politique du Grand Partage » (p. 13) entre Eux et Nous.
En s’appuyant sur son expérience muséographique (notamment sa participation à la création du Centre culturel Tjibaou à Nouméa), sa très longue expérience en Nouvelle-Calédonie kanak et son regard critique, il nous invite « à penser les rapports sociaux comme des actes historiques singuliers » (p. 9) et à renoncer au sournois principe de généralisation.
Dans son livre, Bensa entend bien dénoncer l’absurdité voire l’impasse intellectuelle que représente la généralisation en anthropologie. « Le passage du particulier au général, explique-t-il, gagne en intelligibilité ce qu’il perd en réalité » (p. 21). Ainsi, le fait de gommer des détails, des spécificités, de lisser des aspérités permet certes d’établir une théorie, de dégager les grandes lois qui régissent l’humanité, mais finit par omettre les circonstances dont découlent précisément les comportements, les énoncés ou les objets et qui les expliquent.
Cela revient ni plus ni moins à attribuer un sens global, indépendamment de celui que lui allouent les individus en question. « L’anthropologue préfère toutefois généraliser plutôt que de singulariser, faire comme si le tout méthodiquement reconstitué commandait les éléments empiriquement séparés » (p. 58). Parce que les particularités contredisent le schéma général ou contraindraient à le complexifier de manière absconse, l’anthropologie a souvent opté pour la simplification au détriment de la précision.
Cette critique, en soi, n’est pas nouvelle et peut être portée au principe même de la généralisation. En revanche, il en est une autre que développe Bensa dans son ouvrage et qui s’avère beaucoup plus originale. Elle s’impose comme une évidence.
L’océaniste montre que les anthropologues, en généralisant, laisseraient penser que la culture est une sorte d’irréductible déterminisme, une condition généralisée et homogène qui s’imposerait aux populations malgré elles et sans qu’elles en aient conscience. Cette cohérence impliquerait que finalement, « hommes et femmes, jeunes et vieux, chefs et sujets, patrons et ouvriers » (p. 125) se rattachent à une globalité, au-delà de leurs différences. Un tel déni des singularités des personnes, de la réalité des faits, des gestes et des circonstances, bien utile pour la généralisation, appose une étiquette collective qui s’apparente à « une démarche castratrice nouri[ssant] un essentialisme inquiétant » (p. 137).
Ce que souligne Bensa, ici, c’est la négation du droit d’exister en tant que personne. Non seulement les propos des uns diffèrent de ceux des autres mais, en outre, insiste l’anthropologue, « la parole de chacun n’est pas réductible à une hypothétique parole de tous (p. 107). Les membres d’une communauté sont, par exemple, potentiellement en désaccord avec ses règles, avec leurs pairs, notamment suivant la position qu’ils occupent, qu’ils ont occupée ou qu’ils prétendent atteindre. L’analyse des pratiques concrètes d’individus relève d’une complexité autrement plus subtile et serait, si l’on croit l’auteur, définitivement incompatible avec la généralisation.
La mise en scène des objets dans les musées ethnographiques est un sujet récurrent de réflexion chez l’auteur, qui a d’ailleurs, depuis la parution de ce livre, été très impliqué dans la conception du musée des Confluences à Lyon, contre-modèle du très parisien Quai Branly-Jacques Chirac. Il avait précédemment collaboré avec l’architecte Enzo Piano au projet de Centre culturel kanak, qu’appelait de ses vœux l’indépendantiste Jean-Marie Tjibaou après les événements dramatiques qui eurent lieu en Nouvelle-Calédonie (1984-1989).
Dans plusieurs de ces essais, Bensa interroge le statut des objets exposés dans ces conservatoires de la culture et déplore que « pour l’ethnologie, les objets [soient] des indices de façons de faire qui renvoient à des façons d’être. Derrière la cuillère eskimo l’eskimoïté, sous le pagne dogon la dogonité » (p. 145). Les pièces exposées auraient ainsi la fonction « d’objets-logos » (p. 148), chacune renvoyant le public vers un ailleurs (temporel ou géographique), comme un condensé symbolique. L’objet se suffirait en lui-même. Est-ce la raison pour laquelle il est souvent dénué de précisions comme le nom de son auteur ? Pour Bensa, l’explication se loge, une fois encore, dans le déni de la personne puisqu’au « royaume de l’ethnologie, il va de soi que les pièces de musées, comme les représentations, ne sauraient être que “collectives” » (p. 147). Le contraste est en effet assez saisissant si l’on considère que l’art européen – qu’il soit contemporain ou non d’ailleurs – se présente d’abord sous la signature d’une personne, d’une école, d’un mouvement. Dans les cas où les informations ne sont pas connues, les cartels précisent la ville, l’influence de tel atelier et des bornes temporelles.
Or, rappelle l’anthropologue, « les mythes ont des auteurs, les rites des inventeurs, les objets des créateurs. » (p. 149). En conséquence, le fait d’inscrire ces pièces au catalogue des artistes anonymes, « les prive aussi de toute historicité, [… puisque] pour être “premiers”, les arts du lointain doivent se tenir à l’aube des temps, dans ce moment originaire où rien ne peut encore avoir ni commencé ni fini » (p. 290). Car il existe aussi dans ces sociétés des courants, des modes, des personnalités, des influences, des circonstances singulières (tel masque pour telle personne pour tel rituel) et des commanditaires. Pour l’auteur, il ne fait pas de doute que cette logique découle d’une option théorique essentialiste et politique façonnée par le mépris et l’incompréhension.
Tout le livre de Bensa est parcouru par la critique d’une anthropologie qui, en niant la conscience historique de « la pensée sauvage », fabrique de l’exotisme, dressant « ainsi une barrière entre le monde de la raison maîtrisée et celui du mythe » (p. 15).
D’après cette logique, les communautés traditionnelles s’installeraient dans une stabilité, un système clos avec des normes et des codes invariants. Or, l’auteur montre que les ethnologues participent grandement de cette illusion. Il démonte les mécanismes auxquels ils ont recours pour précisément faire croire, parce qu’ils en sont eux-mêmes convaincus, que ces sociétés évoluent hors du temps. Par exemple, il note qu’il est très rarement fait mention des périodes, des dates dans les récits ethnologiques, comme si ce qui avait été observé à un moment donné était éternellement valide ; le structuralisme lévi-straussien en étant la plus belle illustration. Bensa explique que, par exemple, l’auteur d’Anthropologie structurale (Plon, 1958) fait l’impasse sur le fait qu’un mythe est d’abord une performance rhétorique, « un discours polysémique face à un public » (p. 115) avec des enjeux de représentation et de pouvoir. Or, dans son analyse Lévi-Strauss, les fige comme s’il s’agissait d’un récit écrit ; le passé comme le futur n’y ont pas leur place.
Les grands principes, les règles, les tableaux voire les schémas conçus par les anthropologues attestent du caractère définitif non seulement de leur analyse, mais aussi du fonctionnement desdites sociétés.
Bensa reprend les arguments du Britannique Jack Goody (dont il a préfacé La Raison graphique, Minuit, 1979), qui pointe les effets délétères de la mise en texte d’une culture. En outre, en établissant des index, des listes, l’ethnologue « peut ainsi transposer dans un temps et un espace uniques des énoncés qui n’ont pas été produits simultanément ni en un même lieu » (p. 105). Cette logique d’inventaire a longtemps perduré. Conformément aux consignes des pionniers de la discipline (Mauss 1926, Malinowski 1922), les ethnologues rapportaient de leur mission une monographie recensant tous les aspects d’une société : religion, politique, économie, agriculture, artisanat, parenté, alimentation… Si aujourd’hui plus personne ne procède à cette mise en fiche exhaustive d’une communauté, Bensa pointe néanmoins des écueils à éviter comme d’avoir une familiarité trop forte avec ses interlocuteurs, conduisant inexorablement à les paraphraser, ou inversement une proximité trop faible attribuant à la société « d’invérifiables raisonnements » (p. 304).
Tout ne serait qu’une question de juste distance à instaurer notamment grâce à l’écriture. Il part du principe que la mission de l’anthropologue consiste à réaliser « la synthèse du sensible et de l’intelligible » (p. 321), impliquant une démarche autant scientifique que littéraire. L’auteur prône donc pour une la pratique ethnologique procédant à « des allers-retours du visuel au conceptuel, de la situation à l’héritage intellectuel, du descriptif au problématique » (p. 346).
Décidément dans cet ouvrage, Bensa n’en finit plus de condamner le rapport qu’à l’anthropologie à l’histoire et plus généralement au temps. Il écrit d’ailleurs : « Je pense qu’il faut systématiquement remplacer la notion de culture par celle d’histoire » (p. 133). Selon lui, sa discipline aurait tout à gagner de s’inspirer de la microhistoire, une école italienne de médiévistes, constituée autour de Carlo Ginzburg.
Ses membres, qui ont essentiellement travaillé sur des procès en sorcellerie pendant l’Inquisition, procèdent par la méthode indiciaire, telle une enquête policière. En dépouillant les archives, ils s’attachent à des menus détails en décortiquant des situations précises, en développant différents niveaux d’interprétation en accordant une grande importance à la notion de contexte, de temporalité, d’échelle et de symbole. « Alors que la microhistoire donne accès à la présence passée du temps, l’anthropologie s’installe dans un éternel présent » (p. 42), déplore l’auteur.
L’anthropologie aurait également une grande difficulté à analyser les événements. Il convient d’entendre l’événement comme une rupture d’intelligibilité, une situation qui laisse sans voix. Son sens échappe à la population. Ne sachant comment aborder cette rupture, l’anthropologie préfère « montrer le plus souvent que l’événement n’en est pas un » (p. 171), car elle contredit la stabilité supposée d’une société. Autrement dit, s’il arrive un événement sur le terrain d’enquête d’un ethnologue, il y a peu de chance qu’il tente de l’analyser, considérant que cette situation exceptionnelle ne saurait apporter des éléments pertinents d’analyse.
Bensa, au contraire, considère que l’événement constitue « une pliure à partir de laquelle plus rien n’est pareil » (p. 181) et à ce titre permet d’appréhender ce qui a changé, ce qui a perduré ou disparu. Encore faut-il, bien sûr, connaître préalablement la situation antérieure. L’auteur prend, par exemple, le cas des employés américains du service public (pompiers, policiers, ambulanciers…) longtemps méprisés qui ont gagné en légitimité depuis les attentats du 11-Septembre. Ils font désormais figure de héros. Depuis la sortie de ce livre, une poignée de jeunes ethnologues a fait des catastrophes leur thème de prédilection (Revet 2007, Langumier 2008). C’est le fait qu’il y ait eu un événement qui les a décidés à en faire un sujet de recherche et non parce qu’ils avaient déjà enquêté sur ces terrains.
Enfin, Bensa rappelle que la temporalité dépend, dans nos sociétés comme dans celle qu’étudie l’anthropologie, des situations. En effet, ici comme ailleurs, le rapport au temps n’est pas le même que l’on se promène, que l’on attende un résultat médical ou que l’on soit incarcéré.
L’ambition de ce livre de rompre avec une anthropologie essentialiste (l’exotisme) illustre la pensée qui traverse toute l’œuvre de Bensa. Sa volonté d’introduire l’histoire des sociétés étudiées, mais aussi celle des historiens académiques (ainsi que leur méthode) dans l’approche anthropologique permet de sortir définitivement de la dichotomie entre savoir savant et savoir populaire, entre Nous et Eux.
D’ailleurs pour l’auteur, les différences entre l’ethnologue et les membres de la communauté qui l’accueille se révèlent bien moindres que ce que l’on pourrait imaginer. L’écart serait même minime et « peut être comblé par un apprentissage mutuel » (p. 314). Rompre avec l’asymétrie de la relation par une connaissance réciproque (et non unilatérale) plaide, le lecteur l’aura compris, pour une posture modeste du chercheur ainsi qu’une une présence longue et continue sur le terrain. En cela, ce livre est tout à la fois un précis de réflexivité sur le métier d’ethnologue qu’une invitation des citoyens à porter un autre regard sur l’Autre.
Évidemment, ce livre a reçu un accueil très mitigé de l’ensemble de la communauté scientifique, puisque les critiques qu’il contient sur des pratiques toujours en cours – comme la théorie hors sol – sont virulentes. Elles visent tous les courants du structuralisme au diffusionnisme, en passant par le culturalisme, et s’attaquent à l’outillage conceptuel traditionnel de la discipline dont la culture, l’Autre (Fabian 2007) ou la généralisation. Néanmoins, aucun anthropologue ne s’est risqué à écrire un compte rendu pour attaquer cet ouvrage qui, semble-t-il, dérange, mais dont les arguments paraissent difficiles à contrer.
Yannis Papadaniel déclare ainsi qu’on peine « à cerner les contours précis d’une telle démarche » (2006) et s’impatiente d’en découvrir la portée heuristique dans un prochain ouvrage. Ce sera chose faite en 2015, avec un livre co-écrit avec des Kanaks, qui se vendra très bien pour un essai d’anthropologie, tout comme La fin de l’exotisme d’ailleurs.
Ouvrage recensé– La fin de l’exotisme. Essai d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, coll. « Essais », 2006.
Du même auteur – Les sanglots de l’aigle pêcheur. Nouvelle-Calédonie : la guerre Kanak de 1917, Toulouse, Anacharsis, 2015.
Autres pistes– Johannes Fabian, « Alban Bensa. 2006. La fin de l’exotisme », Anthropological Theory, vol 7 (3), 2007 : 365-367.– Julien, Langumier, Survivre à l’inondation. Pour une ethnologie de la catastrophe, Paris ENS Éditions, 2008.– Bronislaw, Malinowski, Les Argonautes du Pacific occidental, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989 (1922).– Marcel, Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot » 1989 (1926). – Yannis, Papadaniel, « Compte rendu : Bensa Alban. 2006. La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique », Tsanta, vol. 11, 2006 : 138-139.– Sandrine, Revet, Anthropologie d’une catastrophe. Les coulées de boue de 1999 au Venezuela, Paris, Presse Sorbonne nouvelle, 2007.