Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alexandre Sumpf
La vie de Raspoutine échappe à l’objectivité. Trop de versions circulent, contradictoires, depuis le début, trop de fantasmes enveloppent la vie de ce saint homme sans éducation, parvenu au sommet du pouvoir, assassiné pour débauches et trahison. Alexandre Sumpf ne prétend pas « dévoiler enfin la vérité ». Son travail est plus profond : il raconte, critique les sources et écrit l’histoire du mythe. C’est magistral. On ressort de là comme d’une galerie de mille portraits, fasciné par les innombrables métamorphoses subies par l’image du mystique mystificateur.
Raspoutine (1869-1916) est un mythe, mais ce mythe est greffé sur un personnage réel, celui d’un certain Grigori Efrémovitch, sujet de Nicolas II, tsar de toutes les Russies. Rien ne prédestinait, apparemment, ce paysan sibérien à jouer un rôle notable dans l’histoire mondiale. Sa famille était des plus simples : son père, qui possédait quelques chevaux, n’était ni riche, ni misérable. On sait peu de choses sur sa jeunesse, hormis qu’il fut ivrogne, comme tant d’autres, et aimait à se bagarrer, comme il sied à un jeune paysan à la force physique surprenante.
Marié, il aurait pu en rester là, mais il partit. Il prit la route. Il devint un errant, comme la Russie en avait tant compté, depuis le Moyen Âge. Il alla de monastère en monastère, à la recherche du Salut. Il impressionna, quoiqu’il ne sût presque pas lire, ni écrire. Une force singulière émanait de lui, et de ses yeux formés pour l’hypnose. Il commentait les Écritures comme un voyant, un prophète, un saint. Alors, le moine Iliodore, et quelques autres le prirent sous leur coupe. Il avait un plan, Iliodore : se servir du charisme de Raspoutine pour pénétrer les sphères influentes de Saint-Pétersbourg. Son but ? Contrer l’influence des libéraux, remettre la Russie dans le droit chemin de la tradition orthodoxe.
Ayant soumis à ses vues le tsar et la tsarine, tous deux persuadés que leur « Ami » incarnait le peuple russe dans son évangélique pureté, Raspoutine se mit à marcher tout seul, guidé par ses seuls instincts, de stupre et de mystique. La créature échappait à ses créateurs. Il entoura le Trône d’une aura de débauche. Accusé de discréditer la monarchie et de faire le jeu du parti allemand, il fut assassiné, en novembre 1916 : premier acte de la Révolution. Depuis, il incarne l’obscurantisme, la sainteté et l’étrangeté de l’ancienne Russie.
Où qu’il allât, l’homme était précédé par sa réputation : une odeur de sainteté, de soupe et d’ail. Il guérissait, il prédisait, il priait avec une ferveur inégalable. D’aucuns l’adulaient, d’autres trouvaient cela mauvais. Incapable d’apprendre quoi que ce soit, il ne put devenir prêtre et échappa à l’autorité ecclésiastique. Ses propos n’étaient pas très cohérents, ni son emploi du temps, ni ses idées, ni sa conduite. Un fou de Dieu.
Il venait d’une région, la Sibérie, connue pour être un foyer de sectes et d’hérésies. Ces immensités, aux confins de l’Asie et de l’Europe, mêlaient en leur sein les traditions les plus contradictoires et les plus archaïques. La religion officielle, c’était l’orthodoxie, avec sa hiérarchie, sa doctrine invariable et, surtout, son poids dans l’État impérial, auquel elle donnait son idéologie et sa justification. Mais la Russie tolérait nombre de déviances religieuses, surtout en Asie.
Outre les Vieux croyants, ces barbus sans clergé qui prêchaient un christianisme pur et antique, il y avait les chamanes, prêtres animistes, il y avait le bouddhisme et, surtout, les sectes chrétiennes : errants, castrats et autres flagellants (khlysty) dont l’idée maîtresse était que, pour parvenir à la grâce, il faut vaincre le péché, et que pour le vaincre, il faut le vivre pleinement, d’où l’existence de fêtes orgiaques de débauche mystique, renouvelées de l’antique paganisme russe, lors desquelles, en état de transe, les fidèles s’adonnaient à la chair jusqu’à épuisement des sens. Alors, ils parvenaient à l’extase mystique, à la paix spirituelle, dans un détachement absolu vis-à-vis de la matière.
Raspoutine fut introduit auprès de Nicolas II et de la tsarine Alexandra, en 1905, année de la première révolution russe, consécutive à la défaite militaire face au Japon. Contraint par les événements, le tsar avait accordé aux libéraux une Douma, sorte d’Assemblée nationale. Gouvernaient des modernisateurs qui orientaient le pays vers la croissance industrielle et l’occidentalisation. Le tsar ne les aimait pas. Il voulait comprendre ce peuple qu’il croyait volontiers, comme les slavophiles, doté d’une d’âme singulière et d’une mission : sauver la Russie des dérives modernes.
Alexandra, la tsarine, était complètement subjuguée. À distance, Raspoutine avait sauvé le jeune tsarévitch, seul héritier, qui souffrait d’hémophilie. Les princesses elles aussi l’adulaient. Les femmes de la cour, en nombre, se jetaient aux pieds du mage. Bientôt, les hommes d’État responsables, les dignitaires de l’Église, la propre mère et le propre cousin du Tsar furent scandalisés. Pour eux, Raspoutine n’était qu’un rustre, qui mangeait avec ses doigts, un prédicateur incohérent et un pécheur. Il faisait s’asseoir, en public, les plus charmantes dames de la cour sur ses genoux, et il palpait leurs chairs, embrassait leur épiderme.
Régulièrement, il recevait de l’argent de la tsarine. Bientôt, voici qu’il se louait un appartement, modestement bourgeois. Il recevait, donnait des conseils. On venait le voir pour des affaires, un avancement. Nicolas et Alexandra l’appelaient « notre Ami ». Ils en étaient sûrs : Raspoutine représentait le peuple, bien mieux que toutes les Doumas du monde, et ils l’écoutaient : ils nommaient aux emplois sur les conseils d’un semi-fou, simple d’esprit. Chez les libéraux et les bureaucrates, on s’étouffait. Chez les journalistes, on se frottait les mains : un scandale pareil, ça n’était pas tous les jours. Avec Raspoutine, on avait tout : le pouvoir, les princesses, les secrets d’alcôve, la politique et le mysticisme. C’était le carrefour de tous les scoops. Rapidement, Raspoutine devint une star, et il en jouait. Il se faisait photographier, donnait des interviews, publiait un livre de pensées. On ne parlait que de lui.
Plusieurs fois, ses adversaires parvinrent à le faire exiler, mais on n’empêcha pas les dames de qualité de venir le voir dans son village. Raspoutine savait les recevoir. Il avait fait installer divan, phonographe, service à thé : tout le luxe bourgeois et moderne sans lequel les classes aisées de Russie ne peuvent vivre, mais qui scandalise le brave paysan russe, ce « moujik » sale, buveur et mal élevé, que Raspoutine pourtant faisait profession de représenter auprès du souverain.
À chaque fois, Raspoutine se débrouillait pour être rappelé. La rumeur enflait, sur les relations qu’il entretiendrait avec la tsarine et les dames de la cour. Et, en effet, elles l’entouraient. On a les comptes-rendus de la surveillance minutieuse à laquelle la police secrète le soumettait. Il recevait, dès le matin et jusqu’au soir, dames et hommes influents venus boire sa parole et quémander son aide. Beaucoup de femmes, beaucoup d’alcool. Vrai démon, cynique, ou cherchant-dieu sincère, excessif, un peu fou, moujik perdu dans une haute société dont il ne put jamais comprendre les codes, manipulé ? On ne sait pas et on ne saura jamais. Ce qui est certain, c’est qu’il avait la confiance de la tsarine, que celle-ci était adulée de son époux, et que, tandis que le faux moine dansait furieusement, immense, entouré de princesses exaltées, les sérieux diplomates s’apprêtaient à faire danser aux peuples une toute autre danse, un tantinet plus macabre : 1914 approchait.
La guerre de 1914 a précipité la fin de Raspoutine. Tandis que le tsar s’était enfermé à Moguilev (quartier général), la tsarine était restée à Pétrograd, sous le regard et l’influence de Raspoutine. Ce dernier, disait-on, gouvernait la Russie, entraînant la haute société dans la débauche et le mysticisme effrénés de sa secte. Lui, il disait que les dames le suivaient, précisément pour la raison inverse. Les recevant dans son cabinet privé, il les touchait pour qu’elles perdissent, à ce contact, tout désir impur ; car il avait vaincu le démon de la concupiscence…
1916. On dit que le faux moine conspire avec la tsarine, qui est allemande d’origine, pour la conclusion d’une paix séparée avec le Reich. Les armées, dirigées par un tsar incapable, reculent. Le pays vit en autarcie, coupé du monde par l’armée allemande. La disette fond sur le pays. Les soldats veulent rentrer : ils ne comprennent pas cette guerre aux buts équivoques, où l’alliance française, l’amitié slave et l’ambition des Romanov ont plongé le pays.
Le prince Youssoupov, le député Pourichkévitch et le docteur Dimitri Pavlovitch décident d’en finir. Ils tendent un piège à Raspoutine. Ils lui font miroiter une rencontre avec Irina Youssoupov, dame influente qu’il n’a pas encore séduite. Il vient. Il ne craint rien : il a déjà échappé à plusieurs tentatives d’assassinat, il se sait fort et se croit invincible. On retrouva son corps, le lendemain, dans la Néva. Défiguré, entravé, il avait des balles dans le corps. Comment le meurtre a-t-il été commis ? On le sait avec d’autant moins de certitude que le tsar fit tout pour étouffer l’affaire, se contentant d’envoyer son cousin Youssoupov en relégation dans une de ses vastes propriétés. Cependant, il y eut tout de même une petite enquête, le gouvernement provisoire rouvrit le dossier en 1917 et deux des meurtriers livrèrent leur version des faits. La scène paraît rocambolesque. Le cyanure n’aurait rien fait à la victime.
Atteint par balle, il se serait relevé, tel un de ces morts-vivants du cinéma naissant, aurait couru, puis été abattu dans la rue avant d’être jeté, encore vif, dans le fleuve glacial. Une scène de roman policier dont les détails ne collent pas. Le mystère demeure.
Raspoutine n’a pas fini de vivre. Après sa mort, il entama une nouvelle carrière. Superstar de cinéma, il fut tour à tour satyre, saint, idiot, machiavélique. Il mourut dans toutes les positions. Il devint héros de jeux vidéo, se matérialisa sous la forme de figurines et même d’icônes, car certains orthodoxes persévèrent à voir en lui un saint, un guérisseur, un apôtre. Il fut personnage de roman, prétexte à érotisme facile, sujet de biographies sérieuses. Chacun en fit ce que ses fantasmes lui dictaient, chaque État, chaque époque l’utilisèrent à des fins de propagande : il est devenu ce que d’aucuns appellent un « enjeu mémoriel ».
Pour l’Occident, il est l’incarnation de l’âme russe, c’est-à-dire de la folie russe. On le représente scabreux, ivrogne, inculte, sale, investi d’une puissance surhumaine. Il doit faire peur. Il est, comme le proclamait Youssoupov lui-même, réfugié à Paris après la révolution, la préfiguration du bolchevik sans scrupule, infect et malfaisant. Son assassinat est une fatalité, sinon un bienfait.
Raspoutine, cela vient de pout’ et de ras, en russe. Cela signifie la dispersion, chemins qui se perdent, carrefour, embranchement, choix. Raspoutine, perdition de la Russie : cela fut l’interprétation dominante, sous le gouvernement provisoire comme sous les bolcheviks, intéressés à démontrer l’horreur de l’ancien régime. Les choses commencèrent à évoluer avec le grand film de Klimov, qui ne prétendait pas à la vérité objective mais donnait à voir « un personnage historique au prisme de sa perception par ses contemporains et nos contemporains ». La grande réhabilitation de Raspoutine date de Poutine. Elle a pour origine la découverte, par Mstislav Rostropovitch, le grand violoniste, des archives du procès de 1917, qu’il confia à son ami Radzinsky, dramaturge et historien. Celui-ci, qui interdit à quiconque d’aller voir dans ces archives, a livré une nouvelle interprétation : Raspoutine, pauvre homme de Dieu, victime d’un complot étranger, serait l’incarnation du génie et des souffrances christiques du peuple russe. Depuis, le nouveau mythe se développe, sous la bienveillance de Poutine et avec la complicité amusée d’un Depardieu réfugié fiscal en Russie, qui prêta ses dons pour un film de commande.
La vérité, pour la dernière série russe en huit épisodes, ce serait un « complot mondial contre la grande puissance » russe, avec la complicité d’une « camarilla d’homosexuels ». L’anachronisme est patent. Sous l’histoire réécrite transparaît la rhétorique officielle de la Russie contemporaine, qui se veut le rempart des valeurs traditionnelles contre l’Occident décadent.
Raspoutine fut peut-être un agent allemand (plus ou moins conscient), un illuminé, un prophète, un antéchrist, un débauché, un khlyst ; son assassinat fut peut-être le fruit d’un complot anglais visant à empêcher la paix séparée, peut-être Youssoupov et Pourichkévitch agirent-ils de leur propre chef, simplement pour l’honneur de la patrie, et, dans tout cela, nul ne sait quel fut le rôle exact de la police secrète, l’Okhrana, lointain ancêtre du KGB, maître en manipulations, en surveillance et en assassinats politiques. Nul ne sait si vraiment il fut empoisonné.
Nul ne peut certifier qu’il fut l’amant de la tsarine et le véritable maître de l’empire agonisant. La vérité historique, le mythique fait brut, graal des historiens, est ici d’autant plus inatteignable que le personnage agissait et pensait selon des idées et dans des formes que nous ne comprenons plus.
En outre, Raspoutine est un nœud historique. En lui convergent les destins de la paysannerie russe, de l’orthodoxie, de l’Empire des tsars, de la Révolution, de la guerre mondiale. En lui se rencontrent tant de destinées qu’aussitôt mort, chacun voulut le tirer à soi, voyant des faits là où les autres ne distinguaient que des ombres, inventant des explications qui pour d’autres n’étaient que des fables.
Sagement, Alexandre Sumpf ne s’engage donc pas à rétablir la vérité. Tel le Kurosawa de Rashomon (1950), il donne à voir toutes les versions de la vie et du meurtre de Raspoutine. Il distingue bien deux personnages, le Raspoutine réel et le Raspoutine mythique. Ainsi seulement on peut dégager le premier des atteintes du second, et rendre celui-ci au domaine qui lui appartient : l’histoire des mentalités et des représentations.
Très convaincant, peut-être un peu trop longuement s’attardant sur les diverses métamorphoses de la légende raspoutinienne dans les jeux vidéo et les bandes dessinées, le livre d’Alexandre Sumpf est un modèle d’honnêteté historique, car il pousse la rigueur vraiment jusqu’au bout, et sans sacrifier l’art d’écrire et de conter. Se refusant à la reconstitution, il aborde les événements passés sans croire en savoir plus que ceux qui les ont vécus. La seule chose que peut faire l’historien, c’est donc de rendre compte et de mettre en perspective, ce qu’il fait.
Mais l’ouvrage a le défaut éminent de sa principale qualité. À force de mettre en perspective le mythe Raspoutine, Alexandre Sumpf en oublie un peu le personnage réel et historique, et abandonne parfois d’essayer de percer l’énigme, ne prenant d’ailleurs pas la peine de discuter les arguments de Radzinsky, qu’il renvoie à des défauts de méthode. Il entrouvre des portes, mais les referme aussitôt. Raspoutine fut-il un agent de l’Okhrana ? Aucune idée. Avait-il vraiment des visions ? On ne le saura pas. Fut-il vraiment un envoûteur et un satyre ? Mystère. Qu’écrivit-il ? Que pensait-il ? On l’ignore. Tout ce que l’on saura de certain, c’est qu’il fut un grand personnage de cinéma et que le pouvoir russe essaie aujourd’hui (maladroitement) de le récupérer.
Ouvrage recensé– Alexandre Sumpf, Raspoutine, Paris, Perrin, 2016.
Du même auteur– De Lénine à Gagarine. Une histoire sociale de l’Union soviétique, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2013.– La Grande Guerre oubliée, Paris, Perrin, 2014.
Autres pistes– Evgueni Klimov, L’Agonie, Mosfilm, 1975.– Edouard Radzinsky, Raspoutine. L’ultime vérité, Paris, Lattès, 2001.– René Fülöp-Miller, Le Diable sacré. Raspoutine et les femmes, Paris, Payot, 1929.– Félix Youssoupov, Mémoires, V & O éditions, 1990.– Yves Ternon, Raspoutine. Une tragédie russe, 1906-1916, Paris, Complexe, 1996.