Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alexis Lévrier
Dans cet ouvrage universitaire, mais à destination d’un large public, Alexis Lévrier adopte le point de vue de l’historien de la presse pour aborder la relation ambiguë qu’entretiennent journalistes et hommes politiques. Nombreux sont les couples qui se sont formés durant les trente dernières années. Partant de ce constat, l’auteur se demande s’il s’agit d’une spécificité de la société médiatique actuelle française. Il va puiser dans sa connaissance de l’histoire du journalisme pour observer l’évolution des relations entre le monde de la presse et le pouvoir sur le temps long. Il s’appuie également sur des comparaisons avec d’autres pays comme la Grande-Bretagne. Remontant jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles qu’il connaît bien, il repère les invariants et tord parfois le cou à certaines idées reçues. Il se demande également si on ne cherche pas dans l’opinion publique à faire retomber la responsabilité sur les femmes exclusivement, alors que la question, plus large, de la connivence entre monde journalistique et sphères du pouvoir apparaît clé.
Alexis Lévrier rappelle le précepte de l’un des patrons de presse les plus admirés, Hubert Beuve-Mery, fondateur du Monde : « Le journalisme, c’est le contact et la distance. Les deux sont nécessaires. » C’est la tension entre ces deux obligations contradictoires que l’auteur explore dans ce petit ouvrage.
Il rappelle constamment les récents soubresauts qu’a connue l’actualité du monde médiatique, qu’il s’agisse de révélations qui ont défrayé la chronique, des bruits de couloir soudain apparus au grand jour, ou encore des coulisses brusquement révélées au public. La règle qui semblait plutôt prévaloir jusqu’à une date récente dans les colonnes des journaux français était celle du respect absolu de la vie privée. Ainsi Mazarine avait-elle pu rester durant des années la « fille cachée » de François Mitterrand sans que la presse, pourtant au courant, n’en trahisse l’existence. Mais aujourd’hui, la ligne de conduite des journalistes semblerait avoir changé et bien des couples de la sphère politique ont vu leurs secrets étalés dans les journaux.
Le livre cherche à déterminer si ce constat est fondé et sincère. La presse française a-t-elle toujours été dans la connivence avec le pouvoir depuis ses origines il y a quatre siècles ? Les femmes journalistes sont-elles responsables de la situation ? Comment pourrait-on redessiner les contours d’un modèle français ?
La thèse universitaire qu’a soutenue il y a quelques années Alexis Lévrier portait sur les feuilles périodiques du XVIIIe siècle qu’on appelle des « spectateurs ». Il s’agit de feuilles volantes qui commentaient l’actualité ou qui contenaient des réflexions moralistes. La France et l’Angleterre ont produit beaucoup de journaux de ce genre. Par exemple, Marivaux s’est livré avec brio à cet exercice.
Mais avant même l’apparition de ces observateurs de la société, des écrivains avaient lancé les fondements de la presse au siècle précédent. Le grand public a retenu surtout le nom de Théophraste Renaudot, créateur en 1631 de la Gazette de France.
Rappelant cette histoire, Alexis Lévrier constate avec un certain étonnement que celui qu’on encense comme le premier journaliste au monde, Renaudot, contribuant ainsi à la renommée de la France, n’était sur le plan politique qu’une sorte d’agent de propagande, mettant à la disposition du public uniquement les informations que le pouvoir lui transmettait et adoptant pour ce faire une présentation univoque, tout entière à la gloire de la royauté.
Certes la création d’un organe de presse était une innovation majeure, mais Renaudot, soutenu par un privilège perpétuel qui lui assurait l’exclusivité des informations périodiques imprimées, devenait un instrument de communication politique et diplomatique pour Louis XIII et Richelieu. Ces derniers, d’ailleurs, tuaient dans l’œuf la même année le lancement d’un autre journal plus indépendant.
Sous Louis XIV l’offre allait se diversifier en apparence : la Gazette de France pour les informations générales de l’actualité, le Journal des Savants pour l’érudition et la science, le Mercure galant pour la culture. Mais ces trois supports étaient pratiquement en position de monopole, soutenus par le pouvoir royal.
Cependant, après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, nombre d’intellectuels protestants prirent le chemin de l’exil, en Hollande en particulier. Et c’est ainsi à la périphérie du royaume que se développa un journalisme plus critique. Alexis Lévrier insiste sur le portrait d’une femme journaliste pionnière en ce domaine, Madame Dunoyer (1663-1719). Elle incarnait un regard critique et parfois féroce à l’égard du Roi-Soleil et de sa politique. Son écriture très personnelle représentait aussi le point de vue d’une femme libre.
Ainsi l’auteur, donnant encore d’autres exemples au fil des siècles, montre que dès le début de la presse française deux attitudes furent en concurrence, toutes deux pouvant se prévaloir donc d’une longue tradition : l’une dans la docilité et la connivence avec le pouvoir, l’autre dans la distance critique.
L’exemple de Madame Dunoyer montre que dans les temps anciens les premières femmes journalistes ont pu et su garder une liberté de ton et d’appréciation vis-à-vis de la sphère politique française. On ne peut donc affirmer comme on le fait parfois que la « tradition » française est seulement celle de la connivence.
Aujourd’hui, un certain nombre de femmes journalistes sont en couple avec des hommes politiques et l’affichent au grand jour. Ainsi, les soirs de victoire électorale de leurs compagnons, à quelques mois d’intervalle, Audrey Pulvar et Valérie Trierweiler ont-elles recherché la lumière et sont-elles venues ostensiblement s’associer au succès de l’homme dont elles partageaient la vie, au risque de perdre toute crédibilité comme commentatrices politiques. Du coup, la tentation est grande de jeter le discrédit sur les femmes journalistes en les mettant en scène sous la figure d’aventurières éblouies par le pouvoir qui rêvent de vivre dans l’ombre d’un homme puissant et de partager le pouvoir avec lui.
Cette critique trouve sans doute son origine dans l’un des tournants de l’histoire de la presse, quand, dans les années 1960, Françoise Giroud et Jean-Jacques Servan-Schreiber choisirent de recruter pour L’Express une cohorte de jeunes et jolies journalistes comme Catherine Nay ou Michèle Cotta.
La stratégie avouée, c’était de les envoyer auprès des élus de la République, telles des Mata-Hari, pour leur soutirer des informations exclusives, à grands coups de sourires séducteurs. Catherine Nay, en 1967, a d’ailleurs ainsi rencontré son époux, le député gaulliste Albin Chalandon. La profession, en se féminisant, a vu de plus en plus de couples se former. On peut citer les plus célèbres : Anne Sinclair et Dominique Strauss-Kahn, Béatrice Schönberg et Jean-Louis Borloo, Christine Ockrent et Bernard Kouchner, Marie Drucker et François Baroin. Les aventures passagères de François Mitterrand ou de Jacques Chirac avec des femmes journalistes sont tout aussi connues.
La position du reste de la presse vis-à-vis de ces couples est pour le moins ambiguë. Un magazine comme Paris-Match accepte de les mettre en scène en suivant la version officielle que ces personnages médiatiques veulent offrir à l’opinion publique, souvent selon une sorte de feuilleton sentimental sans répercussions politiques.
D’autres organes de presse sont plus critiques et demandent aux femmes journalistes de se mettre en retrait quand leur compagnon fait campagne ou accède à de hautes fonctions. D’autres encore, en des temps orageux, par amitié vis-à-vis de leur consœur, restent en retrait et protègent le couple : c’est ce qui a assuré une certaine omerta autour des comportements de Dominique Strauss-Kahn, connus de toute la sphère médiatique, mais tenus secrets pour le grand public.
Mais n’est-ce pas bien injuste de ne voir les choses que sous cet angle sexiste ? La connivence ne s’instaure-t-elle que sur l’oreiller ? N’y a-t-il pas pour un journaliste d’autres occasions de faire fi de la déontologie et de se laisser aller à la complaisance ?
Sous la plume des commentateurs, les dirigeants politiques sont souvent présentés comme de grands fauves, des tigres ou encore des éléphants. On pourrait ainsi déterminer quel est leur biotope commun.
Or, lorsqu’on regarde la manière dont vit la haute sphère journalistique, on constate qu’ils chassent tous sur les mêmes terres. Ils sont d’abord formés dans les mêmes écoles, en particulier à Sciences-Po. Puis, durant leurs carrières, ils fréquentent les mêmes restaurants, les mêmes clubs, les mêmes soirées. En privé, parfois, ils partagent des vacances ou des voyages. Ils se connaissent parfaitement et se tutoient souvent.
Les journalistes expliquent généralement qu’il s’agit d’une stratégie pour obtenir en off des informations exclusives qui nourriront leurs enquêtes. Quelqu’un comme Franz-Olivier Giesbert revendique cette intimité. C’est ce qui lui permet, dès lors qu’un président de la République quitte le devant de la scène, d’être capable de publier un livre de révélations qui n’est pas toujours du goût de l’intéressé. La connivence que le journaliste a surjouée dans la familiarité du pouvoir ne lui sert qu’à percer à jour certains secrets qu’il expose après coup.
Mais il faut reconnaître que la porosité entre les deux sphères, presse d’un côté, pouvoir de l’autre, est particulièrement forte en France. Il n’est pas rare de voir un journaliste devenir conseiller d’un président ou chargé de communication dans un cabinet ministériel. On en a même vu devenir ministres ou parlementaires.
Dès lors, pourquoi reprocher aux femmes de nouer des relations intimes avec des hommes de pouvoir quand l’amitié et la camaraderie s’affichent avec tout autant de connivence dans le reste de la profession ? Les couples inverses – entre femmes politiques et hommes journalistes – ou bien les couples homosexuels sont simplement moins fréquents du fait des statistiques car l’accès aux manettes du pouvoir reste encore majoritairement entre les mains d’hommes hétérosexuels.
Cette proximité peut nuire à l’information du public en occultant certains renseignements privés qui ne sont pas sans influence sur les décisions politiques. Parmi tous les exemples que développe Alexis Lévrier, on peut retenir ceux des candidats à l’élection présidentielle.
Qu’il s’agisse de Nicolas Sarkozy, de Ségolène Royal, de Dominique Strauss-Kahn ou de François Hollande, tous ont voulu donner de leur couple une image lisse et idyllique, au moment même où tous les journalistes savaient qu’il ne s’agissait que d’une façade. Un magazine comme Paris-Match s’est complaisamment prêté au jeu des photos dans l’intimité, présentant Monsieur et Madame unis, en train de faire la cuisine ou de se relaxer dans leur salon ou leur jardin.
À ce propos, Alexis Lévrier s’amuse à rappeler que Valérie Trierweiler était une des deux rédactrices envoyées par ce journal à la clinique où avait accouché la ministre Ségolène Royal en juillet 1992 pour « couvrir l’événement » et que c’est la même journaliste qui écrivit plus tard des papiers en 2005 dans Paris-Match au moment où l’élue socialiste se lança dans la campagne présidentielle, choisissant d’ailleurs ce média pour faire son annonce.
Or, à ce moment-là, la journaliste était devenue la maîtresse de François Hollande, alors que le couple s’affichait partout comme une sorte de modèle d’équilibre entre vie personnelle et professionnelle. Complicité puis rivalité ? L’auteur invite à relire les articles à la lumière de cette ambiguité que le grand public ne pouvait vraiment saisir. Qui écrit alors ? La journaliste ou la maîtresse ? En tout cas quelqu’un qui travestit la vérité pour les non-initiés.
L’auteur à travers de multiples cas récents démontre que la réserve affichée par la presse vis-à-vis de la vie personnelle des hommes et femmes politiques doit faire l’objet d’investigations plus poussées. En effet, se drapant dans leur dignité, les commentateurs français dénigrent les attitudes plus agressives de la presse anglo-saxonne. Ils s’érigent en modèles de déontologie ayant à cœur de respecter scrupuleusement les limites de la vie privée. Mais, ce faisant, sont-ils animés par une plus haute moralité que celle des tabloïds anglo-saxons ?
N’est-ce pas plutôt parce que la vie privée des journalistes serait elle-même divulguée et jetée en pâture au public s’il surgissait des révélations inopinées ? Gravitant dans les mêmes sphères que les dirigeants politiques, les journalistes ne peuvent en dévoiler les arcanes sans se trahir eux-mêmes, sans faire la preuve de la connivence qui les réunit.
L’exemple le plus longuement détaillé dans le livre est celui de Dominique Strauss-Kahn. Toute la presse connaissait depuis longtemps son comportement problématique vis-à-vis des femmes. Mais par égard pour la grande professionnelle qu’était son épouse, pour une consœur comme Anne Sinclair, personne du sérail n’aurait voulu enquêter et produire des révélations. Et même quand l’affaire du Sofitel a jailli sur les écrans de télévision du monde entier, la presse française a feint l’étonnement, a essayé de faire croire quelque temps à une machination, a pris toutes sortes de précautions vis-à-vis de ce couple hautement médiatisé.
Pour finir, sans se satisfaire de simples constats, l’auteur se demande comment définir une ligne de crête pour la presse, pour tenir la bonne distance à l’égard du pouvoir tout en restant informée des coulisses, pour éviter le populisme des médias dits alternatifs qui ne sont finalement qu’un avatar politique des journaux à scandale, pour éviter aussi d’être manipulée et de ne servir que de porte-voix aux puissants dans un jeu d’ombres chinoises.
Au-delà des relations sentimentales et sexuelles, l’auteur se demande dans cet ouvrage si la proximité amicale ne génère pas parfois autant – voire davantage – de connivence et de complicité.
À travers l’étude qu’il mène, depuis les débuts du journalisme en France il y a quatre siècles, Alexis Lévrier enquête sur ce qui pourrait dessiner un portrait spécifique du journaliste politique français, dans ses rapports complexes avec le pouvoir qu’il observe, commente, et dans les arcanes duquel il aimerait se glisser. Comment avoir un temps d’avance, une information exclusive, si on ne se rapproche pas dangereusement de ceux qui détiennent les secrets du pouvoir ? Comment soutirer des renseignements sans se brûler les ailes ? Mais comment rester crédible, comment déjouer les manipulations ?
Alexis Lévrier dissèque nombre d’exemples frappants pour présenter une analyse particulièrement documentée. Ses conclusions sont très nuancées et esquissent des pistes pour poser des bornes et définir une déontologie. Nul doute que ceux qui liront ce petit ouvrage pourront se confectionner leur propre adaptation du « modèle français ».
Cet ouvrage se démarque très nettement des autres publications sur le sujet. La presse à scandale fait ses choux gras des feuilletons amoureux des personnages médiatiques. Les commentateurs et les éditorialistes cherchent à expliquer certaines prises de position politiques par ce biais et divulguent des scoops croustillants dans leurs « bonnes feuilles ».
Alexis Lévrier, lui, adopte un point de vue d’historien de la presse et cherche sur le temps long à comprendre les relations entre les journalistes et le pouvoir, à comparer les époques, mais aussi à examiner la spécificité du cas français. Ce point de vue est original et instructif. À la lumière d’événements encore plus récents, on aimerait pouvoir lire des mises à jour régulières de cet ouvrage.
Ouvrage recensé– Alexis Lévrier, Le Contact et la distance. Le Journalisme politique au risque de la connivence, Paris, CELSA/Les Petits Matins, 2016.
Du même auteur :– Les Journaux de Marivaux et le monde des « spectateurs », Paris, Presses de l'université Paris-Sorbonne, coll. « Lettres françaises », 2007.– Matière et esprit du journal, du Mercure galant à Twitter, sous la direction d’Alexis Lévrier et Adeline Wrona, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2013.
Autres pistes– Christophe Dubois, Sexus Politicus, Paris, Albin Michel, 2006.– Besma Lahouri, Prends garde à toi si je t’aime. Les nouvelles liaisons dangereuses, Paris, Michel Lafon, 2014.– Jean Quatremer, Sexe, mensonges et médias, Paris, Plon, 2012.– Philippe Reinhard, Presse et pouvoir. Un divorce impossible, Paris, First, 2011.– Renaud Revel, Les Amazones de la république, Paris, First, 2013.