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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alexis Spire
Le thème du « ras-le-bol » fiscal s’est récemment imposé avec fracas dans le débat public. Les images des citoyens se mobilisant contre de nouvelles taxes font régulièrement l’actualité et fascinent même au-delà de nos frontières. Pourtant, les Français restent particulièrement attachés à l’État et aux services publics. D’où le dilemme : il faut à la fois augmenter les dépenses publiques et diminuer les recettes publiques. Comment sortir de cette impasse ? Selon Alexis Spire, la question fiscale cache une question sociale. Le sociologue propose ainsi une réflexion politique approfondie, nourrie par une enquête quantitative et qualitative auprès des contribuables français.
La construction de l’État est indissociable du prélèvement de l’impôt. En France, l’État-nation s’est consolidé au XIXe siècle en utilisant les taxes pour mener à bien ses missions régaliennes. Au XXe siècle, l’État-providence s’est progressivement installé en utilisant les prélèvements obligatoires pour financer la protection sociale. Ce long développement a fait du consentement à l’impôt un fondement indispensable de la pérennité de nos institutions politiques. Aussi apparaît-il nécessaire d’étudier comment la relation que les individus entretiennent avec l’État s’articule à leur rapport à l’impôt. Cet ouvrage, paru en février 2018, préfigure la crise des « gilets jaunes » en mettant en lumière les tensions sociales qui se nouent autour des questions fiscales.
C’est aussi une réflexion politique fondée sur une enquête sociologique. La thèse que l’auteur y défend – les appartenances sociales expliquent le rapport des individus à l’impôt et à l’État – est ainsi étayée par de solides arguments. La méthode employée par Alexis Spire repose ici sur deux piliers : d’une part, des résultats objectifs issus d’une enquête qualitative menée auprès de quelque 2 700 contribuables en février 2017 sur un échantillon représentatif de la population française âgée de 18 à 75 ans ; d’autre part, des enseignements tirés d’entretiens qualitatifs menés avec des contribuables rencontrés à des guichets de centres des impôts situés dans des zones où la contestation fiscale est particulièrement forte.
L’auteur recourt à des grilles d’analyse correspondant aux classes sociales auxquelles les répondants appartiennent. Il distingue ainsi les classes populaires (ouvriers, employés, personnels de services aux particuliers), les classes moyennes (professions intermédiaires, techniciens, artisans commerçants et petits agriculteurs) et les classes supérieures (professions libérales, cadres, dirigeants d’entreprise et gros agriculteurs). Alexis Spire nuance également son analyse en identifiant chez les répondants des critères qui s’avèrent déterminants pour sa réflexion, sans être pour autant des marqueurs sociaux à proprement parler, comme le fait d’avoir une activité indépendante ou de travailler dans le secteur public.
Les enquêtes menées auprès des contribuables français font apparaître un résultat contre-intuitif : plus les contribuables paient d’impôt, plus ils y consentent.
Ainsi, c’est dans les classes populaires que le consentement à l’impôt est le plus faible, alors que ce sont elles qui subissent la pression fiscale la moins importante en proportion de leurs revenus. Cela s’explique en grande partie par la relation conflictuelle qu’elles entretiennent avec l’État : mal équipées pour maîtriser le langage technique de l’administration fiscale, elles éprouvent un sentiment d’injustice et d’impuissance face à des règles qui leur semblent impénétrables. Ces sentiments sont exacerbés dans le cas d’impôts qui ne sont pas proportionnels aux revenus et dont le paiement est à la fois imprévisible et très lourd pour les contribuables les plus précaires, comme pour la taxe d’habitation par exemple.
La tendance tend à s’inverser pour les autres classes sociales. Ainsi, les classes moyennes, qui sont plus ou moins sensibilisées aux enjeux sociétaux de la fiscalité selon leur proximité avec le secteur public, comprennent et acceptent mieux les obligations fiscales. Elles cherchent même des moyens de baisser leurs impôts en établissant un dialogue avec l’administration fiscale. Pour les classes supérieures, la relation est généralement encore plus apaisée : elles comprennent le langage fiscal, ne subissent pas la pression de paiements immédiats (soit qu’elles négocient des rééchelonnements, soit qu’elles disposent des fonds requis) et connaissent les leviers qui leur permettront de réduire les montants de leurs impôts.
Les indépendants, quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, entretiennent des relations moins apaisées avec l’administration fiscale. Le plus souvent, ils doivent s’acquitter de l’ensemble des prélèvements obligatoires, c’est-à-dire les impôts et les cotisations sociales, et se confrontent ainsi à la complexité du système. Cette configuration, couplée à une solide éthique du travail et une certaine culture de l’indépendance, entame fortement leur consentement à l’impôt.
Certains indépendants parviennent cependant à s’accommoder de la contrainte fiscale dans la mesure où ils deviennent capables de maîtriser la temporalité des prélèvements : dès lors qu’ils ont identifié les prélèvements auxquels leur activité est soumise et qu’ils disposent d’une visibilité suffisante pour prévoir les décaissements, leur relation avec l’administration fiscale s’apaise.
Il en va de même avec les classes supérieures : leur maîtrise du système fiscal leur permet d’anticiper les prélèvements et de composer avec la loi, qui perd ainsi à leurs yeux de sa rigidité et de son implacabilité. L’impôt devient moins une contrainte qu’un paramètre à intégrer dans une stratégie patrimoniale. Le recours par les classes supérieures aux différentes niches fiscales nourrit chez elles le sentiment de pouvoir choisir comment utiliser l’argent qu’elles doivent payer, par exemple en réalisant des travaux de rénovation ou en faisant un don à une association.
Les classes moyennes entretiennent quant à elles un rapport contractuel avec l’administration fiscale : leur capacité à s’approprier les subtilités du système leur permet d’entrer dans un dialogue à la fois constructif et apaisé avec les agents de l’État. Elles recourent également aux niches fiscales pour diminuer le montant de leurs impôts et ont ainsi le sentiment de dominer la contrainte fiscale, sans pouvoir s’en affranchir complètement.
Enfin, pour les classes populaires, la relation avec l’administration fiscale est plus tendue et fait écho au sentiment de désespoir qui peut parfois surgir face à des agents perçus comme fermés au dialogue. En effet, les contribuables qui sont en situation précaire n’ont ni les compétences pour dominer la technicité fiscale ni la stabilité des revenus qui leur permet d’anticiper les prélèvements obligatoires. Leur confrontation à l’État se cristallise sur l’impôt qui semble répondre d’une loi aussi implacable qu’incompréhensible.
Les stratégies visant à contourner l’impôt sont présentes à tous les échelons, mais leurs formes varient selon les classes sociales. Dans tous les cas, elles renforcent l’acceptabilité de l’impôt en permettant d’échapper au moins en partie à la contrainte qu’il représente.
Chez les classes populaires, l’économie informelle constitue la principale forme d’évitement fiscal. Les individus qui souhaitent augmenter leurs maigres revenus fournissent de petits services rémunérés dans leur cercle de socialisation directe. Un tissu de solidarité se noue ainsi dans cette économie qui échappe à toute formalisation, et donc à l’impôt. Ces arrangements permettent de mieux accepter la rigidité et l’implacabilité de l’administration fiscale.
Il en va de même chez les indépendants, et notamment chez les moins aisés. Il est communément admis qu’une partie de la rémunération doit être réalisée « au black » afin de ne pas augmenter le montant des cotisations sociales et des impôts. Par exemple, un restaurateur encaissera les petites consommations, comme le café ou la bière, en argent liquide sans comptabiliser la vente, ce qui peut lui permettre de ne pas déclarer jusqu’à un tiers de son chiffre d’affaires. Ce n’est qu’à cette condition que ces entrepreneurs supportent la charge de travail que leur activité leur impose. Cette condition est d’ailleurs perçue comme un contrat implicite passé avec l’État, dont les agents sont jugés peu regardants à cet égard.
Dans les classes moyennes et supérieures, les stratégies visant à contourner l’impôt entrent plus facilement dans le champ de la légalité. Au-delà de l’utilisation des niches permettant de réduire le montant des impôts dus, il est d’usage courant de faire appel à un tissu organisé d’experts (avocats, fiscalistes, notaires, etc.) pour s’affranchir de la contrainte fiscale, notamment lorsqu’il s’agit de préparer la transmission du patrimoine d’une génération à l’autre. Ces pratiques apparaissent même comme des marqueurs d’appartenance sociale pour les individus qui y recourent.
Si les stratégies de contournement fiscal ne sont pas l’apanage d’une classe sociale et concernent toutes les couches de la société, les pratiques propres à chaque classe sociale suscitent bien souvent de l’indignation chez les autres. Ainsi, la fraude aux aides sociales apparaît souvent comme proprement scandaleuse chez les indépendants et les classes moyennes en raison de leur très forte éthique de travail. Cependant, les révélations de plusieurs affaires d’évasion fiscale parmi des personnalités médiatiquement exposées, et notamment chez des dirigeants politiques, ont cristallisé au cours des dernières années le ressentiment contre des « privilégiés » qui parviendraient plus facilement à échapper à la contrainte fiscale.
Aussi la revendication de justice sociale surgit-elle sous le sentiment diffus d’un « ras-le-bol » fiscal généralisé et largement entretenu par les médias. Si la majorité des contribuables s’accorde à dire qu’on paie trop d’impôts en France – et que les classes populaires sont celles qui éprouvent le plus fortement ce sentiment –, les révoltes fiscales qui ont ponctué l’histoire de France trouvent souvent un solide ancrage géographique et social. Certes, le patronat et les classes supérieures n’ont cessé de chercher à influencer discrètement les responsables politiques afin de diminuer la pression fiscale sur les entreprises, ainsi que les impôts sur le capital. Mais les manifestations les plus retentissantes s’appuient le plus souvent sur le sentiment largement partagé d’injustice fiscale.
La mobilisation contre l’écotaxe à partir du printemps 2013 est à cet égard révélatrice. Ce mouvement a progressivement gagné en notoriété en trouvant un fort soutien chez une grande partie de la population qui s’est montrée solidaire de ces « Bonnets rouges ». Pourtant, il s’agit au départ d’une mobilisation patronale contre une taxe sur la circulation des poids lourds, au motif qu’elle porterait atteinte à la compétitivité des entreprises françaises de transport routier. La révolte a trouvé un écho particulièrement fort chez les transporteurs bretons dont l’éloignement géographique les exposait tout particulièrement à cette taxe.
Face aux difficultés que cette dernière faisait peser sur les entreprises de la région, les employés se sont alors ralliés à la cause de leurs employeurs, et le mouvement est devenu emblématique d’un soulèvement populaire contre un impôt perçu comme injuste, car imposé unilatéralement par un État autoritaire et centralisateur. La revendication fiscale est conjoncturelle, mais elle révèle un malaise social structurel.
Les résistances à l’impôt, qu’elles s’expriment par des manifestations violentes ou des mobilisations discrètes, travaillent continûment à limiter le développement des prélèvements obligatoires. Aussi les gouvernements ont-ils tout intérêt à préserver le consentement à l’impôt pour des raisons de maintien de l’ordre. D’où les différentes stratégies employées pour désamorcer les motifs de mobilisation : création de niches pour alléger la pression fiscale sur certains contribuables, automatisation des prélèvements pour réduire la visibilité des impôts, etc.
À cet égard, il est frappant de constater que l’acceptabilité d’un impôt ne dépend pas de son importance économique, ni pour l’État ni pour les particuliers. Ainsi, l’exposition médiatique réservée à l’impôt sur le revenu est considérablement plus élevée que celle réservée à la contribution sociale généralisée (CSG), bien que le rendement du premier soit désormais plus faible que le rendement du second.
En cause : l’impôt sur le revenu, qui repose sur une base déclarative et un montant progressif, cristallise le ressentiment des contribuables ; alors que la CSG, qui est prélevée automatiquement et proportionnellement aux revenus, passe relativement inaperçue. L’exemple des droits de succession est également révélateur à cet égard : alors que la majorité des contribuables y est de fait exemptée, cet impôt sur la transmission du capital est perçu comme particulièrement injuste au sein des classes populaires, alors même qu’il est censé réduire la reproduction d’inégalités sociales d’une génération à l’autre.
Alexis Spire explique ce décalage par une mauvaise compréhension des prélèvements fiscaux et de leur utilité sociale : les classes populaires sont ainsi les plus disposées à s’insurger contre un système fiscal auquel elles contribuent proportionnellement moins et qui leur apporte comparativement plus. D’où la distinction entre État visible et État souterrain : d’une part, l’action de l’État est clairement identifiée lorsqu’il s’agit de lever des impôts ; d’autre part, l’action de l’État se fait oublier lorsqu’il organise la redistribution des richesses au bénéfice des moins aisés. Si le gouvernement ne s’attache pas à rendre plus visible cette action « souterraine », alors il organise l’illégitimité de l’État auprès des contribuables.
Cet ouvrage permet de mieux comprendre l’articulation entre les différentes formes de résistances à l’impôt et le rapport que les contribuables entretiennent avec l’État.
Selon l’auteur, une approche par classe sociale est indispensable pour expliquer un paradoxe singulier : le consentement à l’impôt ne relève pas seulement du niveau des prélèvements, mais surtout de la représentation de l’État et de la perception des impôts en tant qu’ils sont justes ou injustes. Ces clés de lecture nous donnent de précieux éléments pour décrypter les ressorts du mouvement des « gilets jaunes ».
Alexis Spire livre dans cet ouvrage une analyse très fine des représentations que les contribuables français ont de l’État ainsi que du rapport qu’ils entretiennent avec l’impôt. Cependant, son approche par classe sociale, si elle semble justifiée par les résultats de l’enquête sociologique, échoue finalement à dépasser quelques paradoxes essentiels : pourquoi les classes populaires sont-elles farouchement opposées aux droits de succession, alors qu’ils ne concernent que les contribuables les plus aisés ? Pourquoi sont-elles les plus véhémentes contre la pression fiscale, alors qu’elles y sont les moins exposées ? Pourquoi contestent-elles le système de prélèvements, alors qu’elles bénéficient des effets de transfert qui en résultent indirectement ?
Chercher à épuiser ces paradoxes en les soumettant à une analyse sociologique par classe sociale néglige une dimension essentielle du sujet : l’impôt est toujours perçu comme une privation immédiate de liberté. Certes, on peut éventuellement en espérer des avantages différés par la médiation de l’État. Mais aux yeux de contribuables qui se trouvent dans une situation de précarité économique et qui ne disposent pas des ressources suffisantes pour bien appréhender le fonctionnement des institutions, un système fiscal aussi lourd que complexe ne peut être qu’insupportable, quand bien même il financerait un système social très développé. Si la responsabilité incombe aux gouvernements, comme l’avance l’auteur, il pourrait être plus efficace, afin d’apaiser la relation des citoyens à l’État et de renforcer leur consentement à l’impôt, de simplifier drastiquement la fiscalité plutôt que d’améliorer la lisibilité de l’action publique.
Ouvrage recensé– Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français, Paris, Seuil, 2018.
Du même auteur– Faibles et puissants face à l'impôt, Paris, Raisons d'agir, 2012.– Avec Katia Weidenfeld, L’Impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte, 2015.
Autres pistes– Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.– Nicolas Delalande et Alexis Spire, Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte, 2010.– Thomas Piketty, Les Hauts Revenus en France au XXe siècle, Paris, Grasset, 2005 ; réed. Seuil, « Points Histoire », 2016.– Gabriel Zucman, La Richesse cachée des nations, Paris, Seuil, 2013.