Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Alison Gopnik
Depuis une trentaine d’années, le « parenting » (ou art de la parentalité) ne cesse de monter en puissance. Mais, si cette tendance part d’une bonne intention – produire de futurs adultes heureux – elle a été dévoyée par le contrôle grandissant qu’elle entraîne sur les enfants, en vue de les rendre efficaces sur le plan scolaire. Dans ce livre, Alison Gopnik, pionnière en psychologie du développement de l'enfant, rappelle qu’une telle démarche utilitariste est une aberration d’un point de vue scientifique. Un livre basé sur les derniers apports de la biologie de l'évolution, qui renouvelle profondément les débats sur l'éducation.
Existe-t-il vraiment une « bonne » méthode d’éducation ? Le « parenting », ou art de la parentalité, si prôné ces dernières décennies, est-il vraiment la panacée ? Mieux, est-il seulement nécessaire ?
Pour Alison Gopnik, c’est non. L’auteure prévient d’emblée les adultes : élever ses enfants doit davantage se rapprocher du jardinage – c'est-à-dire un processus long et peu exact – que de la menuiserie (activité précise et minutieuse entre toutes).
Ce livre démonte, point par point, les mythes de la parentalité comme « métier » ou comme compétence à acquérir. Quant à l’enfance, c’est avant tout une phase d’exploration indispensable à la « fabrication » de futurs adultes épanouis. Le cerveau d’un enfant fonctionne en effet d’une manière très particulière.
Cet organe crucial est entièrement tourné vers les apprentissages… lesquels se font de manière spontanée. Il s’agit donc d’accompagner judicieusement ces apprentissages, mais en évitant, autant que faire se peut, de les contraindre ou de chercher ou à les orienter.
Le « parenting » est une conception anglo-saxonne de l’éducation apparue dans les années 1970. Elle repose sur la conviction qu’être parent serait un métier qui s’apprend. Et qu’il existerait un ensemble de méthodes à appliquer pour obtenir des résultats optimaux avec ses enfants. Une approche miracle, en somme, qui leur ouvrirait à terme les portes des meilleures études et serait garante d’une existence réussie.
Or, pour Alison Gopnik, le parenting propose une vision bien trop simplificatrice et rigide de l’enfance. Cette période de notre vie est par essence chaotique. Et c’est ce qui en fait sa richesse. L’enfance est la période par excellence de l’expérimentation. Vouloir absolument la contrôler est une absurdité. De plus, ces méthodes génèrent souvent anxiété, culpabilité et frustration chez les parents.
Les « bons » parents sont ceux qui offrent à leur enfant les meilleures conditions possible pour qu’il puisse suivre ses propres choix, même s’ils les jugent désastreux. L’auteur utilise une double métaphore. Selon le modèle du parenting, être parent, c’est être menuisier. Le travail consiste à tailler ce matériau afin de le transformer en un produit fini conforme au plan de départ. Lorsqu’on jardine, en revanche, on crée un espace protégé et nourricier afin que les plantes poussent bien. Une tâche chronophage, éreintante et souvent ingrate, les plantes ne poussant jamais exactement comme on l’avait envisagé.
Un bon parent pourra contribuer à créer une nouvelle génération robuste, résistante et capable de s’adapter aux variations inévitables et imprévisibles que réserve l’avenir. Les parents ne sont pas faits pour modeler la vie de leurs enfants, mais pour donner à la génération suivante un espace protégé dans lequel ils peuvent produire de nouvelles façons de penser et de se comporter.
Tel est le schéma que met au jour la biologie de l’évolution, et qui ressort des études expérimentales en psychologie de l’enfant. En tant que parents, comme dans le cas de la science, « nous obtiendrons de bien meilleurs résultats en soutenant mille programmes différents de recherche plutôt qu’en mettant tout notre argent et notre énergie dans un seul projet », assure la psychologue (p. 50).
Chez les humains, l’intégralité du programme de développement a été étirée : ils ont une enfance et une adolescence plus longues que le reste du monde animal. Mais l’immaturité va de pair avec un cerveau plus gros, qui entraîne une intelligence, une adaptabilité et des compétences en matière d’apprentissage accrues. La tension entre innovation (ce que les enfants apprennent de leurs propres expériences) et tradition (les découvertes des générations précédentes) constitue le paradoxe central de l’apprentissage.
Les études montrent que, dès le plus jeune âge, les enfants interprètent activement et essaient de comprendre ce que font les autres et pourquoi, avant de combiner ces informations avec celles tirées de leur propre expérience. Mais surtout, qu’une part infime de cet apprentissage provient d’un enseignement conscient et délibéré. Les bébés, notamment, apprennent beaucoup par eux-mêmes, par interactions et par imitation.
Les jeunes enfants apprennent par deux voies principales (« apprentissage-découverte »). D’abord, en observant et en imitant les individus autour d’eux. Il faut que ce soit une personne réelle qui prenne en charge l’action. Les enfants « sur-imitent » même (à savoir qu’ils vont plus loin que le modèle), lorsque la personne en face est présentée comme « experte » en la matière. Paradoxalement, dans ce cas, ils apprennent moins efficacement, en effectuant non seulement les gestes utiles, mais en y ajoutant d’autres, peu ou pas efficaces.
Deuxième voie d’apprentissage pour le jeune enfant : en écoutant ce que les autres disent sur la façon dont le monde fonctionne. Les enfants ont plus de chances de croire l’information donnée par une personne familière. Si deux personnes énoncent deux affirmations opposées, ils auront tendance à croire la plus sûre d’elle ou celle qui est présentée comme experte de la question. Ils sont également sensibles au consensus, en choisissant la proposition énoncée par le plus grand nombre de personnes. De manière générale, les enfants apprennent en prenant part à des conversations intimes, ouvertes et dynamiques avec leurs proches.
Les enfants plus âgés s’adonnent à l’« apprentissage-maîtrise », lequel consiste à faire une seconde nature de ce qu’on a déjà appris. Il s’agit d’exploiter, et non plus d’explorer. De fait, ils transforment ce qu’ils ont appris en procédures automatiques. Ces deux types d’apprentissage utilisent deux zones distinctes du cerveau. L’apprentissage-maîtrise, qui requiert une concentration intense, mobilise la partie préfrontale. Le cerveau renforce les zones d’information et se spécialise de plus en plus, au détriment d’autres. Le cerveau d’un élève de primaire est plus efficace que celui d’un élève de maternelle, mais plus rigide aussi.
Alison Gopnik rappelle que les archéologues ont retrouvé dans les lieux dédiés aux enfants des poupées et des ustensiles de cuisine miniatures datant d’il y a quatre mille ans. Elle rappelle l’importance du jeu chez les petits d’animaux pour s’entraîner à se battre et à chasser dans un contexte sécurisé. Chez les petits humains, le jeu est également essentiel pour développer les facultés d’adaptation et de sociabilité. Les scientifiques ont dressé cinq caractéristiques communes à toutes les formes de jeux : jouer n’est pas un travail, sans être pour autant une activité improductive ; jouer est amusant ; jouer est un acte volontaire ; le jeu, comme l’enfance en général, est dépendant d’un contexte de sécurité ; enfin le jeu présente une structure particulière, un schéma composé de répétitions et de variations.
Les apports du jeu sur le cerveau de l’enfant sont innombrables. Les enfants qui pratiquent la bagarre depuis le plus jeu âge développeront généralement de meilleures compétences sociales. Les expériences ont par ailleurs montré que les rats qui jouent produisent certaines substances chimiques, dans les parties les plus sociales du cortex préfrontal, qui rendent le cerveau plus « plastique ». Et en neurosciences, un cerveau « plastique » évolue plus facilement. Autre spécificité de l’espèce humaine au sein du règne animal : jouer à faire semblant. Une pratique qui commence dès l’âge d’un an et qui atteint son paroxysme vers l’âge de trois ou quatre ans. Faire semblant est une faculté commune à l’apprentissage par le jeu et à la pensée hypothético-déductive des scientifiques : elle développe la capacité d’envisager des possibilités, voire de changer le monde. Certains résultats prouvent que les enfants qui font le plus semblant apprennent mieux. Ils développent aussi une meilleure capacité à comprendre les désirs, les perceptions, les émotions et les croyances d’autrui.
Jouer permet aussi aux enfants d’essayer, au hasard et de façon variable, un ensemble d’actions et d’idées et d’en déduire des conséquences. Les adultes doivent éviter de s’en mêler, sous peine en d’entraver le jeu, et donc les apprentissages : quand l’expérimentatrice se comporte en enseignante (« Je vais vous montrer comment faire »), les enfants sont moins intéressés et actifs. Ils se montrent plus pressés d’imiter l’adulte, pour satisfaire celui-ci que de découvrir des choses par eux-mêmes et de saisir en profondeur les mécanismes à l’œuvre.
L’école ne date que de 200 ans environ, soit un clin d’œil à l’échelle de l’histoire humaine : elle est le produit de la montée de l’industrialisation. Dans les sociétés traditionnelles, six-sept ans, c’est l’âge auquel les enfants commençaient à devenir des apprentis informels, pour devenir chasseurs-cueilleurs, par exemple, note Alison Gopnik.
Selon elle, comme les parents, les éducateurs ont souvent en tête une conception de l’apprentissage et du développement erroné d’un point de vue scientifique, selon laquelle les études sont censées façonner l’enfant pour en faire un type d’adulte particulier. Le but de l’école consiste à créer des enfants qui auraient de bons résultats aux tests standardisés. Or, apprendre n’a rien à voir avec les résultats obtenus à un test : on apprend pour appréhender la réalité du monde autour de soi.
Alison Gopnik déplore que la plupart des écoles ne soient pas des institutions qui encouragent la découverte ni des centres d’apprentissage. « Ce que les écoles font de mieux, c’est d’apprendre aux enfants à aller à l’école », regrette-t-elle (p. 247).
Elle déplore le fait que la maternelle soit désormais vue comme une simple préparation à l’école élémentaire. Selon elle, il devrait pouvoir être possible d’évaluer l’école, sur la qualité de l’éducation générale des enfants, sur l’adaptation du professeur aux différents types d’élèves, et non plus seulement sur la réussite aux tests. Elle insiste aussi sur le fait que l’apprentissage le plus fondamental apporté par l’école ne se passe pas en classe, mais dans les jeux, les relations amicales et les rivalités de la cour de récréation.
Autre critique : la variabilité naturelle, si positive, des enfants devient une tare dans le cadre de l’institution scolaire. L’obligation de concentration sur un unique thème en cours pousse à la mono tâche et restreint le champ de l’attention, et même de la conscience. Gopnik pointe du doigt qu’un lien a été démontré entre l’essor des troubles du déficit de l’attention et l’importance toujours plus grande accordée aux résultats scolaires.
À la clé, un taux excessif de médicamentation, face à un phénomène à la fois biologique et social. « Au lieu de “corriger” les cerveaux des enfants pour les faire entrer dans le moule des écoles, nous pourrions changer nos écoles pour qu’elles s’accommodent d’un ensemble plus vaste de cerveaux », propose-t-elle (p. 255).
La plasticité, la variabilité et le désordre, à la fois intellectuels et émotionnels, font un retour frappant à l’adolescence, autre période d’innovation et de changement. La tâche profondément paradoxale des parents consiste à permettre, voire à encourager, cette transition.
Alison Gopnik présente la théorie des « deux systèmes », neurologiques et psychologiques, qui entrent en interaction pour transformer les enfants en adultes. Le premier, très étroitement lié aux changements biologiques et chimiques de la puberté, est à la source de tous les excès de l’adolescence. Le deuxième système, siège du cortex préfrontal, a trait au contrôle : il achemine et exploite toute cette énergie en effervescence.
Ce système de contrôle dépend bien plus de l’apprentissage. Dans les sociétés traditionnelles, ces deux systèmes étaient largement en phase. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Sa suggestion : au lieu de donner aux adolescents davantage d’expériences scolaires, nous pourrions essayer de produire plus d’opportunités d’apprentissages concrets.
Par ailleurs, l’une des inquiétudes les plus répandues chez les parents est quels effets les nouvelles technologies informatiques vont avoir sur l’esprit de nos enfants et comment y faire face. Pour Alison Gopnik, l’inquiétude n’est pas de mise. Des chercheurs n’ont trouvé aucune preuve pour étayer les peurs les plus répandues chez les parents à propos d’Internet, mis à part les effets perturbateurs des écrans LED sur le sommeil. Les adultes ont tendance à se méprendre sur l’impact du changement technologique. Lorsqu’ils découvrent une nouvelle technologie, leur cerveau ne se modifie que petit à petit, car le cortex préfrontal produit des inhibiteurs qui l’empêchent de se modifier. Ce qui n’est pas le cas pour un cerveau plus jeune.
Oui, les écrans transforment le cerveau de nos enfants, mais tout comme la lecture a profondément modifié notre cerveau. Le recul est encore insuffisant pour en dire plus sur les tenants et aboutissants de cette évolution. Dans tous les cas, la génération numérique fabriquera son propre monde et trouvera comment y vivre.
Pour aider au développement du cerveau de nos enfants, trois mots-clés sont importants : découverte du monde, apprentissage, accompagnement. Alison Gopnik rappelle qu’élever un enfant constitue un engagement à vie, un attachement sans retour sur investissement, et non une réussite personnelle. Nous ne préparons pas notre descendance pour la société actuelle, mais pour un monde dont nous ignorons tout. Une enfance sûre et stable permet aux enfants d’explorer, d’essayer des modes de vie et de comportement entièrement nouveaux, et de prendre des risques.
Or, nous devons laisser à nos enfants le risque d’échouer une fois adultes, de faire leurs propres expériences et de s’en relever par eux-mêmes : dans le cas contraire, nous aurons échoué en tant que parents. Moyennant quoi les enfants nous promettent de merveilleuses surprises : un bon parent permet à ses enfants de s’accomplir et de réaliser des choses d’une manière qu’il n’aurait jamais pu prédire ni même imaginé pouvoir construire.
Cet Anti-Manuel d’éducation est un essai militant pour une parentalité et une école qui respectent enfin les conditions d’apprentissage et de développement de l’enfant. Si le propos foisonnant, n’échappe pas toujours au bavardage ni à la répétition, l’humour et l’amour (notamment celui d’une grand-mère pour ses petits-enfants) sont omniprésents.
Le replacement de l’enfance dans une perspective évolutionniste dédramatise et déculpabilise. Cela donne, en plus, de réelles pistes d’action pour tisser autour de ses enfants le contexte familial le plus propice à l’épanouissement personnel et à l’essor des apprentissages. Le tout, à la pointe des dernières découvertes sur les neurosciences. Loin de s’opposer à l’éducation bienveillante, il la complète à merveille.
Ouvrage recensé– Anti-manuel d’éducation : l’enfance révélée par les sciences, Paris, Le Pommier, 2017.
De la même auteure– Le Bébé philosophe, Paris, Le Pommier, 2012.– Comment pensent les bébés ?, Paris, Le Pommier, 2016.
Autres pistes– Catherine Gueguen, « Pour une enfance heureuse : repenser l'éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau », Paris, Pocket, 2015.– Emmanuel Sander, Les neurosciences en éducation, Paris, Retz, 2018.– Michèle Mazeau, Dans le cerveau de mon enfant : la révolution des neurosciences - Tout le développement de l'enfant de 0 à 6 ans, Paris, Horay, 2018.