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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Amartya Sen
Dans cet essai publié en 1992, Amartya Sen pose une question fondamentale : de quoi parle-t-on au juste lorsqu’on parle d’égalité ? L’égalité a toujours semblé la pomme de discorde en matière d’économie politique. Mais c’est mal comprendre cette notion fondamentale : il n’y a pas d’égalité dans l’absolu, mais seulement par rapport à une valeur de référence. Aussi toutes les théories d’économie politique sont-elles fondamentalement égalitaires. Il s’agit donc de repenser l’articulation entre égalité et liberté à cette lumière. Pour dépasser cette dialectique, Amartya Sen propose la notion de « capabilité », qui permet d’évaluer dans quelle mesure les individus sont également libres de choisir leur propre vie.
Repenser l’inégalité constitue un point de référence dans la littérature scientifique sur l’économie du bien-être et du développement. L’auteur y reprend nombre des concepts et analyses développés dans ses précédents travaux et précise ses points de convergence et de divergence avec d’autres théories de référence.
Une attention toute particulière est accordée à la théorie de la justice comme équité de John Rawls, dans laquelle le philosophe américain identifie les « biens premiers », c’est-à-dire les biens indispensables à la dignité des personnes, auxquels les individus doivent nécessairement avoir accès dans une société juste. C’est en grande partie par rapport à ce concept que Sen a développé son approche des inégalités par les « capabilités », qui vise à intégrer la diversité des humains dans la compréhension de la liberté effective. Et pour cause : cette diversité occupe, dans l’œuvre de Sen en général et dans cet essai en particulier, une place fondamentale. L’économiste et philosophe pense la liberté individuelle et l’égalité sociale en intégrant les différences liées aux caractéristiques qui fondent l’identité des personnes. Ainsi, le sexe, l’appartenance à une caste ou encore le handicap apparaissent à cet égard comme tout aussi déterminants que la seule situation économique. Cette approche offre ainsi une vision novatrice de l’égalité et donne corps à la notion de liberté réelle. D’où son importance pour la conception de politiques publiques visant à réduire la pauvreté, tant dans les pays en développement que dans les pays développés.
Avant de prôner l’égalité, il faut d’abord répondre à la question : « égalité de quoi ? ». En effet, il n’y a pas d’égalité dans l’absolu, mais seulement par rapport à un objet. On peut ainsi parler d’égalité de revenus, de fortune, de droits, de liberté, etc. C’est ce que Sen appelle la « variable focale », c’est-à-dire ce sur quoi l’égalité doit prioritairement porter. Il s’agit bien d’une priorité, car l’égalité sur une variable focale peut entraîner de l’inégalité sur une autre variable. Ainsi, défendre l’égalité des revenus peut contrevenir à l’égalité des chances ; promouvoir l’égalité des revenus peut consolider des inégalités de fortune ; etc. Aussi n’existe-t-il pas d’« égalitarisme », c’est-à-dire de théorie d’éthique sociale visant l’égalité dans l’absolu. En fait, toute théorie d’éthique sociale est égalitaire sur une variable focale spécifique. Ainsi, les libertaires promeuvent un égal droit à la liberté pour chaque individu, les utilitaristes recherchent la plus grande utilité sociale en accordant une égale valeur à l’utilité de chaque individu, les partisans de l’égalité des chances tiennent à ce que chaque individu ait un égal accès à toute position sociale, etc. La raison tient à l’acceptabilité de cette théorie : comment une théorie d’éthique sociale pourrait-elle être considérée comme juste si elle se fondait sur un traitement inégal des individus ? L’inégalité sur une variable donnée n’est jamais que la conséquence de l’égalité sur la variable focale. C’est pourquoi la notion d’égalité est indissociable de l’impartialité dans le traitement accordé à chaque individu. Pourtant, dans la pratique, la mesure de l’égalité se heurte à de nombreuses difficultés qui compliquent les comparaisons, et ce précisément parce qu’elle implique de négliger d’autres variables. Par exemple, mesurer l’égalité doit prendre en compte les inégalités liées au milieu d’origine des individus ou aux efforts qu’ils fournissent. C’est parce que les sociétés sont diverses que l’égalité est une notion complexe.
La diversité des humains implique que tous les individus sont hétérogènes. Ils diffèrent entre eux par des caractéristiques tant internes (âge, sexe, aptitudes, etc.) qu’externes (fortune reçue, milieu social d’origine, etc.). De ce fait, on peut dire que la société est inégale. Toute théorie d’éthique sociale vise donc à négliger la diversité pour comparer les individus sur une variable.
C’est pourquoi les théories d’éthique sociale recourent à des classifications d’individus en groupes plus ou moins homogènes : les individus qui appartiennent à un groupe partagent, dans une certaine mesure, une ou plusieurs caractéristiques. Ainsi, les discours politiques peuvent s’adresser aux classes populaires en considérant qu’elles disposent de revenus globalement homogènes. Mais comme toute classification, la focalisation sur certaines caractéristiques en néglige d’autres.
De fait, au sein des classes populaires, la situation des femmes n’est pas la même que celle des hommes. Toutefois, cette approche, quoique réductrice par essence, n’en demeure pas moins utile pour élaborer des politiques publiques visant à réduire les inégalités sociales pour un groupe d’individus donné.
Ces limites valent aussi pour comparer des zones géographiques. Ainsi, si l’on compare des pays en fonction de leur richesse, par exemple en retenant le produit national brut (PNB) par habitant, on met sur un pied d’égalité des pays dont les situations sociales sont en réalité très différentes. L’auteur compare notamment les États-Unis et le Costa Rica et montre que, même s’il existe un écart important quant à leurs richesses respectives, l’espérance de vie y est proche. On peut retrouver une telle diversité de situations au sein d’un même pays, par exemple en comparant la situation des différents États de l’Inde sur plusieurs indicateurs.
Cette diversité inhérente à toute société doit être prise en compte pour repenser l’inégalité. L’auteur la place même au fondement de son approche qui vise à mesurer le plus finement possible la liberté dont jouissent effectivement les individus dans la société, compte tenu de leurs caractéristiques propres. La focalisation sur les ressources dont ils disposent ne saisit que partiellement la réalité de leur situation.
Pour Sen, l’évaluation de l’inégalité entre les individus doit retenir comme variable focale les fonctionnements, c’est-à-dire les états dans lesquels les personnes se trouvent ainsi que les actions qu’elles entreprennent : se nourrir, être en bonne santé, accéder à différentes opportunités de carrière, etc. Il s’agit de l’approche la plus complète pour appréhender le bien-être d’un individu dans toute sa complexité. Mais c’est aussi l’approche la plus compréhensive, étant donné que tous les fonctionnements sont liés entre eux et sont constitutifs de l’existence.
Cependant, la seule focalisation sur les fonctionnements manque à saisir un aspect essentiel du bien-être : la liberté de pouvoir choisir sa vie. Ainsi, à « paniers » de fonctionnements égaux, deux personnes peuvent ne pas être également heureuses si l’une d’elles a pu choisir son panier de fonctionnements et que l’autre y a été contrainte. L’auteur prend l’exemple de deux personnes qui se nourrissent mal : si l’une est dans cette situation parce qu’elle a choisi de jeûner et l’autre parce qu’elle n’a pas d’autre choix que de restreindre son alimentation, on ne saurait considérer que leurs bien-être respectifs sont égaux, quoique leurs situations respectives paraissent de prime abord égales.
D’où le concept de « capabilité » qui correspond à l’ensemble des modes de fonctionnement humain potentiellement accessible à une personne. La capabilité intègre donc autant le bien-être, c’est-à-dire la qualité d’une existence, que la liberté concrète de rechercher le bien-être. Elle prend ainsi en compte à la fois les accomplissements et la liberté d’accomplir. Par rapport à une approche focalisée sur le bien-être, la capabilité permet d’appréhender la liberté effective des individus de choisir leur vie en tant que composante essentielle de leur bonheur.
En outre, parce que l’approche par les capabilités retient les accomplissements potentiels qui sont effectivement à la portée des individus, elle prend aussi en compte des inégalités solidement ancrées dans la société, à la différence notable de l’utilitarisme. Ainsi, dans une société patriarcale où la place des femmes est très restreinte, l’approche utilitariste pourrait considérer qu’une femme assignée au rôle de femme au foyer maximise son utilité dès lors qu’elle se satisfait de sa situation (puisque, de fait, elle n’en envisage pas d’autre), alors que l’approche par les capabilités mettrait en évidence une limitation sociale liée à une caractéristique individuelle.
Ainsi, l’approche par les capabilités, parce qu’elle intègre la liberté d’accomplir, fait de la liberté effective dont jouissent les individus dans la société une composante fondamentale du bien-être. L’auteur souligne toutefois qu’il n’existe pas de corrélation automatique entre liberté et bien-être. Dans certains cas, une augmentation de la liberté peut même conduire à une dégradation du bien-être.
Il s’agit dès lors d’envisager la liberté de façon plus nuancée. On peut ainsi distinguer contrôle direct sur les choses et liberté effective de les réaliser : ce n’est pas parce que je n’ai pas la possibilité de contrôler directement tout ce qui me concerne que je suis effectivement moins libre. De même, on peut distinguer la liberté, dont un individu dispose pour les accomplissements qu’il valorise, et la liberté de bien-être, dont il dispose seulement pour accomplir son bien-être. L’approche par les capabilités privilégie la liberté d’agir, mais ne néglige pas pour autant la liberté de bien-être.
Ces distinctions permettent de mieux saisir la pertinence de l’approche par les capabilités. Cette approche n’a pas en effet pour but d’appréhender seulement le contrôle qu’exercent les individus sur tous les aspects de leur vie, mais plutôt la capacité qu’ils ont de vivre leur vie comme ils l’entendent, comme ils la choisiraient s’ils en avaient effectivement la possibilité.
Aussi la liberté ne peut-elle être seulement comprise comme l’élargissement du champ des possibles. Cette précision s’illustre notamment par la question de la maladie : si un individu n’est pas exposé à une épidémie, le champ des possibles auquel il a accès est moins étendu que celui d’un individu exposé à cette épidémie ; pourtant, le bien-être du premier est plus élevé, car il peut vivre sa vie comme il souhaiterait la vivre si le choix ne dépendait que de lui.
L’approche par les capabilités s’inscrit donc en résonnance de la théorie de la justice comme équité de John Rawls. En effet, elle permet de déterminer quels sont les « biens premiers » dont un individu doit pouvoir disposer au sein de la société pour mener la vie qu’il entend mener. Cependant, parce qu’elle intègre aussi la liberté effective des individus d’accéder à certains fonctionnements, elle la complète et la prolonge.
L’approche par les capabilités se révèle particulièrement pertinente pour comprendre les inégalités sociales dans les dynamiques de développement économique. En particulier, elle permet d’envisager la pauvreté autrement que sous la vision restrictive des ressources économiques. La pauvreté peut correspondre à une privation subie dans l’espace des fonctionnements. Cette conception de la pauvreté est particulièrement utile pour appréhender la réalité du phénomène dans les pays développés, où certaines personnes peuvent bénéficier de revenus relativement élevés sans avoir accès à des fonctionnements de base, tels que la santé ou la sécurité.
Certes, la mesure de la pauvreté, réalisée à partir du seuil de pauvreté, cherche à intégrer la relativité des situations individuelles par rapport à un niveau de richesses global. Mais, comme toute approche focalisée sur les ressources, elle empêche de saisir certains aspects essentiels du bien-être. L’approche par les capabilités permet de pallier cet écueil en offrant une vision plus compréhensive des inégalités sociales.
Adopter l’approche par les capabilités ne signifie toutefois pas de dénoncer les inégalités sociales comme inacceptables. L’auteur identifie trois types d’argument qui peuvent en effet justifier les inégalités : 1) la variable focale retenue n’est pas pertinente en tant qu’objectif d’égalité ; 2) les inégalités sociales constituent des incitations pour les individus à adopter des comportements plus vertueux pour la société ; 3) l’asymétrie opérationnelle est plus efficace pour le fonctionnement de la société (concrètement, il est préférable pour tous que les individus les plus compétents soient aux responsabilités).
Il s’agit bien de considérer chaque individu comme responsable de ce qui dépend de lui sans lui attribuer la responsabilité de ce qu’il n’a pas le pouvoir de changer. Cependant, conformément à la préoccupation rawlsienne qui commande de se focaliser sur les besoins des plus nécessiteux, l’approche par les capabilités permet de bien identifier les priorités d’action pour une société plus juste. Seulement, elle réorientera l’analyse de la pauvreté en passant de la faiblesse du revenu à l’insuffisance de capabilités de base.
En proposant l’approche par les capabilités, Sen dépasse l’opposition traditionnelle entre égalité et liberté.
Selon lui, les deux notions ne constituent pas les deux termes d’une alternative, obligeant à renoncer à l’une ou l’autre, car toute théorie qui s’attache à la liberté pose la question de l’égalité. Il privilégie une approche qui vise à valoriser l’égalité dans les accomplissements ainsi que dans la liberté d’accomplir, ce qui constitue une avancée déterminante pour l’économie du bien-être.
L’approche de la pauvreté par les capabilités révolutionne la manière dont nous envisageons les inégalités sociales. Elle vise notamment à introduire une forme d’empathie objective pour comparer les situations des individus, en intégrant leur capacité effective à mener leur vie comme ils l’entendent.
Mais n’introduit-elle pas de ce fait le risque d’une trop grande subjectivation du bien-être dans l’élaboration des politiques publiques ? Concrètement, si je considère que ma liberté de m’accomplir professionnellement consiste à occuper une position inadaptée à mes compétences, comment comparer objectivement ce manque à celui d’une personne qui serait illégitimement discriminée pour occuper une position adaptée à ses compétences ?
D’où la problématique que l’auteur soulève du choix et de la pondération des fonctionnements dans l’analyse des capabilités. Si l’on élabore des politiques en essayant d’améliorer les capabilités de base des plus démunis, il convient de se focaliser sur les fonctionnements que l’on estime essentiels pour sortir de la pauvreté. Autrement, le risque existe d’étendre trop largement le champ d’analyse à des revendications qui, sans manquer de légitimité, feraient perdre de vue aux dirigeants politiques les priorités d’action. »
Ouvrage recensé– Repenser l’inégalité, Paris, Seuil, coll. « Points Économie », 2012.
Du même auteur– L’Idée de justice, « Champs Essais », Paris, Flammarion, 2012.– Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, Paris, 2003.
Autres pistes– John Stuart Mill, L’Utilitarisme, Paris, Flammarion, coll. « Champs classiques », 2018.– Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2016.– John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2009.