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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Ricardo Flores Magón

de Américo Nunes

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Histoire

À travers la figure de l’anarchiste Ricardo Flores Magón, Américo Nunes se livre à un essai d’interprétation politique de la révolution mexicaine. Ce faisant, il aborde de nombreux sujets, comme le caractère tragique de l’épopée révolutionnaire, l’histoire du Mexique, le processus de l’accumulation primitive ou la structure du sous-développement. Réconciliant histoire politique et histoire sociale, histoire des idées, des individus, des nations et du monde, Américo Nunes se garde, bienheureusement, de tout déterminisme après-coup, laissant l’histoire à son indétermination première, et les hommes qui la font à leur liberté.

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1. Introduction

À travers le destin de Ricardo Flores Magón (1874-1922), Américo Nunes écrit une autre histoire de la révolution mexicaine. D’abord, elle n’est pas un monolithe : s’y croisent les révolutions paysanne, libérale, bourgeoise, nationale, indienne, prolétarienne.

Ensuite, elle ne commence pas en 1911, comme le voudrait l’historiographie libérale, mais plonge ses racines dans les profondeurs de l’histoire mexicaine, de l’expropriation des Indiens, à la modernisation du Mexique sous Porfirio Diaz (président de 1876 à 1910) ; elle naît, surtout, de la révolte de Magón, qui sut travailler l’opinion mexicaine et l’amener à prendre les armes, avant que Madero, initialement leur compagnon, ne détourne le mouvement populaire à son profit.

Américo Nunes ne se contente pas d’explorer ces profondeurs historiques de la révolution. Il la restitue comme mythe agissant encore aujourd’hui. Il précise sa place et son rôle dans la révolution mondiale, que Ricardo Flores Magón annonçait, dans son journal Regeneración, sur le ton d’un prophète de l’apocalypse. Enfin, l’histoire n’est pas ici une fin en soi. Elle sert la réflexion. Elle est l’occasion de penser, et de penser politiquement, les moyens, dans le Mexique d’hier comme dans les sociétés techniquement avancées d’aujourd’hui, d’émanciper l’humanité sans retomber dans la tyrannie.

2. Conquête et esclavage

L’histoire du Mexique présente des particularités bien saillantes. La conquête espagnole, en effet, s’est abattue sur les Indiens d’Amérique avec une rigueur extrême : les financiers hollandais et italiens qui avaient investi dans l’aventure entendaient bien que l’entreprise leur rapporte. Commença alors l’immense calvaire des Indiens, chassés de leurs terres et condamnés, par un système d’endettement forcé, à travailler comme des esclaves dans les champs et les mines. Il en mourut beaucoup ; la détresse était immense. Et la situation s’aggrava encore avec l’indépendance : le pouvoir, désormais, était exclusivement aux mains des exploiteurs directs du peuple mexicain. Nul Roi d’Espagne ne tempérait plus, si peu que ce fût, les agissements des grands propriétaires fonciers à mentalité féodale.

Quand le général Porfirio Diaz prit le pouvoir, en 1876, le Mexique aspirait à une certaine stabilité. Depuis son indépendance en 1821, le pays avait connu pas moins d’une cinquantaine de gouvernements. Les libéraux exigeaient, en vain, l’application de la constitution de 1857, qui avait tranché le lien entre l’État et l’Église. Diaz le promit, et, en outre, la solution du problème social par une réforme agraire de grande ampleur. Mais il n’était pas, à vrai dire, maître des destinées. Le Mexique d’alors était la proie des grandes puissances : États-Unis, France, Angleterre, Allemagne et Espagne. Conseillé par le groupe des cientificos, ces intellectuels mexicains formés à l’école d’Auguste Comte et partisans du darwinisme social, il pensait que le salut, dans ce pays miné par la misère, ne pourrait venir que de la modernisation capitaliste, technique et industrielle. Or, pour entamer celle-ci, il ne pouvait être fait appel qu’à des capitaux étrangers, le Mexique étant trop pauvre à cet égard.

Par conséquent, la modernisation eut bien lieu, mais selon des plans qui répondaient essentiellement aux intérêts des investisseurs étrangers, et non pas à ceux des classes laborieuses mexicaines, dont la situation se détériora d’autant : des centaines de milliers d’hectares furent ainsi volés aux Indiens et aux paysans, au profit de compagnies d’arpentage, principalement nord-américaines, qui œuvraient en amont de la construction d’un réseau de chemins de fer conçu pour l’export. Le système du salariat agricole devint si dur qu’il ne put plus qu’à peine se distinguer de l’esclavage pur et simple. La paysannerie indépendante mourait. Les peuples indiens se voyaient acculés à de véritables guerres pour défendre leurs terres. Une petite industrie, il est vrai, était née, mais elle était sous la férule de capitaux étrangers.

3. Ricardo Flores Magón

C’est dans ce monde tiraillé que naquit Ricardo Flores Magón, qui eut tôt fait de prendre conscience de l’injustice ; d’autant que son père, ancien chef de village venu s’installer dans la banlieue de Mexico, et y menant une vie misérable, ne cessait de lui vanter les traditions d’entraide et de communisme primitif propres au Mexique profond. Par son frère Jésus, par le ministre Barreda, dont il suivit l’enseignement, puis par Manuel Arriaga, Ricardo Flores Magón se forgea peu à peu une conscience politique. Il lut Rousseau, Comte, Spencer, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Malatesta et un peu Marx.

Au début, Ricardo Flores Magón n’était qu’un libéral progressiste. Comme le reste du Parti libéral mexicain, il réclamait que la constitution de 1857 fût appliquée, car il espérait que les conflits sociaux pourraient se régler ainsi, par voie légale. Mais les grèves et les révoltes se multiplièrent. La répression s’intensifia. Ricardo Flores Magón fut interdit de publication. Avec de nombreux autres libéraux, il gagna alors les États-Unis, d’où il espérait pouvoir diriger la lutte.

Après qu’en 1906, à Cananea (ville minière du nord du Mexique), la première grève prolétarienne mexicaine eût été réprimée dans le sang avec l’aide de milices américaines, Magón se tourna de plus en plus franchement vers l’anarchisme, d’autant plus qu’il se lia aux International Workers of the World (puissante organisation ouvrière anarchiste américaine, née en 1905) et à Emma Goldman (figure centrale de l’anarcho-communisme américain.) Il suscita des dissensions. On l’accusa de mener une vie déréglée et de gaspiller l’argent du parti. Ce fut la rupture avec Madero, resté au Mexique. Et, pour ne rien arranger, il fallut subir les tentatives d’assassinat des sbires de Diaz qui opéraient en territoire américain, fuir à Saint-Louis, puis à Montréal.

4. Vers l’anarchisme

Restait à Ricardo Flores Magón son journal, Regeneración. Soutenu dans sa lutte par les anarchistes américains, il rompit avec le nationalisme anti-impérialiste que jusque là il proférait, pour suivre les traces de Kropotkine. Lui qui avait largement contribué à éveiller les masses, il n’eut aucune part au triomphe de Madero, son ancien camarade. Au contraire, il le dénonçait. Madero avait menti. Il avait fait la révolution, non pas au profit du peuple, mais pour les intérêts essentiellement pétroliers de quelques firmes américaines, et pour sa propre clique.

Certain, en son for intérieur, que le monde, et non pas seulement le Mexique, s’acheminait vers une grande révolution à la fois catastrophique et libératrice, Ricardo Flores Magón était animé d’un enthousiasme immense et contagieux. Désormais, il se réclamait ouvertement de Spartacus, de Münzer, de Desmoulins, de Giordano Bruno, des Gracques, de Babeuf. Il n’hésitait pas à écrire ceci : « Esclaves, prenez la Winchester. Travaillez la terre, lorsque vous en aurez pris possession. Soyez fort, soyez tous forts et riches en devenant les maîtres de la terre. » Ni ceci : « Si nous mourons, ce sera comme des soleils, en crachant de la lumière ». Poète et révolutionnaire.

Joignant les actes à la parole, il entreprit d’envahir, à l’aide d’une troupe disparate, la Basse-Californie, région entièrement livrée à la convoitise rapace des capitalistes étrangers : ce fut sa chute. Il avait cru pouvoir faire de cette terre une base révolutionnaire anarcho-libertaire pour transformer la révolution politique de Madero en une authentique révolution sociale. Mais il fut repoussé, prêtant le flanc, en outre, à l’accusation infondée de travailler à préparer une invasion américaine.

5. L’utopie magoniste

Pour Ricardo Flores Magón, le peuple mexicain était « apte au communisme », c’est-à-dire que le communisme primitif, ce communisme pratiqué encore dans son enfance par les communautés villageoises indiennes, était un facteur pouvant permettre à son pays d’atteindre le communisme « évolué », forgé par les révolutions européennes du XIXe siècle, et de le faire sans passer par le capitalisme, son « développement des forces productives » et son individualisme contraire à la mentalité communiste.

Or, un certain scientisme exacerbé par le positivisme avait tant et si bien contaminé les hommes de ce temps qu’ils s’étaient mis à penser la progression de l’humanité vers le communisme en termes purement mécaniques : on ne pouvait accéder à la société sans classe que dans des pays industriellement avancés.

De ce fait, nombre d’anarchistes le traitèrent, et avec lui la révolution sociale mexicaine, avec mépris. Comment des sauvages à peine éduqués pourraient-ils avoir la plus petite d’idée de ce que c’est que l’anarchie, stade suprême de la civilisation ? Toutefois, Emma Goldman et l’I.W.W. le soutinrent toujours, ainsi que Pierre Kropotkine lui-même. Pour ce dernier, les paysans ont un très grand rôle à jouer dans le déclenchement des révolutions, et ils ont leurs méthodes, qui ne sont pas celles des révolutionnaires professionnels ; qui sont celles, justement, de ces sauvages pour lesquels, entre autres, se battait Ricardo Flores Magón.

6. Conclusion

Comme les anarchistes russes, comme bientôt l’ukrainien Makhno (célèbre chef populaire de l’insurrection ukrainienne, auteur d’une tentative d’établir une société anarchiste et, pour cette raison, violemment persécuté par les soviétiques), Magón luttait pour donner au peuple ce dont le Capital l’avait de longue date dépossédé, et qui, pourtant, était son bien inaliénable, la terre et la liberté. Il ne s’avoua jamais vaincu.

Tandis que le Mexique connaissait à nouveau les affres des coups d’État permanents, Magón fulminait, toujours plus éloigné (puisqu’étant en prison États-Unis) des réalités de son pays, toujours plus influencé par ses camarades anarchistes américains de l’I.W.W., revendiquant l’amour libre, la journée de travail de trois heures, accusant Carranza, le nouveau maître du Mexique, de mener une réforme agraire hypocrite, les ouvriers d’avoir combattu les Indiens et, enfin, allant jusqu’à soutenir la révolte des Mexicains du Texas, ce qui provoqua son emprisonnement dans les geôles américaines.

Il en prit pour quinze ans. « Le monde, écrira-t-il en prison avant que les mauvais traitements n’aient raison de lui, est un volcan, prêt à faire éruption. La Russie et le Mexique sont les premiers cratères annonçant le réveil des forces de la misère et de la famine » (p. 231). La révolution eut bien lieu, en effet, mais elle fut, comme on sait, terrassée, ne survivant en Russie que sous la forme d’un socialisme concentrationnaire d’État.

En Amérique latine, la voix de Magón ne se perdit pas. Il fut écouté : la révolution prit la forme, là-bas, au moins autant d’une révolte des Indiens et des métis pour la terre, que d’un soulèvement prolétarien. Cependant, nulle part cela ne déboucha sur le communisme. L’utopie, semble-t-il, n’est pas de ce monde.

7. Zone critique

La révolution supposerait, selon Américo Nunes, deux choses : une masse qui aurait encore le vif souvenir du communisme primitif, et un prolétariat suffisamment organisé et conscient pour abattre l’État et réorganiser la production dans un sens non marchand. Dans nos sociétés, il n’y a à l’évidence ni l’un, ni l’autre. Certes, comme l’écrivit Enrique Flores Magón, le frère de Ricardo, les idées anarchistes « avancent, trouvant un terrain fertile dans les désenchantements politiques fréquents dont souffrent ceux qui croient encore à la nécessité d’avoir un muletier qui leur tanne le cuir à coup de bâton pour qu’ils puissent, comme les ânes, avancer sur le chemin de la vie. »

Mais il est difficile de soutenir que du désespoir puisse naître un mouvement révolutionnaire libérateur. Il y faut l’espérance. Il y faut un mythe : tel est le rôle, ici, de Ricardo Flores Magón, soleil « crachant de la lumière ». Mais on n’est plus, là, ni dans l’histoire ni dans l’essai politique. On est dans l’épopée. On est dans la forge irrationnelle, pleine d’images et de désirs, de l’histoire future.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Ricardo Flores Magon et le magonisme, un itinéraire révolutionnaire, Paris, Ab Irato, 2019.

Du même auteur– Américo Nunes, Les Révolutions du Mexique, Paris, Ab Irato, 2009.

Autre piste– François-Xavier Guerra, Le Mexique, de l’Ancien Régime à la Révolution, L’Harmattan, Publications de la Sorbonne, 2 t., 1981-1985

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