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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Dérèglement du monde

de Amin Maalouf

récension rédigée parAna PouvreauSpécialiste des questions stratégiques et consultante en géopolitique. Docteur ès lettres (Université Paris IV-Sorbonne) et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auditrice de l'IHEDN.

Synopsis

Histoire

Dans cet ouvrage paru en 2009, soit vingt ans après la chute du mur de Berlin, Amin Maalouf dresse l’amer constat des rêves évanouis de l’après-guerre froide. Il fait également le bilan des paradoxes géopolitiques qui ont ponctué cette période cruciale. Le monde occidental doit désormais se rendre à l’évidence que son triomphe sur le communisme n’a été qu’un trompe-l’œil. L’auteur observe une régression globale de l’humanité plutôt qu’un cheminement vers le progrès. Il déplore ainsi le repli des peuples sur eux-mêmes et la montée des crispations identitaires qui s’intensifient au sein des communautés ethniques et religieuses de la planète.

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1. Introduction

Dans cet ouvrage court, mais très dense, l’auteur réaffirme sa foi en « l’Occident universel », une communauté de valeurs « qui a investi l’âme de toutes les nations de la terre », mais déplore l’impasse dans laquelle se trouve, dans le monde post-guerre froide, « l’Occident particulier », à savoir, « un espace géographie, politique et ethnique » réunissant des nations blanches d’Europe et d’Amérique du Nord » (p. 41). Dans ce nouvel espace occidental, la coexistence sereine des communautés ethniques et religieuses se révèle de plus en plus difficile en raison d’une exacerbation des appartenances.

Entre 1989 et 2009, l’auteur constate un glissement manifeste de l’idéologique vers l’identitaire. Alors que le choc des idéologies et la bipolarisation favorisaient le débat pendant la période de l’affrontement des blocs occidental et soviétique, le repli identitaire étouffe désormais le débat démocratique, entrave la réflexion et menace par là même la démocratie.

Alors que l’effondrement du communisme laissait présager le triomphe planétaire de la démocratie, celle-ci se retrouve paradoxalement mise en péril et assaillie par la multiplicité des « surenchères identitaires ».

Au vu de l’ampleur des défis qui se profilent, l’auteur estime que la sortie de l’impasse ne pourra être, cette fois, le fait d’un seul dirigeant, d’une seule nation, ni même d’un seul continent. Il suggère ainsi à demi-mot la nécessité d’une approche globale, d’une mise en commun des énergies au niveau planétaire pour enrayer les dérèglements annoncés et les crispations identitaires latentes, qui grèvent la survie de « l’Occident universel ».

2. L’Occident dans le piège de la victoire

L’auteur, constatant qu’« un échec peut parfois se révéler, à terme, providentiel tandis qu’un succès peut se révéler calamiteux » (p. 22), classe l’effondrement du monde bipolaire de la guerre de la froide dans la catégorie des événements trompeurs. Avec la fin du bloc soviétique, l’humanité est entrée dans une ère de paradoxes. En effet, la victoire stratégique de l’Occident, au lieu de renforcer sa suprématie, a accéléré son déclin.

Quant aux autres facettes du monde occidental, le triomphe du capitalisme a précipité celui-ci dans une grave crise financière en 2008. La fin de l’équilibre de la terreur qui caractérisait le monde bipolaire de la guerre froide a laissé la place à un monde obsédé par la menace terroriste et la défaite de l’URSS a paradoxalement fait reculer le débat démocratique à l’échelle globale.

Pourquoi l’Occident a-t-il échoué alors qu’il paraissait triompher ? Au plan civilisationnel, le monde occidental se retrouve dans une impasse non pas parce que sa civilisation aurait été dépassée par un autre ensemble supérieur, mais justement parce que celle-ci a été greffée à d’autres communautés humaines, en lieu et place de leur propre système culturel. L’Occident s’est ainsi retrouvé privé « de ce qui faisait jusqu’ici sa spécificité et sa supériorité » (p. 51).

Sa prééminence morale est également en train de s’éroder : d’une part, le modèle occidental fait des émules sur toute la planète, mais, d’autre part, une profonde crise de confiance grève la relation « entre le “centre” et sa “périphérie” » (p. 51).

Au plan économique, l’âge d’or de l’Occident est désormais révolu. Ce temps était celui où seuls les Occidentaux détenaient un système économique performant envié par les autres systèmes du monde. En promouvant la globalisation économique, les régimes occidentaux se sont retrouvés démunis et pris de vitesse par les phénomènes de la désindustrialisation et des délocalisations. On peut donc considérer que le succès du modèle économique occidental a paradoxalement conduit à l’affaiblissement de sa part dans l’économie mondiale. Et à ce rythme, la Chine et l’Inde en s’engageant dans « la voie dynamique du capitalisme » vont finir par le surpasser dans un avenir proche, ce qui est déjà le cas.

3. La tentation mortifère de l’Occident

Fort de sa position hégémonique au sortir de la guerre froide, l’Occident s’est trouvé soumis à la tentation d’abuser de sa puissance pour faire prévaloir ses intérêts à l’échelle planétaire.

Pendant la guerre froide, l’Occident disposait de plusieurs leviers pour exercer sa puissance sur la scène internationale. Il jouissait d’une « supériorité multiforme » maniant à la fois un « soft power » (puissance douce) – qui lui permettait de « faire valoir l’excellence de son système économique et celle de son modèle de société » et un « hard power » (puissance dure), deux concepts développés par le politologue américain Joseph Nye. Mais ce n’est plus guère le cas aujourd’hui, cette polyvalence a uniquement laissé place au hard power. L’utilisation toujours plus constante de la coercition dans l’exercice de la puissance constitue ainsi un renversement radical et majeur des relations internationales.

Amin Maalouf déplore le choix du recours constant à la guerre par les États-Unis. Il énumère la succession d’interventions militaires menées sans transition depuis la chute du mur de Berlin par la puissance américaine, ce phénomène ayant encore été exacerbé par les attentats du 11 septembre 2001.

Les États-Unis commettent l’erreur de penser que leur nouvelle approche interventionniste sera en mesure de compenser leur affaiblissement dans d’autres domaines. Il est illusoire d’envisager que ces derniers pourront préserver, par la seule force militaire, des acquis qu’il leur a été possible d’accumuler par le passé grâce à l’attractivité de leur système économique et de leur modèle de société. Cette « méthode de gouvernement de la planète » (p. 46) pour maintenir leur l’empire global constitue une dérive et se révèle être un piège.

4. Le nouveau visage du monde

L’auteur rejette toute nostalgie de la guerre froide en se remémorant le fait que celle-ci n’était pas froide puisqu’elle a été à l’origine d’une multiplicité de conflits qui se sont soldés par des millions de morts.

Dans l’après-guerre froide, il déplore avec lucidité les erreurs d’un Occident, qui a péché par arrogance. À titre d’exemple, concernant la Russie, il impute généralement les difficultés de ce pays aux séquelles profondes laissées par le communisme sur la société, mais il reconnaît d’autre part que les Occidentaux en humiliant, pillant et démantelant la Russie de Gorbatchev ont suscité chez le peuple russe une rancœur profonde. Dans la tragédie que vit le monde arabo-musulman, Amin Maalouf refuse d’imputer aux États-Unis une responsabilité trop écrasante. Il s’agit selon lui d’une piètre excuse. Il condamne en revanche vivement « le désespoir suicidaire » de certains militants qui se sont mués en massacreurs, tout en demeurant vague sur l’identité de ces derniers.

Le monde issu de la guerre froide est caractérisé par un recul manifeste, une régression aux plans de la rationalité, de la laïcité et du libre débat alors qu’elle se double simultanément d’un « renforcement des appartenances héréditaires ». On assiste à une sorte de « tribalisation » du monde (p. 29). L’humanité est formée désormais de « tribus planétaires ».

Plus inquiétante encore est la propension de ces différents ensembles identitaires à s’opposer à l’Occident universel et à réécrire l’Histoire. « L’Histoire est réinterprétée », écrit l’auteur, et « désormais coexistent deux interprétations de celle-ci « autour de deux perceptions de “l’adversaire” » (Id.). En témoignent les visions antagonistes entre la Russie et le monde occidental par exemple.

5. Le monde arabe dans la tourmente

La « guerre des Six Jours » de 1967, qui opposa Israël à l’Égypte, la Jordanie, la Syrie et le Liban, a constitué un tournant dans l’espace arabo-musulman. Une de ses conséquences fut l’effondrement des espoirs du monde arabe.

Pour expliquer la résurgence de l’islamisme radical, l’auteur compare l’antagonisme qui oppose Occidentaux et islamistes depuis la fin de la guerre froide à l’affrontement sans merci entre communistes et Occidentaux, qui se cristallisa dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. En effet, les deux phénomènes ont été précédés par des alliances objectives entre les futurs adversaires.

Le recours à de telles « convergences tactiques » a eu un effet particulièrement destructeur pour l’humanité. « Ce qui est certain », écrit Amin Maalouf, et qui pèse lourdement sur le monde d’aujourd’hui, c’est que, pendant plusieurs décennies, les éléments potentiellement modernistes, laïques du monde arabo-musulman, se sont battus contre l’Occident, que, ce faisant, ils se fourvoyaient, matériellement et moralement, dans une voie sans issue ; et que l’Occident s’est battu contre eux, souvent avec une efficacité redoutable, et quelquefois avec l’appui des mouvements religieux » (p. 27).

Autre évolution alarmante au sein du monde arabe : le sort tragique des minorités chrétienne et juive. Alors que celles-ci parvenaient à survivre et même à prospérer en terres d’islam, elles se trouvent aujourd’hui « marginalisées, opprimées et poussées vers la sortie » (p. 34) par les nouveaux régimes en place, dans l’indifférence de leurs compatriotes musulmans et de celle de leurs coreligionnaires en Occident. Quant aux communautés juives, elles ont quasiment disparu du monde arabe.

L’auteur est pessimiste quant à l’avenir du dialogue des civilisations entre le monde occidental et le monde arabe : « Ce que je reproche aujourd’hui au monde arabe, c’est l’indigence de sa conscience morale ; ce que je reproche à l’Occident, c’est sa propension à transformer sa conscience morale en instrument de domination » (p. 33). Cette situation laisse entrevoir une crise entre les deux univers d’appartenance culturelle de l’auteur et un déchirement personnel.

6. Conclusion

Dans cet ouvrage visionnaire, Amin Maalouf affronte avec lucidité les réalités de l’avènement d’un nouveau monde unipolaire. La suprématie du monde occidental est désormais menacée de toutes parts. Certaines de ces menaces résultent directement de la politique menée par l’Occident. L’ère pendant laquelle l’Occident avait été en mesure de prospérer grâce une véritable invulnérabilité sur la scène mondiale, est définitivement révolue. Il n’y aura pas de retour en arrière.

Face à cette douloureuse évidence, l’auteur indique la voie à suivre : « Soit nous saurons bâtir en ce siècle une civilisation commune à laquelle chacun puisse s’identifier, soudées par les mêmes valeurs universelles, guidée par une foi puissante en l’aventure humaine, et enrichie de toutes nos diversités culturelles ; soit nous sombrerons ensemble dans une commune barbarie » (p. 32).

7. Zone critique

Dans son ouvrage Le Naufrage des civilisations, publié en 2019, Amin Maalouf recommande à chacun d’accepter ses multiples appartenances au lieu d’en rejeter une partie et d’alimenter ainsi le sectarisme et les conflits identitaires.

Mais alors qu’il se réclame de deux appartenances civilisationnelles à la fois, pourrait-il être considéré par ses détracteurs comme occidentalo-centré ? Sa vision est-elle trop angélique quant aux visées réelles du monde occidental ?

Sa perception du monde arabe pourrait être critiquable en raison de son caractère auto-flagellateur. En effet, selon l’auteur, alors que l’Occident a réalisé des avancées spectaculaires dans de nombreux domaines, le monde arabe a pour sa part sombré : « Alors que le monde arabe se trouve aujourd’hui au plus bas ; il fait honte à ses fils, à ses amis, comme à son histoire » (p. 33).

Quant au capitalisme, Amin Maalouf souligne avec optimisme la voie dynamique que celui-ci trace dans son sillage, lui conférant ainsi une note positive. Il ignore, dès lors, l’enchaînement récent des crises économiques, de même que les dérives intrinsèques à de l’idéologie fondée sur le matérialisme.

Comme l’indique l’auteur, la civilisation occidentale demeure toujours pour l’humanité tout entière la principale référence et le modèle prédominant, mais il est désormais évident qu’un gouffre est en train de se creuser entre « l’Occident universel auquel il souscrit de manière inconditionnelle, et « l’Occident particulier », ce monde occidental pétri d’angoisses, tiraillé de toutes parts par des tensions identitaires et prompt à user de la force militaire pour assurer sa survie.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Le Dérèglement du monde, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 2010 [2009].

Du même auteur– Le Naufrage des civilisations, Paris, Grasset, 2019.– Les Désorientés, Paris, Grasset, 2012. – Origines, Paris, Grasset, 2004.– Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

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