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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Les Identités meurtrières

de Amin Maalouf

récension rédigée parÉmilien LegendreDiplômé du master d’Études moyen-orientales de l’ENS de Lyon et étudiant en Sécurité internationale à Sciences Po Paris.

Synopsis

Société

Comment comprendre la notion d’identité aujourd’hui, dans un monde hyperconnecté et globalisé ? C’est la question à laquelle tente de répondre cet essai d’Amin Maalouf, qui se veut un plaidoyer humaniste en faveur de l’ouverture des hommes les uns aux autres et du métissage culturel, à une époque où la mondialisation suscite des inquiétudes et provoque par réaction la résurgence de l’exclusivisme identitaire, en particulier religieux – qui se révèle bien souvent mortifère.

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1. Introduction

À la fin de son discours de réception à l’Académie français en 2012, Amin Maalouf affirmait que sa raison d’écrire était de saper le « mur de détestation entre Européens et Africains, entre Occident et Islam, entre juifs et Arabes ».

L’auteur est en effet partagé entre diverses appartenances, lui qui a vécu sur les deux rives de la Méditerranée et qui refuse de « [s]’amputer d’une partie de [lui]-même » en choisissant une seule identité nationale. Son expérience des migrations nourrit d’ailleurs son œuvre, et explique en partie sa pensée : celle d’une identité suprême, l’identité humaine, dans laquelle chaque langue et culture est valorisée à égalité avec les autres ; et celle d’une ouverture des identités nationales à tout migrant souhaitant y adhérer.

Le but de cet essai est de comprendre quelles sont les logiques qui poussent certains acteurs à commettre des crimes au nom de leur identité religieuse, ethnique ou nationale. L’auteur aborde également le rôle que peut jouer la mondialisation dans l’exacerbation des comportements identitaires, ou a contrario dans le rapprochement des différentes cultures et communautés.

2. Sortir de l’identité tribale

L’auteur part d’un constat très simple : à tout immigré, on demande s’il se sent « plutôt » de l’identité de son pays d’origine, ou de l’identité de son pays d’accueil. Comme si toute personne était sommée de choisir entre telle et telle appartenance. On considère d’ailleurs par habitude de pensée qu’une personne a une identité, au singulier, semblable à celle qui est inscrite sur ses documents administratifs, et qui constitue son essence profonde.

Mais que reflète au fond ce terme d’« identité » ? Pour Maalouf, c’est d’abord « ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne » (p. 16). Paradoxalement, une identité est ce qui nous rapproche de divers groupes humains, mais également ce qui nous rend unique. Car l’identité d’une personne n’est pas innée, elle a à voir avec son libre arbitre. Elle peut être liée à l’appartenance à une nationalité, une tradition religieuse, un groupe ethnique ou linguistique, une institution, une famille, un milieu professionnel ou social, mais elle est aussi façonnée par un certain nombre d’évènements et d’éléments de contexte, de choix qui se mélangent selon un « dosage précis » : région, quartier, groupe d’amis, entreprise, parti, passions, préférences sexuelles… Ce sont les « gênes de l’âme », expression qui nous ramène aux principes de la philosophie existentialiste : on ne naît pas tel qu’on est, on le devient.

L’identité dépend à la fois du contexte, qu’il soit historique (un Yougoslave devient d’une année à l’autre Serbe ou Croate) ou géographique (un Marocain est aussi un Africain et un Maghrébin), du regard (un « Noir » aux États-Unis peut être considéré comme métis en Angola), des choix mêmes de la personne (un chrétien du Liban peut davantage mettre en avant son identité arabe partagée avec des millions), etc.

Les facteurs d’une identité sont hiérarchisés : on se sent Allemand avant d’être Européen ou protestant, et cela même avant d’être supporteur du Bayern Munich. Or quand l’un de ces facteurs d’identité est menacé, la conception tribale reprend le dessus : une ligne distincte est dessinée entre « eux » et « nous », ce facteur devient le principal marqueur d’identité qui se construit alors en négatif de celle de l’autre, et il suffit qu’un sentiment d’humiliation ou qu’une mise en danger s’y ajoute pour que ce phénomène produise des tueurs.

3. Le danger de la modernité

La deuxième partie de l’ouvrage de Maalouf est centrée sur l’appartenance religieuse, et le lien que celle-ci entretient avec la modernité. L’auteur s’efforce, par des rappels historiques, de mettre à bas l’idée qu’il existerait dans l’Occident chrétien une longue tradition de tolérance, de modernisme et de liberté, tandis que l’Orient musulman ne serait marqué que par le fanatisme, l’obscurantisme et le despotisme. Selon lui, « on exagère trop souvent l’influence des religions sur les peuples, tandis qu’on néglige, à l’inverse, l’influence des peuples sur les religions » (p. 71). Le christianisme a autant été façonné par l’Europe – ses traditions philosophiques et politiques, sa science – que l’inverse.

De même, on devine derrière les mouvements islamistes militants d’aujourd’hui l’influence du tiers-mondisme des années 1960, et derrière la République islamique iranienne de Khomeiny un modèle proche du régime de Mao Zedong, tous deux luttant contre l’impérialisme américain.

La modernité est née en Europe, à travers les différentes révolutions scientifiques, industrielles et technologiques qui ont eu lieu entre le XVe et le XIXe siècle et qui ont fait progressivement émerger une « civilisation de référence » en Occident – alors que l’Orient musulman, sous le régime politique impérial ottoman, connaissait une période de stagnation. Ainsi, selon Maalouf, la société en Occident a modernisé sa religion, tandis qu’à rebours l’islam a été interprété comme un facteur d’immobilisme. « L’humanité avait désormais les moyens techniques d’une domination planétaire » (p. 83). L’Europe s’en est emparée, une grande standardisation s’est produite et les cultures périphériques ont été marginalisées.

Dans toutes les autres régions du monde, en Chine, en Afrique du Sud comme en Iran, la modernisation s’est faite à l’image de l’Occident européen puis américain, et a donc été ressentie comme une forme d’humiliation et de reniement de soi. Et parce que la modernité prenait le visage de l’Autre, elle était perçue comme un cheval de Troie et un nouveau moyen de domination – d’autant plus dans le contexte de la colonisation.

La réponse à ce dilemme (modernisation/abandon de sa culture) a d’abord été le nationalisme (que l’on pense à Nasser). Mais celui-ci ayant échoué à résoudre les problèmes de développement, les peuples se sont tournés vers le radicalisme religieux, qui rejetait en bloc le modernisme occidental.

4. Le spectre de la mondialisation

À l’heure de la mondialisation, on constate un phénomène paradoxal : la propagation des connaissances et de l’information est si rapide que les sociétés sont de moins en moins différenciées, que les frontières se diluent, que les appartenances sont bouleversées ; mais en même temps, un mouvement de réaction conduit à l’affirmation des identités en tous genres, et notamment des appartenances religieuses.

Amin Maalouf évoque ainsi une « “montée” du phénomène religieux durant le dernier quart du XXe siècle » (p. 100), qui aurait plusieurs causes : d’abord, l’échec du projet marxiste communiste dans lequel Dieu n’avait aucune place ; ensuite, la « crise » du modèle occidental qui s’exporte partout mais ne parvient pas à réduire en son sein pauvreté et inégalités ; enfin, l’angoisse existentielle généralisée qui accompagne ces changements brusques. Mais la religion peut aussi servir de synthèse entre un besoin d’identité et une exigence moderne d’universalité : « Les communautés de croyants apparaissent […] comme des tribus planétaires » (p. 106).

La religion apparaît désormais comme le « particularisme le plus global », la forme d’identité la plus adaptée au monde globalisé. Ce qui engendre l’une des questions centrales de l’essai : comment dépasser cette appartenance religieuse (après avoir dépassé les appartenances raciales, nationales, sociales) et quelle identité pourrait être proposée à sa place ? Le souhait de l’auteur est non pas de reléguer la religion aux oubliettes, mais plutôt de dissocier le besoin de spiritualité du besoin d’appartenance, le religieux de l’identitaire, afin d’éviter les conflits à motifs religieux.

La mondialisation représente une menace pour beaucoup de peuples ou communautés, qui s’insurgent contre l’uniformisation du monde. Mais elle constitue en même temps une chance réelle, en rendant possible l’idée d’une communauté universelle, rassemblée grâce aux nouveaux moyens de communication et confrontée à une même situation globale. Cette évolution pourrait ainsi déboucher sur une nouvelle identité globale, « l’appartenance à la communauté humaine » (p. 115), fondée sur les droits inhérents au genre humain. En somme, dans un monde où tout le monde est devenu migrant, il faudrait que chacun puisse se sentir chez soi partout, que sa culture et ses diverses appartenances puissent être respectées, et puissent en même temps se mêler à celles du pays ou de la région de résidence.

5. « Comment apprivoiser la panthère »

Amin Maalouf souhaitait faire des quelques mots ci-dessus le second titre de son essai. La panthère représente ici le désir d’identité ; or, qu’elle soit persécutée ou laissée en liberté, de toute manière elle tue. Blessez-la, et elle n’en sera que plus féroce. La voie la plus adaptée est de l’observer, de l’étudier et de la comprendre afin de mieux l’apprivoiser. De la même manière, afin d’éviter que des massacres identitaires ne se multiplient dans le futur, il faut répondre à ce désir d’identité, le laisser s’exprimer tout en lui donnant un cadre, et l’empêcher de revenir à ces excès.

Parce que le système politique de la dictature renforce les appartenances traditionnelles et est un creuset du fanatisme religieux, ce cadre doit d’abord être celui de la démocratie – en tenant pour acquis que le régime démocratique garantit une égalité de droit à l’ensemble de ses citoyens. Cependant, ce régime seul et la loi de la majorité ne suffisent pas à prendre en compte de la diversité des identités. Plusieurs sociétés ont choisi d’installer des systèmes de quotas et autres garde-fous institutionnels qui permettent d’éviter toute discrimination.

Dans le système politique libanais, le pouvoir est partagé de manière fixe entre les communautés. Mais, alors que cette décision visait à atténuer les tensions et à amener progressivement les citoyens vers une forme de communion nationale, c’est l’inverse qui se produit : chaque communauté a tendance à s’estimer lésée, et les hommes politiques font de la surenchère autour de leur différence identitaire afin de gagner l’appui de leur pairs – les tribus se reforment. Le système libanais est allé trop loin : il a permis aux appartenances communautaires et religieuses de s’exprimer, mais celles-ci se sont substituées à l’identité nationale.

Le vote ethnique et identitaire est toujours de mise dans certaines régions du monde : au niveau politique, il suffit à l’auteur de constater qu’un catholique romain aura beaucoup de difficultés à devenir Premier ministre au Royaume-Uni, ou un musulman à entrer à l’Assemblée nationale française. L’auteur annonce pourtant, en 1998, que « rien n’interdit de penser qu’un jour, un Noir serait élu président des États-Unis », et évoque aussi les difficultés que devra affronter l’Europe dans le futur, liée à une intégration large de pays ne partageant pas la même langue, la même histoire, les mêmes orientations politiques.

6. Conclusion

« Forger l’Europe nouvelle, c’est forger une nouvelle conception de l’identité » (p. 186) : c’est l’une des leçons de l’ouvrage de Maalouf, qui peut être généralisée au monde entier. De même que l’Europe devra concevoir son identité comme la somme de celles de ses pays membres, la nouvelle « communauté humaine » mondiale, permise par les nouveaux moyens de télécommunication et d’échange, devra compter sur toutes les composantes culturelles, linguistiques, religieuses, sans qu’aucune d’entre elles ne soit humiliée ou discriminée.

Au lieu de considérer son identité comme unique et d’en faire un instrument de distinction voire de séparation, chacun devra « assumer sa propre diversité » : tel est le message de tolérance que nous livre cet intellectuel entre deux rives.

7. Zone critique

Comme la forme de l’essai le présuppose, et d’autant plus lorsque c’est un écrivain qui prend la plume, Les Identités meurtrières n’a rien de dogmatique et n’a pas de prétention scientifique. Son auteur livre, au fil des pages, ses réflexions sur le sujet et des pistes qui peuvent conduire le lecteur à s’interroger, tout en effectuant par là une introspection sur ses propres appartenances.

Lui-même l’affirme : « J’ai seulement voulu lancer quelques idées, apporter un témoignage, et susciter une réflexion sur des thèmes qui me préoccupent depuis toujours. » L’ouvrage soulève d’ailleurs plus de questions qu’il n’amène de réponses ou de solutions.

Il est intéressant de le relire dans le contexte actuel, car la plupart des dangers dont l’auteur nous avertit sont encore présents aujourd’hui, ne serait-ce que la tentation d’une identité exclusiviste et xénophobe qui ressurgit dans les divers mouvements populistes, notamment en Europe. Si les constats et les analyses de ce livre sont simples, il est nécessaire qu’ils soient répétés encore et encore.

On pourrait cependant apporter une critique à cette vision d’ensemble : Maalouf semble suivre un schéma téléologique, selon lequel les appartenances s’élargissent de plus en plus, du national au religieux et au transculturel jusqu’à arriver à l’appartenance ultime, celle du genre humain. Cette idée semble désormais assez idéaliste, voire positiviste, alors que l’on assiste à un phénomène de retour aux frontières nationales et communautaires.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

Du même auteur– Le Dérèglement du monde, Paris, Grasset, 2009.– Les Désorientés, Paris, Grasset, 2012.

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