Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de André Gorz
Père fondateur de la gauche écologiste française, André Gorz dialogue ici, au fil d’interviews et d’articles, avec les militants radicaux de La Gueule ouverte, aussi bien qu’avec ses anciens camarades du Nouvel Observateur. Inlassablement, il pourfend les tenants de la décroissance contrôlée par l’État et le Capital. Une belle constance de vues fait ici honneur à l’héritier de Sartre et de Marx, pour qui la décroissance n’est pas synonyme de dépression, mais d’espérance révolutionnaire.
André Gorz incarne sans doute une des formes les plus pures de l’écologisme. Venu de la gauche sartrienne et marxiste de l’après-guerre, il est convaincu très tôt que le développement du capitalisme industriel d’État est un facteur essentiel de la destruction du « monde vécu », qu’il oppose au monde scientifico-industriel, non vécu, abstrait, qui se pose comme premier, mais n’est en fait qu’une approximation désastreusement grossière, quoique très précise par le calcul, de la réalité telle que chacun l’appréhende et la vit.
C’est de cette constatation qu’il part. Le mot environnement, rappelle-t-il, n’est que la francisation d’un terme anglais qui désigne, à proprement parler, le « milieu naturel » en général, y compris le milieu social et humain. La préservation de l’environnement, par conséquent, ne doit pas se comprendre comme celle d’une quelconque « nature », sorte de divinité païenne sacrée, immaculée, que l’homme, être de péché, aurait coupablement corrompue. Non, la pensée d’André Gorz ne s’inscrit pas dans ce schéma très judéo-chrétien.
Sa pensée, il l’affirme dans un article, rejette la conception mystique d’une « Gaïa », cette terre-mère que vénèrent certains écologistes. S’il dénonce les méfaits de l’industrie sur l’environnement, c’est en partant de considérations sur l’aliénation sociale et économique et pour déployer, ensuite, une utopie indissolublement socialiste et écologiste.
Lecteur assidu de Marx, André Gorz incrimine le capitalisme. La logique de ce système, c’est que l’argent fasse des petits, et que les pauvres peinent. C’est la « logique de la valeur » qui oriente le progrès technique vers le gigantisme, la servitude et la destruction du vivant. Homme de gauche, Gorz pense que, affranchie du capital, la technique pourrait amener de grands biens à l’humanité, à condition que celle-ci s’affranchisse du salariat et renoue, donc, avec le socialisme des origines.
Pierre d’angle du capitalisme, le salariat n’est qu’une forme raffinée d’esclavage. Toute action politique, toute lutte syndicale visant à l’améliorer n’aboutit donc qu’à éluder le problème et renforcer la légitimité du capitalisme. Avant le salariat, les ouvriers travaillaient certes pour un patron, mais ils disposaient encore de leur temps. On échangeait, contre le l’argent, le fruit du travail, et non le travail lui-même. Ainsi, le travailleur était libre de s’arrêter aussitôt qu’il avait de l’argent en suffisance pour satisfaire ses besoins et ceux de sa famille.
Il pouvait évaluer, par lui-même, d’une part les besoins qu’il entendait pourvoir, d’autre part le temps de travail et l’effort auquel il entendait consentir. Il pouvait faire la balance. Partant, il ne travaillait pas plus qu’il n’était raisonnable. Le travailleur sous l’Ancien Régime, ainsi, travaillait quatre heures par jour, en moyenne, pas davantage. Dans ces conditions, il eût été difficile au patron d’extraire de ses ouvriers la fameuse plus-value qui est la sève du capital.
Au contraire, dès l’apparition du salariat, l’ouvrier, en échange d’un salaire fixe suffisant exactement à la satisfaction de ses besoins élémentaires, dut fournir tant d’heures de travail. Quand il a usiné le nombre de pièces dont la valeur correspondrait à ses besoins, il ne lui est pas loisible de retourner vaquer à ses occupations. Il doit encore travailler. Il travaille pour son patron, et non pour lui. Il alimente le capital.
Mais ce n’est pas tout. Pour accroître encore le rendement dudit capital, le patron doit soumettre l’ouvrier à une discipline de fer, et le rendre dépendant, incapable de produire par lui-même des produits qui iraient, peut-être, faire concurrence à ceux du patron. Fini le temps où les ouvriers, parfois, restaient dans l’atelier travailler quelques heures pour eux-mêmes. Désormais, on fragmente les tâches. On analyse le procès de travail. On le découpe en tranches. On fait de ces tranches des tâches spécialisées, ne demandant aucune intelligence. Puis, on raffine. On introduit la machine, dans laquelle, et c’est bien sa fonction, est inscrite cette division. On alimente la machine par moteur. Elle fonctionne comme une horloge. L’ouvrier est dépossédé de son temps, et de son savoir-faire, qui, désormais, figure dans les livres et les cahiers des ingénieurs.
La citation de Taylor par Gorz est à ce titre éclairante : « Notre objectif […] était de retirer le contrôle de l’atelier au collectif des travailleurs. […] La totalité du travail intellectuel doit être éliminée de l’atelier d’usinage, et être centralisé par le bureau d’études et de planification » (p. 268).
Pour que le procès de travail fonctionne indépendamment de la volonté des ouvriers, il faut le leur rendre extérieur : c’est la machine, qui doit fonctionner comme une horloge, ne dépendre d’aucune autre volonté que de celle du patron. Mais celui-ci n’a pas par lui-même d’énergie en suffisance. Il lui faut une source d’énergie totalement indépendante des hommes, dépendante totalement du capital.
C’est ainsi qu’est née la nécessité de la machine à vapeur et en général des machines. Pour fabriquer ces instruments de torture de la classe ouvrière, il faut de l’acier, du plastique, toutes sortes de matières souples et dures, métaux et plastiques. Pour les faire fonctionner, il faut du charbon, du gaz, du pétrole, de l’atome. Ce qu’on entend habituellement par « pollution de l’environnement » est donc né, affirme André Gorz, du capitalisme. Vouloir déconnecter la lutte contre ce dernier de la lutte pour la préservation du milieu naturel, c’est une très dangereuse illusion. Et cette illusion mène tout droit au plus grave danger de notre temps : l’écofascisme.
Pour André Gorz, l’écologie, science du milieu naturel où évoluent les vivants, nous fait prendre conscience de ce que nul n’existe ni ne peut vivre dans l’isolement, comme si le milieu n’existait pas. Elle est anti-individualiste et socialiste par nature. Le capitalisme, lui, fonctionne comme une machine à détruire le milieu. Il paraît donc naturel d’opposer écologie et capitalisme, et c’est exactement ce que fait Gorz. Cependant, il existe une autre manière d’envisager la crise écologique. Si l’on tient l’homme en soi, et non un certain mode de fonctionnement économique, pour responsable de la dégradation du milieu, si l’on distingue capitalisme et technologie, alors il est possible, théoriquement, d’imaginer un capitalisme écoresponsable et une croissance verte.
Le capitalisme fonctionne toujours par appropriation du bien commun. Sans expropriation massive, pas de réseaux de chemin de fer, pas de centrales hydrauliques ou nucléaires, pas de remembrement pour développer l’industrie alimentaire, pas de brevetage du vivant. De nos jours, observe Gorz, le système va très loin dans cette voie. L’expropriation n’est plus seulement foncière, elle est vitale. Le capitalisme exploite, raréfie, puis vend au prix fort des ersatz de ce qui auparavant était disponible, gratuit, naturel. L’espace, l’horizon, le soleil, l’air pur, l’eau potable, les rivières où se baigner, la compagnie des animaux, ce sont aujourd’hui des denrées tarifées. On en a fait du tourisme, des bouteilles en plastique et des maisons de campagne. Ainsi, la dégradation du milieu n’effraie pas le Capital. Au contraire, il s’agit là pour lui de nouveaux marchés, très prometteurs, à condition seulement que les États accompagnent et facilitent cette évolution, présentée comme inéluctable.
Dans ce système, l’homme perd toujours plus de liberté. Au travail, bien sûr, et même en dehors. Dressé par l’école, dès l’enfance, à penser qu’il n’est de connaissance véritable que spécialisée et scientifique, inutilisable dans la vie de tous les jours, mais monnayable sur le marché du travail, l’homme contemporain se trouve dépossédé de tout. Il n’a plus de savoir-faire concret. Il ne sait plus réparer son robinet, ni travailler le bois, ni faire pousser des légumes, ni jouer de la musique. Il ne sait plus penser, ni sentir, ni s’amuser. On pense, on sent et on s’amuse pour lui : telle est la fonction des industries de l’information, du divertissement et du tourisme.
À force d’automatiser la production, le capitalisme n’a plus besoin de main-d’œuvre. Le chômage monte. Le peu de travailleurs productifs qui subsistent, seule source de plus-value, sont exploités comme jamais, sans quoi ce serait la faillite. Mais il en faut de moins en moins : on pressure de plus en plus une masse toujours moindre, et ce ne sont pas les prolétaires qui forment une masse écrasante et révolutionnaire, comme le pensait Marx, ce sont les chômeurs, qui forment une masse écrasée et désespérée.
Ainsi, pour André Gorz, le capitalisme arrive non pas à sa limite externe – il épuisera la terre jusqu’à la mort de celle-ci, dont l’agonie peut-être très longue –, mais à sa limite interne : l’informatique a poussé à ce point l’automatisation des tâches que la production ne demande plus aujourd’hui que très peu de travail humain, ce qui détruit le fondement même du profit capitaliste. Il se survit en enchaînant les bulles spéculatives, toujours plus grosses et toujours plus dangereuses. Il est, au fond, dans le coma, et ne survit qu’artificiellement (comme il l’écrit : « il s’agit d’une forme de capitalisme mort-vivant), sous l’œil attentif des banquiers centraux, médecins réanimateurs de l’économie-monde, fabricateurs d’une forme hybride de totalitarisme, aussi bienveillant que policier, aussi étatiste que libéral.
Mais André Gorz appartient, par ses racines, à la vieille génération des hommes de gauche, nourris de marxisme et d’existentialisme. L’espérance d’une nouvelle société qui serait à la fois juste, harmonieuse et techniquement avancée, n’a pas disparu de son cœur et, par l’intelligence, il croit son avènement possible. En effet, la technique n’est pas pour lui une puissance entièrement mauvaise et vouée à asservir les hommes. Il ne pense pas en termes religieux ou manichéens. Pour lui, si le capitalisme imprime sa marque à la technique moderne, on peut parfaitement imaginer une société libre où c’est la liberté qui lui imprimerait sa marque. Il faudrait pour cela que les hommes reprennent possession, collectivement et démocratiquement, de leurs désirs et de leurs besoins.
À cette condition, plusieurs constats implacables apparaîtraient : nous avons besoin de beaucoup moins de choses que ce que nous produisons ; de nombreux biens sont complètement inutiles ; mieux vaut investir dans le RER plutôt que dans le TGV ; les stations orbitales ne servent à rien, et que, d’une façon générale, la socialisation procurerait des économies très substantielles : un service public bien organisé ferait aussi bien et à meilleur coût le travail que nous confions aux polluants appareils de l’électroménager.
Pour sortir de l’impasse, André Gorz montre trois voies : la diminution du temps de travail, le revenu d’existence et les logiciels libres. Si l’on diminuait le temps de travail, il n’y aurait plus de chômeurs, puisque la totalité du travail nécessaire serait accompli par tous. Chacun se sentirait nécessaire ; chacun serait considéré. En outre, libéré par le revenu d’existence de la tutelle du capital, chacun redresserait la tête. Le temps libre redeviendrait le principal de la vie de chacun. Et ce ne serait pas simplement un temps de divertissement stupide ou de repos en vue du travail.
Il y aurait des ateliers collectifs, des cours collectifs, où l’on pourrait apprendre librement, réparer librement (car on ne jetterait plus des appareils conçus pour durer et être facilement réparés), créer librement.
Quant au logiciel libre, il préfigure, selon André Gorz, le monde qui demande à naître à travers les convulsions de notre douloureux présent. L’économie de production est morte ; naît sous nos yeux l’économie de la connaissance, fondée sur le partage. Déjà, les informaticiens font œuvre collective, dans la liberté. Ils s’échangent des morceaux de programmes, mettent leurs découvertes à la disposition de tous, et le résultat en est au moins aussi efficient que les produits de Bill Gates, virus et espionnage en moins.
La production elle-même s’en trouve affectée. À l’aide des imprimantes à trois dimensions, tout un chacun peut produire, chez lui, d’innombrables objets. C’est donc, potentiellement, la fin du gigantisme industriel et de l’aliénation. À nouveau, les hommes pourront produire, individuellement, ce dont ils ont besoin. À nouveau, ils seront libres.
Toutefois, ces machines de haute-technologie, ces ordinateurs et ces imprimantes, il faut bien les produire et les alimenter. Pour ce faire, il faut des usines et des centrales : la nouvelle société que Gorz appelle de ses vœux repose donc, comme le socialisme soviétique, sur les acquis du capitalisme. Et ces acquis, il faudra les entretenir, les faire fonctionner. Il lui faudra un appareil centralisé, une police, une planification, à moins de supposer, comme Jean-Jacques Rousseau, que l’homme serait bon de nature. Ce qui mérite examen.
En outre, André Gorz ne dit mot du fatal argument de Jacques Ellul, autre père de l’écologie, selon qui les machines forment un tout, le système technicien, en voie d’unification complète, un tout qui a ses propres exigences, distinctes de celles de l’économie : tout ce qui est techniquement possible de faire doit se faire et se fera, quel qu’en soit le coût. Ce système ne renoncera pas. Il pourra jeter par-dessus bord la vieille tunique du capitalisme, et se draper du vert manteau de l’écologisme autoritaire ou libertaire. La fin de la plus-value n’est pas la fin du scientifico-technique. Il se peut même que ce soit le contraire.
La fin de la plus-value marque la fin de l’entreprise privée et donc de toute entrave, dans l’ordre économique, au déploiement du système technicien centralisé d’État, lequel, par contre, pourra utiliser la mystique du logiciel libre et des « fab-lab » comme justification. L’autoritarisme atomisé peut très bien cohabiter avec le libéralisme des fondus de l’informatique : ces geeks pourront toujours fabriquer autant de gadgets en plastique qu’ils veulent, cela ne changera rien à l’emprise complète du système sur les fondements de la vie. Ce n’est pas avec des imprimantes à trois dimensions que l’on assurera aux hommes l’autonomie réelle, surtout si l’on maintient la planification et la concurrence comme base concrète de l’économie.
Enfin, André Gorz ne tient pas compte de cette objection admirable, formulée dans les années 1930 par Simone Weil : on ne peut pas être esclave quelques heures par jour, puis être un homme libre, comme si de rien n’était. Travailler à la chaîne, cela détruit l’âme, cela vous rend serf, indisponible à cette présence à l’être dont Gorz dit bien, par ailleurs, qu’elle est la clé de la réappropriation de la vie. Mais n’est-ce pas cela, au fond, le problème ? Ne revient-on pas à la question posée jadis par La Boétie, formulée en d’autres termes par Dostoïevski : que les hommes aiment et veulent la servitude, qui est le prix de leur tranquillité.
Ouvrage recensé– André Gorz, Leur écologie et la nôtre. Anthologie d’écologie politique, Paris, Seuil, 2020.
Du même auteur– Adieux au prolétariat, Paris, Seuil, coll. « Points », 1981.– Métamorphoses du travail, quête de sens. Critique de la raison économique, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004 [1988].
Autres pistes– Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, 2012 [1988].– Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique. Introduction aux Grundrisse, dite de 1857, Éditions sociales, 2014 [1857].