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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Métamorphoses du travail

de André Gorz

récension rédigée parPatricia Nicolas

Synopsis

Société

Les sociétés contemporaines donnent l’impression que le travail est devenu le seul moyen d’intégration sociale. La crise qui les traverse est celle du travail qui devient une denrée de plus en plus rare. Avec l’installation durable du chômage, ce modèle dominant n’est plus viable. Gorz souligne l’urgence qu’il y a à en changer sous peine de creuser le fossé qui sépare la minorité de privilégiés en possession d’un travail stable et valorisant de la majorité condamnée à vivre dans la précarité. Seule une société du temps libéré peut espérer combler cette fracture lourde de menaces pour la cohésion sociale.

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1. Introduction

La parole d’André Gorz est d’abord celle d’un philosophe. Sa rencontre avec Jean-Paul Sartre eut une influence durable sur lui. Loin des systèmes, il conçoit la philosophie comme une façon de se penser soi-même.

La cause que jamais il ne perdra de vue est la défense de l’autonomie individuelle comme moteur du changement social. C’est peut-être sa fidélité à la part non socialisable de l’individu, héritée de la tradition philosophique, qui explique l’incompréhension répétée de ses amis syndicalistes et sociologues mais aussi écologistes face à cette pensée qui n’a cessé d’évoluer.

À partir des années 70, ses réflexions sont influencées par Ivan Illich. Tous les deux affirment l’autonomie de l’individu que Gorz déplace sur le terrain du travail où la rationalité économique a dépossédé l’individu de lui-même. Au centre de ses réflexions : la question de l’aliénation individuelle ou collective qui empêche l’homme d’être lui-même. Le décalage entre ce que les individus sont par eux-mêmes et leur être social n’a cessé de le préoccuper.

La publication des Métamorphoses du travail, le plus accompli de ses ouvrages selon Gorz lui-même, correspond à un tournant dans sa pensée. Quand il entreprend son écriture, il ne croit plus dans le travail ou plutôt il ne croit plus dans sa valeur émancipatrice telle qu’elle est théorisée par le marxisme. D’ores et déjà, précisons que le travail dont il est question est le « travail-emploi », le « travail-marchandise », moyen de gagner sa vie. Il faut le comprendre comme le négatif du travail au sens anthropologique pensé, comme activité d’expression et d’extériorisation de soi.

Huit ans plus tôt, il a fait paraître ses Adieux au prolétariat qui marque une rupture avec la perspective marxiste d’une libération obtenue par le développement des forces productives et la place du prolétariat dans ce processus. L’émergence de nouveaux travailleurs qualifiés – les techniciens – a fait perdre au monde ouvrier son unité. Ce n’est plus de la classe ouvrière que peut venir l’émancipation.

Avec Métamorphoses du travail, Gorz fait un pas de plus. Le travail n’est plus le levier incontournable de la libération. Ses transformations annoncent sa fin ! Tout au moins la fin d’une société qui en a fait le pilier central.

2. L’invention du travail

Les sociétés occidentales ont longtemps eu recours à l’auto-production. L’essentiel des besoins est couvert par la production au sein de la famille ou du village. Dans ce cadre, « il faut le temps qu’il faut », la durée du travail et son intensité sont limitées à la possibilité d’assurer sa subsistance. L’artisan est en possession d’un savoir-faire irremplaçable.

Au milieu du XIXe siècle, le capitalisme industriel invente ce que nous appelons le travail et que Marx considérait comme du « travail abstrait ». C’est, tout simplement, le travail salarié.

Objet d’une quantification, il obéit à une rationalité économique. Son introduction s’est heurtée à la résistance de l’ouvrier. Pour le contraindre à travailler davantage, la bourgeoisie lui a versé des salaires si faibles qu’il doit accepter de travailler jusqu’à dix heures par jour toute la semaine pour gagner sa vie. Le travail acquiert une valeur d’échange.

Pour réduire le coût du produit, la quantité de travail nécessaire à sa fabrication doit pouvoir être mesurée, sans considération de la personnalité du travailleur. Avec un travail qui n’est plus qu’abstrait, le travailleur est réduit à sa force de travail. Par mesure d’efficacité, le travail est devenu une activité mécanique, répétitive et impersonnelle. Avec la standardisation des tâches, la dépossession de ses savoir-faire, l’ouvrier ne parvient plus à s’identifier à son activité.

Le travailleur démotivé accepte son travail parce qu’il en attend des compensations. L’intérêt ou même le plaisir que le travailleur trouve dans ce qu’il fait ne sont pas exclus mais ils sont secondaires. L’argent qui est la récompense du travail devient la raison d’être de celui-ci.

3. Le travailleur consommateur ou le toujours plus

Par son caractère inédit, la rationalisation économique a provoqué une mutation culturelle. Elle a engendré une scission entre le temps de travail et le temps de vivre.

Contrairement aux périodes passées, le lien indissociable entre production et consommation est rompu. Le résultat du travail n’a pas d’utilité directe pour le salarié. Sa rémunération lui permet d’acquérir ce qui est produit par d’autres que lui. Seules comptent les satisfactions que peut procurer l’argent gagné. Le travailleur s’est laissé convaincre que celles-ci étaient la clé de son bonheur. L’argent supplante les autres valeurs et devient leur unique mesure. L’individu « aliéné dans son travail, le sera aussi, nécessairement dans ses consommations, et finalement dans ses besoins » (p. 45).

La consommation détermine le niveau de la production qui ne va plus seulement satisfaire les besoins ressentis mais aussi ceux artificiellement créés. Syndicats et patronat vont se montrer complices pour refuser aux salariés un arbitrage entre durée de travail et niveau de consommation. Les autoriser à préférer une baisse de salaire aurait rendu illégitime les revendications pour l’augmenter.

Autant éviter que le salarié découvre que gagner et consommer plus ne veut pas nécessairement dire vivre mieux. Cet investissement dans la consommation incite à promouvoir son intérêt personnel entraînant de fait la désagrégation des réseaux de solidarité.

4. Se libérer du travail

La rationalisation du travail productif entraîne la division de plus en plus poussée des tâches. Pour s’assurer que les travailleurs se comportent de la façon attendue, leurs conduites sont de plus en plus codifiées. Une conduite est « fonctionnelle » quand elle est adaptée à un but, sans que l’individu ait même l’intention d’atteindre ce but dont parfois il n’a même pas connaissance.

L’initiative du travailleur se réduit d’autant plus qu’il méconnait la cohérence de l’organisation à laquelle il participe. La motivation des individus à l’égard de leur travail s’en ressent. Ils participent à la « machinerie » en tant que simple rouage. Rien ne nécessite qu’ils tissent entre eux des relations basées sur la coopération. Ces activités subordonnées à l’impératif de l’économie et coordonnées de l’extérieur appartiennent à la sphère de l’hétéronomie. Elles sont imposées, subies.

Gorz abandonne le projet d’émancipation dans le travail qui était le sien dans les années 70. Cette renonciation peut être liée à une série de désillusions. Il prend acte de l’éclatement de la société du travail et de la perte d’influence de la classe ouvrière. La production sollicite une telle masse de savoirs spécialisés, que personne ne peut à lui seul se les approprier. Le travail ne peut être qu’une activité hétéronome organisée de l’extérieur.

Gorz envisage un dualisme où, à côté d’une sphère hétéronome appelée à se réduire, se développeraient, au sein d’une sphère de l’autonomie, des activités affranchies de toute nécessité et n’ayant pas d’autres finalités qu’elles-mêmes. Réalisées dans le temps dit libre, elles participent à la production de soi et à l’épanouissement individuel. Elles comprennent les activités artistiques, éducatives, scientifiques. À condition d’être exclues de la rationalité économique, elles sont facteurs d’émancipation.

L’existence de la sphère de l’hétéronomie délimite un domaine privé soustrait à la règle sociale où l’individu s’appartient souverainement. La préservation de cette séparation est la garantie de la liberté.

5. Ce que n’est pas le travail

Le secteur du travail à finalité économique a longtemps laissé à l’écart de nombreuses dimensions de l’existence. Les économistes ont vu dans les activités de service un vivier d’emplois pour les chômeurs. Elles sont aussi censées augmenter la richesse nationale. Progressivement, des activités auparavant gratuites ont été transformées en emplois et donc monétarisées. Les services à la personne se sont multipliés.

Pour qu’une activité soit du travail au sens économique, elle devrait satisfaire différents critères : créer « de la valeur d’usage, en vue d’un échange marchand, dans la sphère publique, en un temps mesurable et avec un rendement aussi élevé que possible » (p. 222). Que des activités ne réunissant pas ces éléments soient entrées dans la sphère marchande est le signe d’une perte d’autonomie de l’individu. Le travail pour soi comprend les activités d’entretien comme se laver, faire le ménage, les courses, tondre son jardin, bricolage. Progressivement, on assiste à la prise en charge de celles-ci par des services extérieurs : livraison à domicile, entreprise de nettoyage…

En délégant ce travail pour soi à des prestataires de service, le domaine privé se restreint ainsi que la liberté de chacun et le tissu relationnel dans lequel il est inséré. Cette tendance s’oppose au besoin de tout individu de faire siens son corps et son espace privé.

L’artisan, coiffeur ou plombier par exemple, procure à son client ce qu’il n’aurait pu faire lui-même. Tel n’est pas le cas de la femme de ménage. Le résultat de son intervention n’est pas nécessairement supérieur à ce que son employeur aurait pu obtenir. Elle lui fait seulement gagner du temps. Souvent dans ce type de relation, l’employeur attend de son employée qu’elle mette d’elle-même dans son travail, y apporte « un supplément d’âme » même si cette exigence reste implicite. C’est le type même d’un rapport de servilité qui est masqué par un contrat de travail.

Pendant le temps que l’employeur fait appel aux services de son employée, il est nécessairement payé plus qu’elle sinon il aurait intérêt à réduire son temps de travail pour assumer ses propres tâches domestiques. À moins qu’il préfère s’en débarrasser considérant implicitement que d’autres sont tout juste bons à les faire à sa place. Ces services à la personne s’accompagnent inévitablement d’un accroissement des inégalités afin que les plus aisés aient les moyens de s’offrir les services des plus démunis.

Les activités qui relèvent du soin, de l’aide ou du secours résistent à toute quantification. La recherche du gain est largement suspecte dans ces domaines où ne devrait intervenir que le souci du destinataire de l’intervention. La standardisation peut nuire au résultat qui demande la prise en compte de la personne.

Dans un contexte où le partage du temps de travail s’impose, ces activités pourraient être renvoyées sur le terrain du bénévolat à côté des activités non économiques, comme celles culturelles ou éducatives.

6. Conclusion

Désigné comme l’un des théoriciens de « la fin du travail », cette perception pour juste qu’elle soit, ne tient pas assez compte de la subtilité d’une pensée en mouvement continu. Gorz ne nie pas l’importance du travail qui fournit ce dont on a besoin comme celle de la technique qui économise du travail. Mais ni l’un ni l’autre ne sont l’essentiel de la vie.

Une société qui s’efforce d’économiser le travail ne peut, en même temps, en faire le fondement de l’identité et de l’épanouissement personnel. Les politiques publiques qui se donnent comme finalité de créer de l’emploi sont vouées à l’échec.

Disons même plus : elles sont un leurre. La réduction du temps de travail de tout le monde est devenue inéluctable. L’émancipation se fera en dehors du travail à travers des activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin.

7. Espace critique

Métamorphoses du travail n’est pas le dernier mot de Gorz sur le travail, loin s’en faut. Une pensée attentive comme la sienne aux bouleversements de l’économie ne pouvait rester indifférente à l’évolution du capitalisme de plus en plus enclin à faire appel à un travail immatériel ou cognitif. Celui-ci s’accompagne de formes d’exploitation encore plus redoutables que celles connues sous le capitalisme industriel. En effet, il exige une implication totale de la personne et mobilise des savoirs qui résultent de ce travail de production de soi effectué par les individus sur leur temps libre.

Gorz ne croit pas que la révolution informatique, comme le prétendent certains économistes, éliminera les tâches répétitives et aliénantes et que ne subsistera que du travail supposant initiative et créativité. Celui-ci ne profitera qu’à une minorité de travailleurs stables. En 1997, Gorz reviendra sur le revenu universel pour le dissocier du travail et le rendre inconditionnel afin d’assurer une protection aux travailleurs dont le statut ne relève pas du salariat canonique.

On est tenté de voir dans la valorisation des activités de loisir une naïveté de l’auteur. Comme si se libérer du travail serait s’affranchir de tout le reste. Gorz reconnaissait qu’on était en présence d’une révolution culturelle qui exigeait de chacun une implication personnelle inédite pour se forger une identité autre que celle donnée par le travail.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Métamorphoses du travail, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2014.

Du même auteur

– Écologica, Paris, Galilée, 2008.– Bâtir la civilisation du temps libéré, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

Autres pistes

– Christophe Fourel (dir), André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, La Découverte, 2009. – Willy Gianinazzi, André Gorz. Une vie, Paris, La Découverte, 2016. – Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973.– Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018.

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