Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de André Green
Cet ouvrage, constitué par un recueil d’études, tente de définir le champ clinique des « cas-limites ». L’auteur met en discussion les techniques de l’analyse classique, élaborées notamment pour la cure des névroses ; la problématique des « cas-limites » se situant au carrefour entre névrose et psychose. Le recours aux élaborations théorico-cliniques de l’« école psychanalytique anglaise » est central, afin de développer une théorie et une pratique plus adaptées à des sujets ne correspondant plus aux paradigmes issus du modèle freudien, sujets mettant souvent en échec la « cure-type ».
La problématique des « cas-limites » (ou « états-limites ») permet de réfléchir sur certains points de butée de la théorie psychanalytique freudienne. Diagnostic qui reste dans le flou, aux yeux de certains psychanalystes, notamment d’orientation lacanienne, qui préfèrent de ce fait s’en tenir aux trois structures psychiques classiques (névrose, psychose et perversion) ; diagnostic qui, en revanche, a trouvé un terrain fécond au sein de l’« école psychanalytique anglaise ».L’auteur s’appuie en ce sens sur les travaux de Melanie Klein, Wilfred Bion et Donald Winnicott (cas-limite correspond à borderline dans sa traduction anglaise).
La psychanalyse freudienne a fondé sa théorie à partir du paradigme de la névrose, dans lequel nous retrouvons comme modalité de défense principale le refoulement, opération consistant à repousser (ou maintenir) dans l’inconscient un souvenir lié à une pulsion. La pratique analytique permet, en ce sens, de faire remonter ce genre de souvenirs, à travers l’analyse des liens qui s’opèrent dans l’« association libre » et leur interprétation. André Green pointe cet aspect, en mettant en évidence aussi ses limites, notamment lorsque l’analyste est confronté à des sujets présentant des inhibitions de pensées qui leur rendent difficile la représentation mentale de ce qui les affecte.
La technique psychanalytique s’étant constituée à partir de mécanismes propres à la névrose, divers analystes reculent lorsqu’il s’agit de prendre en charge un sujet psychotique. Un des obstacles majeurs rencontrés dans la cure avec un patient psychotique concerne le lien transférentiel, lien qui, dans certains cas, peut devenir envahissant. Or des analystes, notamment de l’école anglaise, se sont orientés vers cette pratique.
André Green, s’inspirant de leur expérience, tente d’élaborer une théorie susceptible de répondre aux difficultés rencontrées vis-à-vis de ces sujets dits « difficiles ». Les cas-limites semblent mettre en discussion certaines techniques de la cure analytique, considérées comme inopérantes vis-à-vis de sujets présentant des problématiques aussi liées à la psychose.
La difficulté majeure dans la reconnaissance d’un « cas-limite » réside dans la désorganisation des repères susceptibles de définir un tableau clinique, tout comme dans le « polymorphisme des symptômes ». Il est toutefois possible de réunir des éléments récurrents de l’expérience clinique.
L’auteur relève à ce propos la mise en échec de l’analyse des rêves avec ce genre de patients ; pour les cas-limites, le rêve aurait une fonction d’évacuation d’une partie de la réalité psychique, qui serait donc inanalysable car expulsée. Or la fonction classique du rêve est l’accomplissement d’un désir inconscient, désir susceptible d’être interprété. On retrouve une difficulté similaire dans l’interprétation de l’« association libre ». À ce propos, Green relève chez ces patients un discours très fragmenté : « Le discours du cas-limite n’est pas une chaîne de mots, de représentations ou d’affects – mais il ressemble bien plutôt à un collier, dont le fil se serait rompu » (p.156).
Un autre élément relevé par l’auteur se réfère au sentiment de « rejet de la part des autres » que ces patients suscitent. La haine de soi qu’ils éprouvent est aussi projetée chez l’autre : le désir de vengeance rivalise de manière ambivalente avec le désir de préserver l’autre. Dans le cadre de la cure, ils rejettent leur désespoir sur l’analyste, peut-être dans le but de voir à quel point l’autre peut tolérer cette haine, et ainsi poursuivre la thérapie. Winnicott parle à ce propos d’un « amour sans pitié » éprouvé par ces sujets. « L’ambivalence extrême de ces patients va de pair avec une extraordinaire intolérance à l’ambivalence, puisque leur sentiment de culpabilité inconscient est l’objet d’un déni » (p.58-59).
Ainsi, le silence de l’analyste, pratiqué au sein de la cure-type, ne se révèle pas pertinent avec les cas-limites. Selon Green, ces patients mettent à l’épreuve l’analyste, précisément à propos du silence. Bien qu’il s’agisse d’un « outil » essentiel dans la cure-type, car il permet l’émergence des pensées inconscientes, dans certains cas le silence peut avoir un effet néfaste, comme par exemple conduire à une décompensation psychique, à savoir des épisodes délirants.
L’auteur précise qu’il s’agit de définir un tableau clinique non pas en opposition à d’autres variétés cliniques, mais plutôt susceptible de regrouper un ensemble d’aspects qui ne permet pas de poser un diagnostic précis, qu’il soit du côté de la névrose, ou bien du côté de la psychose.
Il remarque, par ailleurs, qu’il peut s’agir aussi de cas où la cure-type se heurte à ses propres limites. Le terme de « cas-limite », en psychanalyse, renvoie au sujet qui « frise la folie » (p.123). André Green reprend, d’ailleurs, un extrait d’Analyse avec fin et sans fin, où Freud constate que la transition d’une structure psychique à l’autre est bien plus fréquente que les « états » bien délimités chez un sujet.
Green illustre quatre éléments susceptibles de définir provisoirement les « cas-limites » : la somatisation (un affect qui, au lieu d’être élaboré psychiquement, se reverse sur le corps), l’acting out(une autre modalité d’« expulsion » de la réalité psychique, qui passe par une monstration à travers un acte) ; le clivage (une partie de la réalité psychique du sujet est inaccessible) ;et, enfin, le désinvestissement (ou dépression primaire, désignant une aspiration à l’anéantissement, à un état de vide, tandis que la dépression dite secondaire serait à but réparateur).
Un autre élément relevé dans la clinique des cas-limites est la « logique du désespoir ». Green remarque que chez ces patients dominerait le déplaisir, se manifestant par exemple à travers la réaction thérapeutique négative (lorsque l’analysant interrompt la cure).
Ce qui fait supposer à l’auteur un fond destructeur chez ces sujets ; cependant, là où il pourrait y avoir « passage à l’acte » chez un sujet psychotique, dans les cas-limites, cela serait « contenu » par le désespoir : « Toute la haine de soi qui habite ces sujets reflète un compromis entre un désir inextinguible de vengeance et le souci de protéger l’objet des désirs hostiles dirigés contre lui » (p.57).
André Green le précise à plusieurs reprises : les études qu’il mène permettent de repenser des aspects de la psychanalyse (bâtie à partir de l’étude de la névrose) à travers un autre prisme, plus proche de la psychose. L’école anglaise, s’étant beaucoup plus centrée sur l’analyse de sujets psychotiques, a postulé l’existence d’un « noyau psychotique » susceptible de se manifester chez tout sujet. C’est dans ce sens que Green poursuit son travail sur les cas-limites, en soutenant l’idée que la « folie privée » désigne ce noyau, susceptible de se révéler dans le transfert entre analyste-analysant.
Plus précisément, selon l’auteur, la psychanalyse paye aujourd’hui les effets de deux erreurs commises à ses débuts : la première concerne le choix de fonder une métapsychologie, notamment à partir de la névrose ; la seconde est relative à l’extension démesurée du champ des psychoses, à la fois pour les malades psychiatriques internés et pour les patients en analyse.
Un tel élargissement terminologique, selon l’auteur, laisserait implicitement entendre que « folie » équivaut à« psychose » et qu’elle ne concernerait que cette structure psychique, tandis que Green préfère soutenir l’idée d’un noyau potentiel de folie chez tout un chacun : « Il faut procéder en sens inverse. Retourner au modèle de base, le repenser à partir des cas-limites pour y retrouver ce que Freud a exclu de la névrose : la folie » (pp. 200-201).
Cette folie essentielle du Moi se soutient d’un « double langage » régi par le « clivage », un mécanisme de défense qui rend inaccessible une partie de la réalité psychique du sujet. Ainsi, deux types de pensées cohabitent au sein du Moi ; cependant, les deux parties clivées ne peuvent pas communiquer entre elles.
Le Moi semble méconnaître complètement son « double fonctionnement ». Si le clivage est le propre de la psychose, pour André Green, il présente une différence dans les cas-limites. Le clivage psychotique a comme effet le morcellement psychique (lequel devient aussi physique aux yeux du sujet), à savoir que le sujet psychotique présente une difficulté à différencier son propre corps des objets qui lui sont extérieurs.
Ce mécanisme de défense, dans les cas-limites, révélerait en revanche deux types de séparation : à la fois entre le corps et le monde extérieur, mais aussi à l’intérieur de la sphère psychique du sujet.
André Green préfère concevoir le Moi comme l’instance psychique ayant tendance à revenir au degré zéro de l’excitation (tendance qui implique aussi une désorganisation subjective), plutôt que de lui attribuer une fonction de « cohésion identitaire ». Il s’agit d’un autre élément susceptible de renforcer sa thèse concevant une folie intrinsèque au Moi.
Il s’appuie sur la théorie du narcissisme de D. W. Winnicott, qui a introduit les notions de « faux-self » et « vrai-self » : le faux-self désigne l’image que le sujet se fait de lui-même et qui ne correspond pas à la réalité, mais plutôt à un idéal d’image le plus adaptable à un contexte donné ; tandis que le vrai-self désigne l’image de soi se rapprochant le plus de l’identité du sujet. Le « vrai-self » se caractériserait aussi par un état de « non-communication permanente » (p.112).
Cette conception du « self » (le « soi » dans la traduction anglaise), pour l’auteur, se rapprocherait plus de sa façon d’envisager la constitution du Moi. Il reprend, en ce sens, un autre extrait d’Analyse avec fin et sans fin, où Freud soutient l’idée que même le Moi dit « normal » est une fiction idéale. Ainsi, il serait possible d’affirmer que le Moi du névrosé est aussi confronté à des distorsions de la réalité.
Un autre élément tiré de la clinique de Winnicott, que Green considère comme opérant dans l’analyse des cas-limites, concerne le concept de l’« aire intermédiaire » (ou « espace potentiel »).Cette aire se situe entre le Moi et le Non-Moi, entre l’enfant et la mère. C’est un espace qui permet à l’enfant de se séparer de la mère, de rester seul. Le vide que la mère laisse lorsqu’elle s’éloigne de l’enfant, s’il n’est pas symbolisé par l’enfant, peut, dans certains cas, faire surgir une angoisse d’effondrement.
Ce genre d’angoisse, pour l’auteur, serait présent chez les cas-limites. Dans cet espace, l’on peut situer (de façon imagée) l’« objet transitionnel », concept central chez Winnicott ; il s’agit d’un objet permettant à l’enfant de symboliser l’absence de la mère. Or « les cas-limites sont caractérisés par l’incapacité fonctionnelle à créer des dérivés de l’espace potentiel » (p.157). Plus précisément, ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas créer des objets, mais il s’agit d’objets qui n’ont pas une valeur fonctionnelle (comme celle de symboliser l’absence de la mère), mais plutôt une signification symptomatique.
André Green estime qu’une bonne partie des théories psychanalytiques ne s’est pas véritablement intéressée au concept de « passion », privilégiant largement celui de « pulsion », qui est d’ailleurs un des vecteurs principaux de la théorie freudienne. Si Freud dit que la pulsion se situe à la limite entre le soma et la psychè, Green reprend cette hypothèse à propos du concept de « passion », comme étant ce qui se situe à la limite entre le corps et l’âme.
Les deux concepts partageraient le fait de « pâtir » de quelque chose. Le sujet, dans les deux cas, n’est pas l’agent, mais plutôt le patient, de ses pulsions, de ses passions. Ainsi, l’auteur ne fait que substituer le concept de passion à celui de pulsion, dans le but de renforcer sa thèse renvoyant à l’idée que la folie réside chez tous les humains ; car, dans sa signification courante, pré-psychiatrique, la folie se retrouve plus souvent associée à la passion et à l’amour.
Le positionnement de Green au regard du concept de « passion », et plus largement d’« affect », fait référence à des variations dans l’interprétation de l’œuvre de Freud au sein de différentes écoles psychanalytiques. À un moment donné de sa réflexion, Freud soutient l’idée que la pulsion concerne d’emblée la sphère psychique, au sens où elle serait aussitôt traduite psychiquement, donnant lieu à une représentation mentale. Ce mécanisme semble écarter le concept d’« affect » qui, au contraire, souligne le caractère immédiat, brut, de ce qui peut être perçu par le sujet. Freud n’écartera pas non plus le concept d’affect, il y reviendra plus tard, notamment dans Le Moi et le Ça.
Or l’école d’obédience lacanienne a privilégié le concept de« représentation psychique », jusqu’à concevoir l’inconscient structuré comme un « langage », là où d’autres écoles ont accordé plus de poids à la dimension des « affects ».Ces différences d’ordre théorique modifient considérablement les pratiques analytiques, souligne l’auteur.
Selon Green, c’est en reconnaissant toute la portée des affects que l’on peut accueillir et même partager cette part de folie intrinsèque à l’être humain : « C’est en la reconnaissant [la folie, la passion] qu’on sera mieux à même, non de la réduire, mais de la transformer par l’analyse, c’est-à-dire de faire en sorte que l’éros puisse l’emporter sur les pulsions de destruction » (p.206).
Le travail analytique, qui pendant longtemps a essayé de penser et d’interpréter le désir inconscient, est ici réélaboré en prenant en considération l’existence d’une folie constitutive du conscient, du Moi. André Green tente de le démontrer à travers l’analyse des « cas-limites ». Variété clinique qui, d’une part, frise la folie, de l’autre, peut être un aménagement psychique conçu comme une sorte de « garde-fou » vis-à-vis d’un débordement pathologique.
La « folie privée », désignant le noyau psychotique potentiellement présent chez tout sujet, permet aussi de se décentrer du modèle métapsychologique classique issu de la névrose, et d’ouvrir à une approche psychanalytique susceptible d’accueillir et de prendre en charge des souffrances proches de la psychose.
Concevoir une « folie privée » chez tout être humain est un positionnement éthique tout à fait essentiel. L’étude des « cas-limites » est une voie d’entrée très opérante afin de repenser le cadre analytique classique.
Néanmoins, s’il est vrai qu’avec des sujets dits « difficiles » il est possible d’aménager différemment les séances, en essayant par exemple de mettre de côté la règle d’or du silence de l’analyste, la pratique analytique classique reste très controversée lorsqu’il s’agit de prendre en charge des patients présentant une psychose « latente », susceptible de se déclencher.
Ouvrage recensé– André Green, La Folie privée. Psychanalyse des cas-limites, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990.
Autres pistes– Jean Bergeret, La Dépression et les états-limites,Paris, Payot&Rivages, coll. « Sciences de l’homme Payot », 1992.– Donald Wood Winnicott, Le Bébé et sa mère, Paris, Payot&Rivages, coll.« Sciences de l’homme Payot », 1992.– Dominique Bourdin, La Psychanalyse, de Freud à aujourd’hui, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2000.– Melanie Klein avec Joan Riviere, Paula Heimann et Susan Isaacs, Développements de la psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2009 [1966].