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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de André Loez
Au printemps 1917, des mutineries secouent l’armée française sur le front. Elles n’avaient pas jusqu’alors donné lieu à une étude détaillée des mutins, lorsqu’ils s’organisèrent spontanément, manifestèrent, voire envisagèrent de « marcher sur Paris ». L’ouvrage d’André Loez apporte une pièce manquante, restituant la rupture de l’obéissance et du consensus. Les mutineries s’inscrivent dans la continuité des refus de guerre esquissés et inaboutis depuis 1914. Dès lors que le conflit s’installa dans la durée, après la bataille de la Marne, se développèrent des stratégies d’évitement, des aspirations au retour rapide au foyer, des propos critiques et revendicatifs de soldats qui n’oubliaient pas qu’ils étaient aussi des citoyens. L’historien redonne ici toute leur place aux hésitations des soldats, partagés entre dégout du conflit et impératif du devoir.
Les mutins de la Première Guerre mondiale sont bien connus de l’historiographie. Mais la problématique choisie par André Loez consiste à tourner le dos à l’approche traditionnelle de l’étude de la désobéissance : il ne s’agit pas d’une analyse psychologique qui chercherait les raisons d’une telle attitude, mais davantage de l’envisager comme un fait social, irréductible à la psychologie, à la culture ou au patriotisme des seuls individus.
Aussi s’agit-il principalement ici de comprendre pourquoi le choix d’une révolte est devenu possible au printemps 1917, en ne considérant pas seulement l’échec du Chemin des Dames, explication insuffisante. Après tant de mois de combats et dans un contexte politique particulier, les cadres sociaux et la symbolique de l’obéissance étaient chamboulés : d’autres choix que l’obéissance étaient désormais possibles pour les soldats.
Le travail d’André Loez s’appuie sur les archives du commandement, des conseils de guerre, de la justice militaire, du contrôle postal mais également des témoignages directs et des lettres échangées par les militaires durant le conflit. En multipliant les sources, il participe du profond renouvellement de cette histoire sociale.
Afin de comprendre la thèse défendue par André Loez, il convient de revenir sur certains faits survenus durant la Première Guerre mondiale. Les mutineries, autrement dit des refus d’obéissance, apparurent en 1917 dans les armées françaises, mais aussi russes et italiennes. Souvent, elles accompagnèrent d’autres formes de protestation dans la société civile : des grèves, des manifestations contre les hausses de prix, des réunions pacifistes, qui témoignaient de la lassitude et des tensions suscitées par la prolongation d’une guerre qui se voulait initialement courte, dans des populations endeuillées par d’énormes pertes.
Ces manifestations, individuelles ou collectives, restaient généralement isolées et concernaient de faibles effectifs avant 1917. Mais avec la durée du conflit et l’accumulation des morts, le refus de la guerre monta. L’armée française fut ainsi affectée en mai-juin 1917 par une vague de désobéissance qui se manifesta au grand jour par trois types de phénomènes : des protestations individuelles, des désertions et, fait nouveau, par des manifestations collectives. Ce sont principalement ces dernières qu’André Loez analyse dans son ouvrage.
Dans un premier temps, André Loez s’interroge sur les raisons qui poussèrent les soldats français à obéir, dans leur immense majorité, jusqu’en 1917. Il s’avère que la ténacité combattante ne relevait pas d’un choix individuel, mais d’un conformisme social, où la guerre était avant tout conçue comme un devoir partagé et dans lequel chacun avait un rôle à jouer.
En ce sens, la mobilisation de 1914 relevait de l’évidence collective : elle n’était pas le fruit de la peur ni de la volonté, mais avait été rendue possible par un travail très intense des institutions au sein d’une société dans laquelle le service militaire et la scolarité obligatoire tenaient une place centrale, avec un très fort sens du devoir. Un cas particulier était celui des militants socialistes, pour qui l’entrée en guerre était vécue comme un reniement ou une incohérence dans leur parcours jusque-là pacifiste.
L’analyse de la séparation avec les proches laisse apparaître une division sexuée des rôles : aux femmes, les larmes, l’expression de la douleur ou de l’angoisse ; aux hommes, la tâche masculine et virile de défendre le pays envahi sans exprimer de réticence ni laisser voir de doute. Le discours public se fit très rapidement patriotique, essentiellement dans la presse écrite ; l’exaltation de la patrie devint alors la norme, inséparable de la dénonciation de l’adversaire.
L’historien précise que les hommes mobilisés ont connu une véritable mutation de leur identité, à la faveur de la longue durée de la guerre : de civils mobilisés espérant le retour au foyer, ils étaient devenus des militaires soumis à la discipline de l’armée, tout en restant des citoyens attachés à leurs droits, que leur statut de combattants aguerris les conduisait à revendiquer. Ils devaient mettre en avant leur courage, affiché dans leurs interactions avec les autres hommes du front mais aussi avec l’arrière. Aussi, le refus et la désobéissance pouvaient être perçus comme de la « lâcheté ».
Il fallait donc réaliser, pour les mutins actifs ou potentiels, tout un travail de légitimation des conduites transgressives afin d’échapper à l’opprobre qui touchait les couards ou les « femmelettes » : ils tentèrent de faire de la révolte un signe de courage. En effet, dans une société très fortement mobilisée pour la guerre, désobéir consistait à s’exposer au déshonneur public, ce qui contribua à maintenir l’obéissance du plus grand nombre entre 1914 et 1917.
André Loez s’intéresse tout particulièrement aux circonstances des mutineries. L’année 1917 fut un tournant majeur dans le désir que la guerre se termine : l’hiver 1916-1917 fut particulièrement rude, l’Allemagne reculait, la Russie connaissait une révolution qui aboutit à l’abdication du tsar, et les États-Unis du président Wilson intervenaient dans le conflit.
Tout ceci rendait, du point de vue des combattants, la fin de la guerre plus crédible. Mais la bataille du Chemin des Dames, qui devait constituer un assaut final pour les troupes françaises, s’avéra rapidement être un échec cuisant. À partir de là, la lassitude s’installa chez les combattants qui étaient de plus en plus nombreux à appeler de leurs vœux la paix, notamment dans les courriers qu’ils échangeaient avec l’arrière. Nombreux furent ceux qui signalaient l’inutilité du combat, voire qui réclamaient une révolution, car c’était ce qui avait poussé la Russie à signer un armistice.
L’armée, en tant qu’institution, était troublée par ces questions. D’un coup, l’encadrement des combattants était perçu comme instable et fragile, le courage et la compétence des officiers remis en cause. Aussi, les autorités politiques envisagèrent des remplacements au sein de l’institution. C’est ainsi que Philippe Pétain fut nommé général en chef le 15 mai 1917, événement généralement considéré par la mémoire collective comme stabilisateur. André Loez explique pourtant que les mutineries n’ont réellement débuté que le 26 mai, soit 11 jours après la nomination de Pétain, avec un pic d’intensité entre le 30 mai et le 7 juin. Il relativise ainsi son rôle dans l’apaisement des troubles.
Chez les soldats, la révolution russe nourrissait des espoirs pacifistes. Les journaux français, comme L’Humanité ou Le Petit Parisien en relataient les événements, allant jusqu’à reproduire des délibérations des soviets. L’historien signale ainsi sept mutineries comportant une référence explicite à la Russie, comme celle de la 70e DI. De même, la perspective de la tenue d’une conférence socialiste pacifiste à Stockholm au mois de septembre 1917 suscita de nombreux espoirs, tout comme les grèves menées par les femmes à l’arrière, notamment les couturières et les « munitionnettes » des usines d’armement, dans les derniers jours de mai 1917. Les lettres échangées et les permissions des soldats permettaient de s’informer sur les événements en cours, alimentant le désir de révolte et le fantasme d’une situation quasi insurrectionnelle, surtout à Paris.
Les mutineries se déclenchèrent en lien avec ce contexte perçu comme instable, lorsque des soldats recevaient et croisaient deux types d’informations : une menace pesant sur eux, et un exemple d’indiscipline leur donnant un espoir d’y échapper. La désobéissance était d’abord liée à la perception d’un danger, le plus souvent lorsque l’on recevait un ordre de « remonter » aux tranchées ou d’attaquer.
Les écrits des soldats, saisis par le contrôle postal qui surveillait les informations échangées entre le front et l’arrière, montrent comment la perspective d’une attaque prochaine pouvait être à l’origine d’une action collective. André Loez explique que l’attaque et la menace qu’elle représentait ne constituaient pas l’explication générale de cette indiscipline, mais plutôt le prétexte de son déclenchement, car les soldats étaient habitués à ces circonstances depuis 1914.
Mais les informations venues de l’arrière sur le contexte, avant la grande mutinerie de la 5e DI des 28 et 29 mai, galvanisaient les soldats. Le fait que ces troupes mutinées n’aient pas été réprimées, sur le moment, joua un rôle important dans la diffusion de l’indiscipline. L’attitude des officiers, hésitant à employer la force et privilégiant la discussion, laissait croire aux hommes qu’ils avaient raison d’agir ainsi. Cette absence de répression des mutineries initiales a permis de rendre imaginable un succès de l’action collective.
Au total, la fin du mois de mai 1917 fut assurément perçue comme un moment de grave instabilité. C’était d’autant plus vrai que de nombreux soldats percevaient des nouvelles troublantes qui rendaient l’avenir incertain, et où la fin espérée était enfin possible. Si chaque mutinerie était le plus souvent isolée des autres unités et des autres actions collectives, les mutins construisaient dans leurs représentations des liens multiples, qui les reliaient à l’arrière, notamment à travers les proches et les épouses qui informaient. L’historien explique que tout se mélangea alors, dans un temps très court, entre le 25 mai et le 5 juin : les mutineries se multiplièrent.
André Loez précise qu’il n’existe aucun état des lieux fiable de ces mutineries, expliquant que les historiens qui se sont penchés sur ces questions ne parviennent pas au même résultat, certains évoquant 163 mutineries, d’autres allant jusqu’à 250. Certains événements ont été si brefs, ou si rapidement résolus par des officiers qu’ils ont été occultés. Dans tous les cas, l’historien signale qu’il faut accepter une part d’incertitude sur la question.
Le nombre de mutins est d’ampleur très variable : à la 41e DI par exemple, des documents permettent de les estimer à 2 000, molestant deux généraux le 1er juin ; inversement, au 31e BCP, seuls deux soldats furent jugés pour leur désobéissance, qui avait pris la forme d’une courte pétition demandant du repos, ne recueillant que 36 signatures le 11 juin 1917. Le nombre total des mutins oscille entre 30 000 et 80 000 selon les calculs.
Dans le cas des incidents individuels et relativement nombreux, André Loez pointe la responsabilité de l’alcool, qui engendra une parole provocatrice et désinhibée, consistant le plus souvent en des expressions d’opinion et idées subversives. Il faut signaler que les prises de paroles étaient souvent construites et teintées d’opinions politiques.
Les actes de désobéissance collective étaient très divers. À côté des manifestations sonores, mêlant chants, cris et revendications, attirant l’inquiétude de l’armée, il existait toute une gamme de conduites furtives et silencieuses. Ainsi, les « refus de monter » se multiplièrent au printemps 1917, parallèlement aux désertions : les soldats s’échappaient et se cachaient pour ne pas monter en ligne, comme le firent deux compagnies du 75e RI le soir du 7 juin 1917. Les combattants pouvaient aussi opposer verbalement un refus aux officiers qui leur donnaient l’ordre de s’équiper. Pour beaucoup de soldats, il s’agissait là d’un degré supplémentaire franchi à partir d’une pratique habituelle, qui consistait à manifester de la mauvaise volonté au moment où il fallait quitter le repos ou le cantonnement et revenir dans l’univers mortifère des premières lignes.
La désobéissance des mutins heurtait de front le cadre de l’armée. Elle était la transgression de ses règles et de ses valeurs, un défi à sa hiérarchie, une remise en cause des liens d’autorité qui y étaient établis.
Afin de rétablir l’ordre, des dialogues et des tractations s’improvisaient entre les officiers et les mutins, où s’éprouvait la capacité des premiers à donner des ordres, et des seconds à les refuser. Les mutineries révèlent, pour chacun des acteurs, des fidélités et des loyautés contradictoires : si l’on se montrait loyal aux chefs et à l’ordre, on « laissait tomber » les soldats qui se mutinaient ; inversement, si l’on voulait rester fidèle aux camarades désobéissants, il fallait rompre avec l’officier et trahir ceux qui acceptaient de « monter ».
Les chefs disposaient de ressources qui leur permettaient de surmonter le désarroi initial devant l’indiscipline et de restaurer l’obéissance. La force et l’intimidation, caractérisées notamment par des tirs d’armes à feu, pouvaient être utilisées par les chefs afin de reprendre la maîtrise de l’espace et impressionner les mutins.
Mais André Loez précise que la répression, avant d’être effective, n’était souvent qu’une perspective brandie par les officiers pour calmer les mutins et n’intervenait qu’en cas de refus réitéré de rentrer dans le rang. Parfois, les chefs confrontés à la désobéissance comprenaient que le temps jouait en leur faveur : il s’agissait dans un premier temps de temporiser, d’attendre que les mutins, qui n’avaient nulle part où aller, finissent par renoncer. La mutinerie du 308e RI, dont les hommes s’étaient réfugiés au milieu de la nuit dans une carrière en est un bon exemple : il suffit, pour le général Taufflieb, d’attendre que la résolution s’effrite et que l’impossibilité de continuer ne devienne évidente.
Une fois l’ordre rétabli, l’institution pouvait punir avec sévérité les soldats désobéissants, et tenter de réparer ce que les officiers avaient vécu comme une inimaginable transgression. Ainsi, en dernier recours, la justice militaire pouvait condamner les militaires récalcitrants : il y eut, pour les mutineries de 1917, plus de 500 condamnations à mort, et une trentaine d’exécutions pour des faits collectifs.
André Loez entendait, dans son ouvrage, retrouver les mutins et les mutineries de 1917, dans le contexte de l’échec du Chemin des Dames, alors que l’armée française devait donner l’assaut final contre les forces allemandes.
Se penchant plutôt sur les hommes qui ont mené les contestations que sur les événements, il montre que le nombre d’actes de désobéissance fut plus grand que ce que l’historiographie traditionnelle avait jusqu’alors souligné, et qu’à des degrés divers, l’ensemble de l’armée française y fut confronté. Il souligne également les circonstances du passage à la désobéissance, où les informations venues de l’arrière ont joué un rôle déterminant, dans un contexte international particulièrement agité.
En reconstruisant tout l’espace dans lequel se sont construites les mutineries, l’historien offre un panorama exhaustif de ce qui s’est produit au sein des troupes françaises au printemps 1917, et renouvelle l’histoire de la Première Guerre mondiale.
Prenant la suite des travaux sur les mutins de Guy Pedroncini, Len Smith et Denis Rolland, André Loez livre un ouvrage de première importance. Les sources utilisées, particulièrement riches et abondantes, ainsi que la problématique choisie par l’historien, permettent de réécrire une histoire que l’on pensait déjà aboutie.
C’est ainsi qu’il démontre que la réalité des soldats français de la Première Guerre mondiale était bien plus complexe que les deux seuls choix présentés habituellement – patriote ou pacifiste –, et que, dans tous les cas, il existait pour les mutins la nécessité de construire la légitimité de leur action.
Un ouvrage remarquable, tant pour la finesse de son approche que par son ampleur. Les exemples concrets, particulièrement riches et détaillés en rendent la lecture agréable et fluide.
Ouvrage recensé– André Loez, 14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010.
Du même auteur– Avec Rémy Cazals, 14-18 Vivre et mourir dans les tranchées, Paris, Tallandier, 2012.– La Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2015.– La Vie au quotidien dans les tranchées de 1914-1918, Pau, Cairn Éditions, 2008.
Autres pistes– Michel Auvray, L’Âge des casernes. Histoire et mythes du service militaire, Paris, L’Aube, 1998.– Rémy Cazals, Les mots de 14-18, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003.– Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier Montaigne, 1996.– Guy Pedroncini, Les mutineries de 1917, Paris, PUF, 1967.– Denis Rolland, La grève des Tranchées. Les mutineries de 1917, Paris, Éditions Imago, 2005.