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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de André Orléan
Cet ouvrage se présente comme une synthèse de la pensée d’André Orléan et de l’économie des conventions dont il constitue une figure éminente. Contre la tendance à faire de la valeur économique une caractéristique intrinsèque aux marchandises, il montre que celle-ci ne se définit en réalité que dans le processus d’un échange. La monnaie joue ainsi un rôle clé dans l’économie en offrant un cadre stable et consensuel aux transactions marchandes. Orléan appelle des vœux une refondation radicale de la science économique, dont les fondements théoriques sont insuffisants à rendre compte du fonctionnement des sociétés marchandes.
L’Empire de la valeur est un ouvrage de synthèse développant les principaux apports de l’économie des conventions dans le domaine de la monnaie et de la finance. Il se présente comme une étude particulièrement dense et érudite du mode de fonctionnement des sociétés marchandes (dont les sociétés capitalistes ne seraient qu’une catégorie particulière). Les références mobilisées empruntent essentiellement à l’économie sans s’y limiter.
L’originalité du propos tient largement à l’utilisation de la sociologie durkheimienne et de la philosophie de René Girard dans l’étude de la valeur économique. Il s’agit pour l’auteur de souligner les insuffisances fondamentales de la science économique standard. L’incapacité des économistes non seulement à prévoir la crise économique de 2008, mais également à remédier aux faiblesses institutionnelles qu’elle a révélées tiendrait en dernière instance à une conception erronée de la valeur économique. La mise en évidence de ce biais, au cours des premiers chapitres du livre, précède une étude de ses implications dans la compréhension des faits économiques.
Ce problème est d’autant plus grave que la science économique est susceptible de transformer le monde à travers les réformes politiques qu’elle suggère. Le sous-titre de l’ouvrage, « Refonder l’économie », en résume ainsi assez clairement le projet épistémologique.
Le travail d’André Orléan prend pour point de départ le rejet de ce qu’il nomme les théories de la « valeur substance » (p. 20). Par ce terme, il renvoie dos-à-dos deux corpus théoriques traditionnellement opposés que sont l’économie politique marxiste d’une part et l’économie néoclassique d’autre part.
Pour Marx, la valeur d’un bien est directement déterminée par le temps de travail qui a été nécessaire à son élaboration – conception dite de la « valeur travail ». Le prix conclu lors des échanges peut s’éloigner de cette valeur, mais toujours de façon fortuite : cet écart « n’est qu’un résidu, sans portée théorique » (p. 35). Les variations durables de prix tiennent à des transformations de la production elle-même (progrès technique permettant de diminuer le temps de travail, raréfaction d’une matière première qui l’augmente au contraire, etc.).
En réaction à l’économie marxiste, politiquement dangereuse par la place qu’elle donne aux travailleurs dans la création de la valeur, l’économie néoclassique s’est construite en expliquant la valeur des biens par l’utilité qu’ils procurent. Cette théorie de la « valeur utilité », sur laquelle reposent encore la plupart des travaux d’économie, mène les néoclassiques à postuler l’existence d’une « utilité objective » (p. 67) attribuée à chaque bien par chaque agent. Dans le modèle néoclassique, les individus se caractérisent ainsi par un ensemble de préférences élaborées par chacun préalablement à toute interaction avec les autres agents. Les désirs individuels, supposés stables, sont ainsi formalisables au moyen d’un système d’équations à partir duquel se déduit le prix de chaque bien.
Dans les cas deux, la valeur économique est considérée comme une propriété intrinsèque aux marchandises. Ce postulat, pour Orléan, n’est justifié par aucun fait d’observation. Les tentatives successives pour démontrer la légitimité de l’une ou l’autre des « valeurs substance » se sont toutes soldées par des échecs qui n’ont fait qu’en dévoiler le caractère arbitraire. L’aporie de ces deux définitions est révélée par la place qu’occupe le troc dans leur conception des échanges.
Autant chez Marx que chez les économistes contemporains, la monnaie ne sert qu’à révéler une valeur déjà incluse dans les biens. Pour eux, le troc et les échanges monétisés sont fondamentalement de même nature. À l’inverse, Orléan pense que la valeur est moins révélée que construite par l’échange, les interactions sociales, et donc par la monnaie.
Le modèle néoclassique suppose ainsi aux agents économiques une rationalité instrumentale, c’est-à-dire qu’une fois leurs préférences définies, ils arbitrent entre l’ensemble des options qui s’offrent à eux pour maximiser leur satisfaction individuelle. Cette représentation de l’économie, largement dominante, pose un certain nombre de problèmes. Elle repose en particulier sur une grande foi dans l’aptitude des agents économiques à se coordonner efficacement.
Le modèle néoclassique traditionnel suppose l’existence d’un « secrétaire de marché » (p. 69) dont la fonction consiste à organiser bénévolement la confrontation de l’offre et de la demande collective pour chaque bien. Dans ce schéma, le prix final d’un bien est celui qui en égalise l’offre et la demande. La stabilité des préférences individuelles est une condition sine qua non de l’existence d’un tel équilibre de marché. Il s’agit donc d’une hypothèse absolument fondamentale en l’absence de laquelle l’édifice théorique néoclassique s’effondre. Une seconde condition d’existence d’un tel équilibre est que les agents s’accordent sur la qualité et les propriétés des biens échangés. Cette « objectivité marchande » des biens (p. 59), qui va de soi pour les néoclassiques et sur laquelle repose la loi de l’offre et de la demande, est en réalité socialement construite.
Contre l’hypothèse d’autonomie et de rationalité instrumentale des agents économiques, Orléan défend l’hypothèse mimétique. L’enjeu de sa démarche est de « proposer une économie des rapports et non des substances » (p. 128). L’hypothèse mimétique renvoie concrètement au fait que les préférences des individus sont mouvantes et s’élaborent à partir des interactions sociales : les comportements individuels cherchent à satisfaire, au-delà des besoins élémentaires, une quête de reconnaissance sociale. C’est donc la recherche du « prestige » (p. 139) et non d’une utilité définie a priori qui oriente les préférences individuelles. Être reconnu comme prestigieux passe par le fait de se conformer à des normes dominantes, relativement stables à court terme, mais également de se distinguer au sein du groupe des pairs, dont les exigences sont particulièrement fluctuantes.
Ainsi, la rareté que les individus prêtent aux objets tient fondamentalement à des logiques de distinction. La valeur marchande des biens, pour Orléan, est donc le produit d’une construction sociale collective. La question devient donc celle de la régulation d’un tel système, a priori hautement instable : comment des individus aux comportements mimétiques peuvent-ils s’accorder sur la valeur des marchandises ? C’est cette fonction que joue la monnaie.
Le rôle de la monnaie est un angle mort de la science économique dominante. La théorie quantitative de la monnaie, branche de la pensée néoclassique, la considère comme un simple moyen de refléter la valeur utilité des biens. Elle serait essentiellement une unité de compte et un intermédiaire des échanges, mais n’aurait aucune influence sur les comportements de production et de consommation des agents économiques.
Pour Orléan, au contraire, la monnaie constitue le socle des sociétés marchandes en tant qu’elle permet, à travers un ensemble de prix délivrés dans une même unité, aux désirs mimétiques de s’exprimer. La monnaie est donc l’institution qui permet l’émergence d’une entente collective sur ce qu’est la valeur. Conséquence de ce point, la monnaie devient l’objet convoité par excellence : elle constitue le médium par lequel il est possible d’acquérir des biens. Pour banal qu’il semble, ce constat est fondamental : il implique que les rivalités portant sur la répartition des biens se cristallisent sur la monnaie, qui se transforme, dès lors, en un objet politique. La question monétaire se retrouve ainsi intimement liée à celle de la souveraineté politique.
La valeur économique constitue un fait social au sens du sociologue Émile Durkheim. Elle est un phénomène collectif, extérieur à chaque individu pris isolément et s’imposant à lui. Ce qui confère à l’entente sur la valeur une telle influence est qu’elle se cristallise dans des conventions. Celles-ci concernent en premier lieu le prix des biens (il est par exemple admis que le prix d’une baguette de pain se situe à peu de choses près autour d’un euro). Ces conventions de prix reposent sur une entente sur la valeur de la monnaie. Accepter un prix ou un salaire libellé dans une devise suppose en effet d’avoir une certaine confiance dans la solidité de cette monnaie. Lorsque les agents ne doutent pas de leur monnaie d’usage, dans ce qu’Orléan nomme un « régime de confiance méthodique », « la monnaie proprement dite disparaît du questionnement des acteurs économiques » (p. 194).
En revanche, son rôle apparaît très clairement lors des épisodes de crises. Le cas de l’Allemagne en 1923 en offre la meilleure illustration. L’inflation extrême du mark de l’époque (au plus fort de la crise, un dollar valait 4 200 milliards de marks) avait abouti à un effritement de la confiance qui lui était prêtée. Cette situation avait engendré une paralysie de l’activité économique nationale et avait motivé l’émergence de monnaies locales alternatives.
L’approche néoclassique conçoit le marché boursier comme « l’équivalent fonctionnel du planificateur socialiste » (p. 263), c’est-à-dire comme un instrument optimal d’allocation des capitaux. Pour justifier cette conception, les théoriciens libéraux postulent l’existence d’une « valeur fondamentale » ou « intrinsèque » des actifs financiers (p. 269). Celle-ci correspondrait aux bénéfices que son possesseur peut espérer en tirer compte tenu des différents scénarios susceptibles de se réaliser. Le calcul de la valeur fondamentale d’un titre suppose de pouvoir identifier un ensemble fini de scénarios possibles et d’estimer pour chacun sa probabilité et ses rendements associés.
Pour les néoclassiques, il est intéressant d’acquérir un titre si le prix d’échange de celui-ci est inférieur à sa valeur fondamentale – dans une telle situation, l’excès de demande fera remonter le prix jusqu’à atteindre à nouveau cette valeur d’équilibre. Un marché est donc optimal si les prix des titres correspondent, à des résidus fortuits près, à leur valeur intrinsèque. Cette perspective théorique inspire des réformes libérales de dérégulation des marchés, dès lors qu’il a été prouvé que leur fonctionnement est collectivement efficace. Orléan montre l’erreur sur laquelle repose la théorie de l’efficience des marchés financiers. Il part pour cela d’une distinction entre deux logiques d’échange : l’utilité et la liquidité.
Dans le premier cas, un bien est désiré pour l’utilité qu’il procure, utilité tributaire des logiques de prestige et de distinction déjà évoquées. Dans le second cas, un bien est désiré pour le pouvoir d’achat auquel il donne droit. Cette logique s’applique certes à la monnaie, mais également aux titres financiers, qui offrent en dernière analyse des droits à des revenus futurs. Pour de tels biens, il est illusoire de distinguer des offreurs et des demandeurs : chaque agent est simultanément l’un et l’autre. Par conséquent, l’attrait pour un bien liquide ne diminue pas forcément avec son prix comme c’est le cas pour des biens de consommation. Il dépend plutôt des anticipations de variation de sa valeur.
Autrement dit, l’échange des biens liquides est gouverné par des logiques de spéculation. Dans ce processus, ce sont donc bien les croyances collectives (qu’Orléan nomme « croyances conventionnelles », p. 329) qui guident les comportements marchands. Ces croyances collectives sont autoréférentielles, donc sans rapport avec les conséquences sociales de ces investissements : un trader achète les actions d’une entreprise non parce qu’il a foi dans l’avenir à long terme de celle-ci, mais uniquement parce qu’il anticipe une hausse du cours de ses titres à très court terme.
Pour Orléan, les postulats sur lesquels repose la science économique sont insatisfaisants. Ils mènent les économistes à construire des modèles erronés et à émettre des recommandations aux conséquences dangereuses. Il plaide ainsi pour une refondation de l’économie qu’il conçoit davantage comme un élargissement radical du champ d’analyse traditionnel que comme une pure réfutation du corpus néoclassique dont il ne fait que « contester la généralité » (p. 14).
Le problème principal de la science économique d’inspiration néoclassique est qu’elle raisonne en aval du processus de construction de la valeur : elle « suppose la question de la valeur résolue avant même que ne débutent les interactions » (p. 371). Or, selon lui, c’est précisément « l’étude des forces sociales » produisant les valeurs qui devrait constituer le cœur de l’analyse. Pour y parvenir, il est impératif de s’intéresser à la monnaie et, de façon plus générale, aux institutions et aux conventions sociales. Orléan plaide ainsi pour la construction d’un « cadre unidisciplinaire pour penser la valeur » (p. 210) qui emprunterait à l’ensemble des disciplines de sciences humaines et sociales.
Si les apports théoriques de l’approche néoclassique ne sont pas à rejeter, son rôle politique doit en revanche être profondément remis en cause. Conséquence de ses insuffisances épistémologiques, « les transformations que l’économie néoclassique provoque peuvent conduire à des catastrophes » (p. 370), dont la crise de 2008 constitue l’exemple le plus parlant. En outre, et de façon encore plus problématique, la science économique possède une fâcheuse tendance à préférer adapter la réalité à ses théories plutôt qu’à ajuster ces dernières aux faits observés. C’est que la discipline économique s’est construite sur un mode fondamentalement normatif. Le raisonnement économique commence par énoncer ce que serait un comportement optimal qu’il prend ensuite comme référence pour évaluer le degré d’imperfection de la réalité.
Un tel schéma, absolument anti-scientifique, vise moins à comprendre le monde qu’à le transformer sur la base de considérations normatives a priori. Pour Orléan, cette dimension doctrinaire de l’économie s’est très clairement donnée à voir avec la crise de 2008.
Celle-ci n’a finalement donné lieu qu’à des tentatives timides de re-régulation des marchés financiers et n’a abouti à aucune remise en cause véritable de l’approche néoclassique. Il y voit la confirmation que les économistes remettent plus facilement en cause le fonctionnement de l’économie que leurs schémas de pensée.
Cet ouvrage s’attaque aux fondements épistémologiques de la science économique. La tentative des économistes de se rapprocher des sciences de la matière les conduit à construire leurs modèles sur des hypothèses erronées.
L’approche néoclassique repose ainsi sur des croyances érigées en dogme. Les axiomes qui, au départ, n’étaient que des hypothèses de travail ont aujourd’hui le statut de présupposés anthropologiques tenus pour acquis. L’économie néoclassique postule ainsi une valeur économique contenue dans les choses, servant aux individus de base pour définir leurs préférences, elles-mêmes supposées stables dans le temps, car construites préalablement à toute interaction sociale. C’est à ce prix que les économistes ont pu ériger la loi de l’offre et de la demande en fondement universel des comportements économiques, loi qui ne s’applique pourtant pas, entre autres, aux échanges sur les marchés financiers.
Cette démarche solipsiste des économistes fait fi des apports des sciences sociales, et en particulier de la sociologie pour qui les individus sont d’abord des êtres socialisés dont les goûts et les modes de pensée sont construits et non donnés a priori. L’entêtement des économistes à construire des discours normatifs déconnectés des observations empiriques les plus élémentaires a joué un rôle clé dans l’éclatement de la crise des subprimes.
L’ouvrage d’Orléan a été salué comme une synthèse de référence de l’approche des conventions, ce qui lui a notamment valu de recevoir le prix Paul Ricœur en 2011. Relativement abstrait, L’Empire de la valeur a inspiré des travaux plus empiriques au croisement de l’économie et de la sociologie. La thèse de doctorat de Marine Duros, soutenue en 2019 et lauréate du prix de la Revue Française de Socio-Économie, s’inscrit explicitement dans le prolongement de l’approche d’André Orléan qu’elle applique aux pratiques d’évaluation des actifs immobiliers dans le secteur financier londonien.
Pour autant l’entreprise d’ouverture interdisciplinaire qu’esquisse ce livre pourrait être menée plus avant, par exemple en intégrant les apports de la sociologie bourdieusienne à l’étude des pratiques de distinction des individus.
Au-delà de la sociologie, l’œuvre d’Orléan gagnerait à dialoguer plus directement avec l’anthropologie économique de David Graeber, dont les travaux éclairent également les processus de construction de la valeur dans une perspective plus empirique et historique.
Ouvrage recensé– L’Empire de la valeur, Paris, Seuil, « Points Économie », 2011.
Du même auteur– Le Pouvoir de la finance, éd. Odile Jacob, 1999.– Avec Michel Aglietta, La Monnaie entre violence et confiance, éd. Odile Jacob, 2002.– De l'Euphorie à la panique : Penser la crise financière, Paris, éd. de la Rue d'Ulm, 2009.
Autres pistes– Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1979.– Marine Duros, « L’édifice de la valeur. Pratiques de valorisation dans le secteur de l’immobilier financiarisé », Revue française de socio-économie n°23, 2019.– David Graeber, Dette, 5000 ans d’histoire, Arles, Actes Sud, 2016.– Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000.