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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le champignon de la fin du monde

de Anna Lowenhaupt Tsing

récension rédigée parThomas ApchainDocteur en anthropologie (Université Paris-Descartes)

Synopsis

Société

« Comment vivre sur les ruines du capitalisme » ? Cette question, sous-titre français du livre d'Anna Tsing, interroge sur les conditions de la vie humaine post-capitaliste. En effet, si le capitalisme est encore à l'ordre du jour, il génère, dès à présent, des ruines, des friches industrielles et des environnements dévastés. De là se pose déjà la question de l'après, de l'adaptation de la vie. Et, si l'on en croit le livre d'Anna Tsing, il y a bien une vie après le capitalisme. C'est un champignon, le mastutake, ne poussant que dans ces environnements abîmés par l'activité humaine, qui va nous en convaincre. À travers lui, mais aussi ceux qui les cueillent, les vendent et les consomment entre les États-Unis et le Japon, Anna Tsing propose une anthropologie des interstices de la globalisation et du capitalisme.

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1. Introduction

Cet ouvrage permet de dépasser la dichotomie entre capitalisme et post-capitalisme en s'intéressant à la vie qui, dès aujourd'hui, s'organise dans ses marges. De cette vie des interstices, le matsutake est un exemple saisissant.

Né des perturbations induites par l'industrie forestière, unique cadre de son émergence, il est à la fois dedans et en dehors du capitalisme. Résistant à sa production artificielle, sa collecte (observée par Anna Tsing dans les forêts de l'Oregon) ne coïncide pas avec le schéma classique du travail.

Ceux qui en font la cueillette établissent avec la forêt une relation qui relève davantage du don que de l'exploitation. Arrivé au Japon, c'est encore sous la forme du don qu'il devient un cadeau prisé pour les élites japonaises. Mais, en développant l'idée de « capitalisme de captation », Anna Tsing montre comment l'économie de marché parvient à transformer le matsutale, ne serait-ce que temporairement lors de son acheminent entre les États-Unis et le Japon, en une marchandise qui génère d'importants profits.

Le matsutake est un être formidable de par son inscription dans un grand nombre d'agencements complexes que traite Anna Tsing. Ni pessimiste ni optimiste, cet ouvrage plonge le lecteur dans une ethnographie globale à la recherche d'un champignon qui porte les leçons de nouveaux modes de survie débarrassés de l'idée de progrès et fondés sur une précarité généralisée.

2. Le matsutake, champignon symbole de l'hybridité

Le choix d'aborder les interstices du capitalisme par le biais d'un champignon obéit à plusieurs motivations, toutes plus ou moins liées à l'hybridité qu'incarne le matsutake. L'évocation du marché contemporain du matsutake ne peut se faire que dans le cadre imposé par la globalisation. Il est un aliment convoité au Japon, sujet de poèmes dont certains sont rapportés par Anna Tsing, particulièrement prisé pour son odeur et sa rareté. En effet, l'une des spécificités du matsutake réside dans son impossible domestication : malgré de nombreuses et coûteuses tentatives, personne n'est parvenu à recréer artificiellement les conditions de sa production. Les forêts d'Oregon, aux États-Unis, représentent aujourd'hui le lieu où est assuré l'essentiel de sa cueillette à destination du marché japonais. Le matsutake entretient avec l'espèce humaine un double rapport. D'un côté, il est un symbole de ce qui résiste à l'ère de l'anthropocène, cette nouvelle ère géologique dans laquelle l'Homme a acquis une telle affluence sur la biosphère qu'il en est devenu l'acteur central.

Pour Anna Tsing, l'anthropocène se caractérise notamment par l'avènement d'un monde capitaliste mortifère et des destructions environnementales qui l'accompagnent. Aussi, l'anthropologue relate-t-elle : « quand en 1945, Hiroshima fut détruite par une bombe atomique, il a été rapporté que la première créature vivante à émerger dans le paysage désolé était un champignon matsutake » (p.33). De l'autre côté, le matsutake ne peut vivre que dans les ruines laissées par l'activité humaine. Il ne fait donc pas que survivre aux perturbations humaines, il en dépend pour exister. Son apparition découle de la relation qu'il entretient avec certains arbres, chacun se nourrissant réciproquement. Il pousse particulièrement auprès des pins rouges ne peuvent survivre que dans des exploitations forestières humaines, car ils ne s'adaptent pas dans des forêts denses. L'abandon du bois de chauffage au profit du fuel, après la Seconde Guerre mondiale, a causé sa disparition du territoire japonais. Enfin, le mode de commercialisation du matsutake est lui-même porteur d'une hybridité. Sa collecte, aux États-Unis, est principalement assurée par des immigrés asiatiques qui recréent, dans les forêts américaines, un mode de vie villageois. Son organisation et son commerce direct (avec les premiers acheteurs) s'apparentent en de nombreux aspects à une économie de don. Il semble donc que la cueillette de ces champignons naisse des friches du capitalisme tout en lui échappant.

3. Liberté, les cueilleurs de l'Oregon

Les forêts de l'Oregon dans lesquelles s'attarde une bonne partie du livre d'Anna Tsing sont des forêts de pin ayant connu une longue et vaste exploitation avant d'être abandonnées. Une telle histoire en fait un territoire propice à la collecte des matsutakes. L'organisation de celle-ci montre une grande diversité qui tient à la variété des parcours de celles et ceux qui s'y livrent tels les immigrés d'Asie du Sud-Est (principalement Hmong et Mien), quelques blancs « traditionalistes » se détournant des villes ou encore des vétérans hantés par la guerre du Vietnam.

La collecte des matsutakes assure à ces groupes marginalisés une subsistance indissociable d'une certaine précarité : ils ne sont jamais certain de trouver des champignons et la saison de la collecte ne dure que deux mois pendant l'automne.

Néanmoins, les profits générés par la revente des matsutakes peuvent être conséquents et sont parfois supérieurs aux revenus d'un emploi salarié, ce dont témoignent plusieurs personnes interrogées. Mais la perspective de revenus élevés n'est pas la seule raison pour laquelle les cueilleurs de matsutakes privilégient cette activité. En effet, si la collecte est appréciée, c'est aussi comme mode de vie opposé au travail et caractérisé par une quête de liberté qui prend des formes culturellement variées à l'intérieur de ce même espace.

Certains soignent les blessures des guerres qui ont causé leur exil, d'autres profitent d'une vie hors des villes qui les renvoient à leur indétermination : ni tout à fait asiatiques, ni tout à fait américain. La vie dans la forêt est, pour tous ces groupes, l'occasion de mener une vie différente, souvent spirituelle. Elle est hantée par les fantômes et les souvenirs de la guerre, mais chacun y trouve une forme de liberté : les réfugiés Hmong, qui ont combattu le communisme, voient dans le matsutake le symbole de leur liberté d'entreprendre ; les vétérans blancs de la guerre du Vietnam trouvent dans la forêt un moyen de vivre selon leurs valeurs survivalistes ; d'autres, immigrés vietnamiens, y refont l'expérience de la vie de village. Pour toutes ces personnes, la collecte de matsutakes ne saurait être pleinement assimilée à un travail. Le champignon, au contraire, devient un trophée de leur liberté. Les matsutakes sont certes vendus le soir même, mais leur vente n'est pas perçue comme un facteur d’aliénation. Les premiers acheteurs sont aussi précaires que les cueilleurs. Les champignons sont vendus selon la technique de « l'open ticket » qui assure aux cueilleurs la possibilité de revenir vers un acheteur après la vente au cas où le prix du matsutake aurait augmenté entre temps. Les acheteurs ne cherchent pas à profiter des cueilleurs et il arrive même que certains décident d'acheter plus cher pour faire concurrence aux autres. Le but est de séduire les cueilleurs et d'acheter un maximum de champignons. Pour les cueilleurs et les acheteurs, les matsutakes ne trouvent donc leur véritable valeur que par leur connexion avec la liberté. Pour Anna Tsing, cette liberté n'est pas seulement recherchée en dépit de la précarité. La précarité, peut-être, en est une condition essentielle.

Aussi, Anna Tsing pose la question : « Et si la précarité, l'indétermination et tout ce que nous avons l'habitude de penser comme ayant peu d'importance, se trouvaient en fait être la pièce maîtresse que nous cherchions ? » (p.55). Le choix de la précarité et la vulnérabilité qui l'accompagne incitent les cueilleurs à chercher les conditions de leur interdépendance dans la pratique d'un don d'humain à humain, mais aussi d'humains à non humains. À l'aliénation du travail salarié, ils préfèrent l'obligation d'être, comme les matsutakes, en interconnexion générale.

4. Le capitalisme de captation

L'observation de la vie des cueilleurs et acheteurs dans les forêts de l'Oregon montre donc que la collecte des matsutakes s'écarte sensiblement du capitalisme. De même, les champignons terminent le plus souvent leurs parcours au Japon en qualité de cadeaux, là encore dans une économie de don. Pourtant, le matsutake est bien intégré au sein du système capitaliste, mais seulement le temps de leur trajet lorsqu'il devient un stock négocié entre exportateurs et importateurs.

C'est alors un moment-clef qui consiste en la « création de valeurs capitalistes à partir de régime de valeurs non capitalistes » (p. 201). Il s'agit d'un phénomène qu'Anna Tsing nomme « capitalisme de captation » et qui représente une étape nouvelle, caractéristique de notre temps. Le capitalisme, en effet, ne peut plus simplement vivre de l'organisation rationnelle du travail. Pour survivre et prospérer, « le capitalisme dépend d'éléments non capitalistes » (p. 127). Il transforme des relations non-marchandes en valeurs sans se soucier de leur contrôle ou de leur reproduction. Le cas des forêts de pins où l'on cueille les matsutake est exemplaire en ce sens de ces sites qu'Anna Tsing nomme « péricapitalistes » et qui sont « simultanément internes et externes au capitalisme » (p. 108). Ils sont externes parce qu'ils en sont les ruines, les marges, et parce qu'on y mène une vie précaire, mais libérée de l'aliénation. Mais ils sont aussi internes en tant que point de départ d'un commerce international qui génère d'importants profits. Là encore, Anna Tsing plaide pour la complexité et continue de développer le thème de la contamination.

Comme les champignons et les pins qui se contaminent mutuellement, ces lieux sont de deux ordres différents. Il faut donc concevoir que, désormais, l'ensemble du monde capitaliste fonctionne comme un agencement de « patchs » qui peuvent prendre différentes formes. L'agencement qui lie cueilleurs immigrés des forêts américaines, importateurs et consommateurs japonais est précaire, il dépend d'une rencontre fortuites entre des humains et des non-humains. De ce fait, ils sont ce qu'Anna Tsing nomme des systèmes « non scalables ». La « scalabilité » permet de caractériser les projets dont la taille, l'échelle (scale) peut être changée sans que ne soient altérées leurs natures. La plantation de canne à sucre, qu'Anna Tsing tient pour le modèle sur lequel s'est forgé le rêve du progrès capitaliste, est l'exemple type de projet scalable dans la mesure où il s'appuie sur plusieurs techniques (plantation par clonage, alignement parfait, interchangeabilité de la main d’œuvre) parfaitement reproductibles sur d'autres échelles et dans d'autres contextes. La scalabilité de la plantation tient de sa déconnexion complète de toutes collaborations humaines et biologiques.

La récolte des matsutakes est, en revanche, représentative des systèmes non scalables en cela qu'elle dépend d'un agencement humains/humains (la chaîne des cueilleurs jusqu'au consommateurs), humains/non-humains (la relation des cueilleurs à la forêt) et non-humains/non-humains (la relation indispensable entre champignons et pins).

5. Une anthropologie de l'agencement

L'anthropologie d'Anna Tsing est une invitation à considérer l'hybridité et la précarité comme composante essentielle de notre monde. Elle met au premier plan les relations de contamination et rompt avec une pensée, souvent dualiste, qui ne considère les choses que comme des entités séparées. Ici encore, c'est le matsutake qui nous guide. Son existence, d'une extraordinaire précarité, dépend d''une relation de contamination qu'il entretient avec les pins qui, eux-mêmes, dépendent de la perturbation humaine.

Or, si l'irruption des champignons est conditionnée par le passage humain, elle ne peut être provoquée volontairement ni reproduite artificiellement. C'est justement pour cette raison que les matsutakes intéressent Anna Tsing : la relation qu'ils entretiennent avec les humains n'est pas marquée par le contrôle rationnel des derniers mais par l'interconnexion, la sérendipité et la précarité.

La relation entre les humains et les matsutakes nécessite un regard qui se détourne de l'idée de différenciation des espèces pour être au plus près de ce qu'Anna Tsing appelle des agencements, c'est-à-dire des réseaux rhizomatiques complexes dans lesquelles toutes les espèces (les pins, les champignons, les humains etc.) interagissent. Il s'agit, ici, de prôner une rupture avec une perception héritée des Lumières et que symbolise la plantation de canne à sucre. Anna Tsing nomme « plantatiocène » ce règne de la monoculture initié dans les champs de canne à sucre et qui impose le contrôle de la nature par l'homme par le biais d'un mode de production supprimant les relations entretenues avec d'autres espèces. Pour Anna Tsing, l'indépendance de chaque espèce est impossible et l'humain de la « plantatiocène » se trompe s'il se pense déconnecté d'agencements qui le lient à d'autres espèces. Les matsutakes sont, à ce titre, porteurs d'une leçon. La pensée de la monoculture s'étend à de nombreux domaines de la science (du moins occidentale) qui reprennent la division entre humain et nature. L'anthropologie d'Anna Tsing est différente. Au long de plusieurs pages qui conduisent le lecteur dans les forêts de Laponie, des États-Unis, du Japon et de Chine, elle pose la question suivante : « Est-il possible de faire du paysage le protagoniste d'une aventure dans laquelle les humains ne sont qu'un genre de participants parmi d'autres ? » (p.233). Cet ouvrage apporte une réponse positive à cette interrogation en faisant notamment appel au croisement des sciences naturelles et des sciences humaines.

6. Conclusion

Le récit d'Anna Tsing est à l'image de ce qu'il décrit, c'est-à-dire une histoire en rhizome où tout est fait d'agencements, une polyphonie dans laquelle se mêlent les espèces. En définitive, il une entreprise résolument nouvelle de description d'un monde contemporain.

Ce monde n'est plus tout à fait celui du capitalisme et du progrès, il n'est pas encore celui du post-capitalisme. Refusant toutes dichotomies de ce genre, Anna Tsing tourne nos regards vers les interstices dans lesquels un capitalisme nouveau, qu'elle nomme « capitalisme de captation », cohabite avec des formes de vie qu'il a lui-même créées mais qui s'en détournent radicalement. Ces formes de vie ne sont plus celles de la reproduction rationnelle qu'incarnaient parfaitement les plantations de canne à sucre du Nouveau Monde, ce sont celles des agencements précaires, des relations fragiles tissées entre humains et non-humains, débarrassées des promesses du progrès. La vie après le progrès est celle de la survie collaborative.

La pensée des Lumières avait contribué à mettre l'humain au centre de tout, l'anthropologie d'Anna Tsing nous invite à reconsidérer sa place et à regarder l'humain comme un agencement complexe parmi d'autres qui permettent la survie dans les ruines du capitalisme.

7. Zone critique

Le champignon de la fin du monde a rencontré un succès international. Il le doit d'abord à l’originalité de son sujet et la force de l'ethnographie qui en compose les 400 pages, faisant voyager le lecteur à travers les continents à la recherche des matsutakes. Mais son succès « grand public » est aussi lié à l'actualité des questions qu'y soulève Anna Tsing : les conditions de la survie dans le monde post-capitaliste.

À ce propos, l'ouvrage a suscité quelques interprétations qui, divergeant du propos de l'auteure, ont cherché à en faire une déclaration d'optimisme quant à l'avenir de le vie humaine.

Pourtant, Anna Tsing renouvelle sans cesse son refus de ce type de simplification et l'ouvrage ne fait qu'évoquer la possibilité d'une vie collaborative, marquée par la précarité, aux marges du capitalisme. Que la collaboration entre humain et non-humains, nécessaire à la survie de tous les êtres, puisse devenir une norme nouvelle de nos existences, le livre d'Anna Tsing ne cherche pas à l'affirmer et ne le permet pas.

8. Pour aller plus loin

Ouvrages de la même auteure– In the Realm of the Diamond Queen : marginality in an out-of-the-way place, Princeton, Princeton University Press, 1993.– Friction : an Ethnography of Global Connection, Princeton, Princeton University Press, 2005.

Autres pistes– Philippe Descola, Par delà Nature et Culture, Paris, Gallimard, 2005.– Bruno Latour, Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences sociales en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.

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