Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Anne Ancelin Schützenberger
Et si notre corps s’avérait bien plus volubile et expressif que le langage verbal ? C’est ce que révèle Anne Ancelin Schützenberger, en mettant en lumière les mécanismes d’un système de communication corporelle extrêmement complexe. Des attitudes et postures aux expressions du visage les plus imperceptibles, les gestes, mimiques et micromouvements envoient des messages que l’interlocuteur détecte et interprète sans même s’en rendre compte.
Quand on évoque le langage, on pense d’emblée à la communication verbale ou écrite. Il existe pourtant un autre type de langage, moins formalisé et peut-être plus complexe, celui du corps. Du geste de salutation au simple frémissement des lèvres, la communication corporelle accompagne la parole ou bien constitue un mode d’expression à elle seule. Si elle paraît souvent mineure, elle est néanmoins au cœur de tous nos échanges avec autrui.
Qu’elles reflètent notre état d’esprit ou correspondent à des codes sociaux bien ancrés, la gestuelle ou les expressions du visage sont généralement spontanées et échappent quelquefois à notre contrôle. Mais que recouvre exactement la notion de langage corporel ? La communication non verbale diffère-t-elle selon les cultures ? Comment se manifeste-t-elle dans les interactions avec autrui ?
Anne Ancelin Schützenberger convoque les plus grands spécialistes du langage pour éclairer ce phénomène qui nous concerne tous et dont nous avons souvent peu conscience.
Charles Darwin est considéré comme l’un des précurseurs en matière de communication non verbale. Dès la fin du XIXe siècle, ses observations sur le comportement animal ou humain l’amènent à établir l’existence d’universaux, c’est-à-dire de manifestations ou expressions corporelles communes à une espèce, indépendamment de son groupe social.
Charles Darwin va même plus loin. Il considère qu’un certain nombre de gestes et attitudes sont hérités de comportements archaïques, qui ont perdu leur fonction première au fil de l’évolution naturelle d’une espèce, mais demeurent ancrés dans son répertoire gestuel.
C’est ce qu’il appelle les « habitudes associées utiles ». Originellement effectués pour répondre à une situation donnée, ces actes continuent d’être réalisés bien qu’ils n’aient plus de raison d’être. Par exemple, le chien domestiqué tourne en rond avant de se coucher, comme le faisaient autrefois ses ancêtres pour aplanir l’herbe.
Il faut attendre les années 1920-1940 pour que la communication non verbale soit étudiée de façon plus approfondie, sous l’impulsion du développement de la psychanalyse, notamment aux États-Unis. Certains psychologues, comme Wilhelm Reich, en font même une donnée essentielle de la thérapie.
Pour lui, il faut prendre en compte les caractéristiques comportementales au même titre que l’échange verbal pour obtenir une guérison rapide et efficace. Il s’attache ainsi à observer les postures des patients, leurs schémas respiratoires et les types de mouvements qui les caractérisent. Cet intérêt porté au langage du corps a conduit certains spécialistes à vouloir établir des grilles d’interprétation associant un geste à un sens. Or, pour l’auteure, ces tentatives de codification sont un leurre : une typologie des signaux et mouvements corporels ne peut que réduire le langage du corps à des significations figées, incapables de recouvrir le champ des possibles.
L’essor de l’éthologie, dans les années 1950-1960, a également influencé les méthodes d’étude de la communication humaine non verbale. S’inspirant des techniques employées par les éthologues qui observent les animaux dans leur milieu naturel, Erving Goffman, Albert Scheflen – tous deux sociologues – ou Ray Birdwhistell – anthropologue – ont appliqué ce principe à leurs propres recherches sur le langage corporel des êtres humains. Il ne s’agit plus de placer un individu dans une pièce pour le confronter à des situations artificielles, qui conduisent à des conclusions faussées.
Il convient au contraire de ne pas intervenir dans le déroulement des interactions interpersonnelles ni de modifier l’environnement pour ne pas biaiser les réactions. S’appuyant sur des séquences filmées, ils observent l’individu qui marche dans la rue ou se promène au zoo. Le travail de Ray Birdwhistell a notamment mené à la création de la kinésie, à savoir la « science de la communication par l’expression corporelle » (p. 77).
La communication est à la base de nos relations sociales, au point que le refus de communiquer apparaît comme pathologique dans les cas les plus extrêmes, tels que la schizophrénie. Le langage que nous utilisons pour échanger avec autrui est composé de trois catégories principales de signaux qui interagissent et se complètent. Il y a tout d’abord le langage verbal, considéré comme un processus digital. Cela signifie que les mots ne renvoient à la réalité que par une convention linguistique figée. Ainsi, la dénomination du téléphone est restée la même malgré les changements qu’a connus cet objet depuis sa création.
A contrario, le langage non verbal fonctionne de façon analogique dans la mesure où il reflète la réalité et n’est pas utilisé dans le but d’informer. Il existe principalement dans l’interaction avec autrui et délivre des messages plus implicites. Enfin, le paralangage englobe tous les « signes acoustiques non verbaux » (p. 222), tels que les sifflements, la tonalité de la voix ou les claquements de langue, qui ponctuent une conversation.
La communication non verbale regroupe des signaux aussi divers que les mimiques, les mouvements du corps, la gestuelle, le regard, la façon de se tenir et de se positionner dans l’espace, etc. Ces modes d’expression corporelle peuvent revêtir différentes fonctions. Parmi celles-ci, on peut relever les actes kinésiques de renforcement, destinés à souligner un contenu verbal, ou les actes kinésiques à visée lexicale qui remplacent un mot, par exemple un geste de la main pour indiquer à quelqu’un de s’approcher. La communication non verbale a en outre la particularité d’organiser l’échange verbal. Un mouvement de tête ou un regard peuvent ainsi marquer les différents stades d’une conversation.
Ray Birdwhistell parle de marqueurs kinésiques, qu’il classe en trois catégories : les gestes, permettant de souligner un propos, de désigner ou décrire quelque chose ; les marqueurs de parole, fonctionnant comme une ponctuation redondante du langage verbal, tels que les silences ou les changements d’intonation ; les marqueurs du discours, qui concernent les mouvements ou regards donnant du relief à l’échange. Une synchronie parfaite s’instaure naturellement entre ces éléments non verbaux et permet de rythmer le dialogue.
Dès son plus jeune âge, l’enfant entre en relation avec le monde extérieur et son entourage par l’intermédiaire de son corps. Les contacts physiques sont au cœur de ses premières expériences et jalonnent les différents stades de son évolution.
C’est par le biais de toutes ses facultés sensitives et corporelles que le tout-petit élabore et développe le lien avec sa mère. L’interaction se crée à partir des sensations olfactives, visuelles et tactiles dont elle est à l’origine. Selon certains psychanalystes, l’apprentissage du mouvement par l’enfant lui permet de forger sa personnalité. Il serait même doté dès la naissance d’une identité motrice et gestuelle propre, qu’il affirme tout au long de son évolution. Parallèlement, l’enfant s’approprie les types de mouvements faciaux qu’il observe dans son entourage. Les expressions du visage ne sont donc pas simplement innées, mais sont aussi influencées par l’environnement familial et culturel.
Cette importance du corps se retrouve à l’échelle sociale. En atteste l’abondance des expressions métaphoriques désignant les structures humaines, qu’il s’agisse du corps diplomatique ou du corps social. La psychologue anglaise, Jane Abercrombie, va même plus loin en considérant que nous organisons notre environnement à l’image de notre structure anatomique. Ainsi, les habitations comportent-elles une entrée située à l’avant, mais aussi une entrée secondaire placée à l’arrière pour sortir les poubelles. Le corps revêt par ailleurs un rôle signifiant dans le fonctionnement social.
Dans le domaine de la justice, il est souvent utilisé pour stigmatiser un individu et indiquer la place qu’il a le droit d’occuper dans la société. Le corps constitue alors un marqueur social et moral. Il peut ainsi devenir un symbole d’ostracisme, à travers les marques qu’il subit. Au Moyen Âge, l’énucléation était d’usage à Constantinople pour signaler un criminel, tandis que la marque au fer rouge a longtemps été utilisée en France.
Le corps laisse transparaître l’état intérieur d’une personne. Invisibles à l’œil nu, les couronnes kirliennes en sont la preuve : elles auréolent la silhouette d’un halo plus ou moins intense et coloré en fonction de nos sentiments.
Toutes les parties du corps peuvent trahir nos émotions les plus profondes. Le langage corporel revêt en effet une dimension plus personnelle que le langage verbal. Il est souvent plus expressif qu’on ne le voudrait, bien qu’il soit possible de cacher ses sentiments derrière un masque social. Certaines zones du corps se prêtent plus facilement à la dissimulation des émotions.
Pour les psychologues Paul Ekman et Wallace Friesen, les muscles du visage se laissent plus aisément dompter, sans doute en raison de leur proximité avec le cerveau. À l’inverse, les jambes et les pieds sont moins contrôlables. Ils peuvent manifester un état d’anxiété ou d’impatience, sans que nous parvenions à canaliser leur agitation. On parle dans ce cas de « fuites de sentiments » (p. 78).
Plus que les émotions, le corps est aussi révélateur des conflits internes et inconscients. Wilhelm Reich considère qu’une résistance psychique peut s’exprimer à travers une « armure musculaire » (p. 250), c’est-à-dire une rigidité des muscles occasionnée par les tensions et constituant un processus de défense psychologique. Le cas plus spécifique des membres fantômes montre également en quoi les réactions corporelles reflètent l’inconscient. L’infirme qui a perdu son bras continue à le percevoir et à ressentir une vive douleur au niveau de ce membre qui n’existe plus. Pour Merleau-Ponty, c’est le signe d’une « expérience refoulée, un ancien présent qui ne se décide pas à devenir passé » (p. 53).
Ce jeu de miroir entre état intérieur et manifestations corporelles explique pourquoi les psychanalystes ont développé des thérapies de groupe centrées sur le corps. Le psychodrame, qui repose sur le mouvement corporel et l’imitation de la gestuelle des autres, en est notamment un exemple.
Lorsque deux individus sont en présence l’un de l’autre, ils amorcent d’emblée une communication par le simple fait d’entrer en contact visuel. La rencontre n’a vraiment lieu que si chacun reconnaît en l’autre son semblable. C’est pourquoi la phase préalable à toute interaction est de soumettre l’interlocuteur à une « identification sociale virtuelle » (p. 181), qui s’effectue de façon inconsciente. Cette étape vise à vérifier que l’autre partage avec nous une culture, une langue, des codes sociaux identiques. Il est évident qu’à ce stade, les signaux non verbaux tiennent une place prépondérante.
Ray Birdwhistell note à cet égard qu’il est possible de repérer la nationalité, la classe sociale ou la religion de quelqu’un en détaillant simplement son apparence et ses mouvements corporels. Si l’autre n’entre pas dans les normes culturelles qui sont les nôtres, il est perçu comme différent. Il risque d’être envisagé comme une « non-personne », surtout s’il présente un stigmate. Erving Goffman en dénombre trois types : les difformités corporelles, les déviances psychologiques, les stigmates tribaux transmis par la famille, tels que les croyances ou la nationalité.
Le contexte doit être pris en compte pour décoder les messages non verbaux. Dans un pays, un même geste peut en effet prendre différentes significations selon les situations dans lesquelles il est exécuté. Par ailleurs, la richesse de la communication non verbale est le fruit d’un héritage social, mais aussi culturel. Les schémas gestuels ne sont donc pas universels. Ils prennent sens dans un cadre de référence bien précis et peuvent être source de contresens lorsqu’ils sont sortis de leur contexte géographique.
L’éthologue, Irenäus Eibl-Eibesfeldt, montre que le « déclic du sourcil » est différemment interprété selon les pays. S’il est jugé offensant au Japon, il est un signe d’ouverture amical à l’autre en Europe. David Efron montre, quant à lui, que les immigrés juifs des États-Unis disposent d’une gestuelle différente des Américains, basée notamment sur des mouvements de fuite hérités de leur expérience des ghettos.
Le corps est au cœur des échanges avec autrui. Il est étroitement lié à la notion d’espace individuel. Mais à la différence de l’animal chez qui la violation du territoire est défendue, l’homme adapte et module ses exigences en fonction des individus qu’il côtoie. Il dispose d’une « aire personnelle de sécurité » qui lui permet de se protéger. L’étendue de celle-ci varie selon la culture, la personnalité, ainsi que la nature de la relation avec autrui.
Les comportements territoriaux humains sont donc régis par le respect de distances interpersonnelles. Il en existe quatre : la distance intime pour les personnes proches ; la distance personnelle où l’on ne perçoit plus la chaleur corporelle de l’autre, mais peut encore le toucher ; la distance sociale, appliquée dans les relations professionnelles, où le contact n’est plus que visuel ; la distance publique, utilisée par les célébrités.
Edward T. Hall désigne cette utilisation spécifique de l’espace par le mot de « proxémie ». La perception de l’espace est évidemment centrale dans l’établissement de ces distances. Elle s’effectue par le biais des récepteurs à distance, qui correspondent aux sens olfactif, auditif et visuel, et des récepteurs immédiats, renvoyant aux sensations concrètes délivrées par la peau, les structures musculaires et articulaires.
Les rituels d’approche dépendent de plusieurs facteurs, comme l’âge, le sexe ou les circonstances. Le « pecking order », ou position hiérarchique, joue également un rôle dans les modalités d’interaction physique et verbale. L’individu dominant bénéficie de temps de parole plus grands. Il signifie sa place dans la société en adoptant une posture assurée. Il se démarque par des « objets-langage » (p. 259), c’est-à-dire des accessoires ou vêtements qui communiquent son identité à autrui. L’apparence physique a d’ailleurs été de tout temps un moyen d’afficher son statut. Les cheveux longs indiquaient autrefois un rang social élevé chez les Francs, tandis que les Juifs devaient marquer leur origine en arborant l’étoile jaune pendant la Seconde Guerre mondiale.
Aujourd’hui, les hommes de loi portent encore une robe, voire une perruque, dans leurs fonctions. L’occupation de l’espace conditionne aussi les rituels d’approche. Par exemple, le fait de s’asseoir au milieu d’un banc signifie aux autres qu’on souhaite rester seul.
La communication non verbale est infiniment riche. Qu’elle soit codifiée par les usages sociaux ou qu’elle soit l’expression spontanée de nos émotions, elle constitue à elle seule un langage aussi structuré et signifiant que les messages verbaux.
Les mouvements du corps et les expressions du visage jouent un rôle souvent plus important qu’on ne le pense. Émis et perçus inconsciemment, ces signaux participent à l’élaboration des échanges avec autrui et au bon fonctionnement de la vie sociale.
Dans la première moitié du XXe siècle, le corps prend une importance qu’il n’avait jamais eue auparavant dans la thérapie analytique. À contre-courant de la psychanalyse qui se focalise sur l’exploration de soi par la parole, de nouvelles disciplines émergent, comme le psychodrame ou la danse-thérapie. Elles ont pour point commun de faire du corps un vecteur d’expression et de libération psychique.
Le psychodrame, dont Anne Ancelin Schützenberger et Serge Lebovici ont été de grands représentants, a été initié par Jacob Levy Moreno. Reposant sur une approche théâtrale et le jeu de rôle, il recherche un effet cathartique en faisant émerger des émotions profondes, dont le patient prend conscience par la mise en mouvement de son corps. Sur le même principe, la danse-thérapie a été fondée par la danseuse américaine, Marian Chace. Cette discipline part de l’idée que le mouvement corporel reflète le vécu et la personnalité d’un individu.
Elle utilise le rythme, la musique et la danse pour favoriser l’extériorisation des émotions et l’expression de soi. Ces différentes disciplines trouvent particulièrement leur place dans le cadre de pathologies psychiques graves, telles que la schizophrénie ou les traumatismes des vétérans de guerre de la Seconde Guerre mondiale, incapables de verbaliser leur expérience.
Ouvrage recensé– Anne Ancelin Schützenberger, La Langue secrète du corps, Paris, Payot et Rivages, 2017.
De la même auteure– Le Psychodrame, Paris, Payot, 2003.– Psychogénéalogie. Guérir les blessures familiales et se retrouver soi, Paris, Payot, 2007.– Le Plaisir de vivre, Paris, Payot, 2009.– Exercices pratiques de psychogénéalogie, Paris, Payot, 2011.– Ici et maintenant. Vivons pleinement, Paris, Payot, 2013.
Autres pistes– Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, Paris, Rivages Poche, 2001.– Erving Goffman, Stigmate – Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1975.– Edward T. Hall, Le Langage silencieux, Paris, Seuil, 1984.– Jacob Levy Moreno, Psychothérapie de groupe et psychodrame, Paris, PUF, 2007.