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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Mon pays vend des armes

de Anne Poiret

récension rédigée parAna PouvreauSpécialiste des questions stratégiques et consultante en géopolitique. Docteur ès lettres (Université Paris IV-Sorbonne) et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auditrice de l'IHEDN.

Synopsis

Société

La France, considérée par le reste du monde comme la patrie des droits de l’homme depuis la Déclaration de 1789, semble avoir glissé, au fil des deux derniers siècles, vers une position singulière. Elle figure actuellement parmi les premiers marchands d’armes de la planète, derrière les États-Unis et la Russie. Bien que juridiquement liée par des traités internationaux, elle a pour principaux clients, en raison de l’opacité de son processus de prise de décision en matière de ventes d’armement, des États figurant parmi les derniers dans le domaine du respect des droits humains.

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1. Introduction

Mon pays vend des armes a été publié un an après la sortie en 2018 du documentaire particulièrement remarqué : Mon pays fabrique des armes, écrit et réalisé par Anne Poiret.

L’auteure souligne, dans cet ouvrage inédit, un paradoxe frappant concernant la question des exportations d’armement par la France. D’une part, depuis plusieurs années, le pays s’est illustré sur la scène internationale en promouvant un cadre juridique contraignant dans le domaine des ventes d’armes.

D’autre part, au plan intérieur, en raison du régime institutionnel particulier en vigueur sous la Ve République et de pratiques profondément ancrées dans le processus de prise de décision dans ce domaine, une opacité persistante semble empêcher toute idée de contrôle parlementaire sur ces questions, contraignant ainsi les élus et les citoyens à demeurer dans un état d’ignorance. L’auteure, soutenue dans son analyse par de nombreux journalistes et organisations non gouvernementales, juge cette situation particulièrement problématique pour la santé démocratique du pays.

Pendant son enquête, qui a nécessité des investigations sur une période de plusieurs mois, Anne Poiret s’est dite guidée par deux questions fondamentales : « Était-il sain pour notre démocratie que les exportations d’armement échappent ainsi au contrôle des citoyens ? Pouvaient-elles rester ce point obscur de la République ? » (p.294).

Ce travail fascinant transporte le lecteur du terroir français, où les armes sont fabriquées à une échelle massive, jusque dans les cénacles fermés de la République, où sont discutés les contrats mirobolants d’exportation de matériels de guerre, puis enfin sur les théâtres de guerre actuels, devenus pour la plupart un enfer pour les populations civiles.

2. Le paradoxe français

En 1998, à l’initiative de la France et du Royaume-Uni, l’Union européenne (UE) a adopté un code de conduite européen définissant les règles communes qui régissent le contrôle des exportations de technologies et d’équipements militaires. Le 8 décembre 2008, ce code de conduite est devenu la Position commune du Conseil de l’UE.

Le Gouvernement français déclare, à cet égard, fonder systématiquement son appréciation, concernant les demandes d’autorisation d’exportations d’armements, sur les critères définis par ce document, ainsi que par les traités, conventions ou autres instruments internationaux dont la France est signataire, tel le Traité sur le commerce des armes (TCA) qui vise à empêcher que des livraisons d’armes servent à violer les droits humains et soient utilisées lors de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actes de génocides.

La France s’engage donc à vérifier le respect de certaines normes par les pays tiers de destination, telles que le respect des droits humains ; la situation interne dans le pays de destination finale ; la préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales ; la sécurité nationale des États membres et des États alliés ou amis ; le comportement du pays acheteur à l’égard de la communauté internationale et, en particulier, son attitude envers le terrorisme ; l’existence d’un risque de détournement du matériel à l’intérieur du pays acheteur ou d’une réexportation dans des conditions non souhaitées et, enfin, la compatibilité des exportations d’armes avec la capacité technique et économique du pays bénéficiaire.

Or, force est de constater que la France a actuellement pour principaux clients l’Égypte et l’Arabie saoudite, deux pays particulièrement connus pour leur non-respect des droits humains. L’Égypte, dirigée par le général Abdel Fattah al-Sissi depuis le coup d’État militaire de 2013, est accusée de répression vis-à-vis de sa propre population. L’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition internationale, est militairement engagée dans la guerre civile au Yémen, déclenchée en 2014.

Selon un rapport des Nations unies en 2018, ce conflit sanglant, qualifié de « pire catastrophe humanitaire au monde », aurait fait vraisemblablement 50 000 victimes, tout en renforçant l’influence de groupes djihadistes, déstabilisant ainsi l’ensemble de la région. La France se défend de fournir massivement des armes à l’Arabie saoudite contre des civils sur le théâtre yéménite, ce que conteste l’ouvrage.

3. Une opacité manifeste

Face aux interrogations concernant les raisons qui la conduisent à exporter certains matériels de guerre qu’elle produit, la France invoque souvent le fait qu’elle dispose d’un assortiment d’outils de contrôle stricts au niveau national. Toute demande d’exportation de la part d’industriels est instruite par la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), placée sous l’égide du Premier ministre, qui décide de la délivrance ou du refus après avis de cette commission. Celle-ci se réunit une fois par mois au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) pour statuer sur les exportations qui posent problème.

Autour de la table se trouvent des représentants du ministère des Armées, du ministère des Affaires étrangères et du ministère de l’Économie et des Finances. Une semaine ou deux après cette réunion, une nouvelle réunion dite de « post-CIEEMG » se déroule à Matignon.

Cependant, l’auteure souligne que le public et les médias ne sont pas informés de la teneur des délibérations : « La CIEEMG, au cœur de toutes les ventes d’armes de la France, là où tout est arbitré, là où tout se décide, est donc hors de portée pour le grand public. Une boîte noire dont rien ne doit filtrer » (p.41), écrit-elle. Les demandes d’information sont en général rejetées au nom du secret de la défense nationale. L’auteure déplore que cet argument barre systématiquement la voie aux journalistes, voire aux magistrats, qui s’intéressent à ces questions sensibles.

Une autre raison qui est invoquée pour ne pas communiquer sur les décisions d’exportation d’armes est d’ordre économique, scientifique et technologique : celle de la protection des brevets industriels concernant les systèmes d’armes dans un contexte de compétition internationale acharnée.

Enfin, la nature particulière du régime institutionnel français explique également ce manque de transparence. Comme l’indique l’historien Michel Goya, les institutions de défense sont très centralisées en France sous la Ve République. Les questions touchant à la défense, qu’il s’agisse des ventes d’armement ou des opérations extérieures des forces armées françaises, ne sont pas traitées dans le champ public. Dans ce régime de type présidentiel, l’Élysée engage la force armée et étend ses prérogatives à tous les champs stratégiques – c’est le « domaine réservé » – avec le risque d’opacité que cela comporte.

4. La marginalisation du Parlement

Anne Poiret souligne dans son analyse que le Parlement est réduit à valider les choix de l’exécutif, sans véritablement jouer son rôle de contre-pouvoir dans les affaires de ventes d’armement. Elle consacre d’ailleurs un chapitre entier de son ouvrage à la question de l’impossible contrôle parlementaire.

Pour rappel, au début de chaque législature, la Commission de la Défense nationale et des forces armées – une des huit commissions permanentes de l’Assemblée nationale – a la possibilité de convoquer les industriels du secteur de l’armement et de les interroger. Mais cet outil de contrôle démocratique n’est pas véritablement utilisé en raison d’une certaine mansuétude des parlementaires qui y participent. Ce constat est perturbant pour tout observateur extérieur, qui s’interroge sur le caractère démocratique du processus de décision.

Le rapport au Parlement que le ministère des Armées est tenu de publier chaque année, depuis 1998, sur les exportations d’armement de la France est censé répondre à ce besoin de transparence. Néanmoins, il ne permet pas d’identifier exactement les armements exportés, leur quantité et l’usage qui en sera fait par les États destinataires.

L’auteure en conclut que les parlementaires français ont intégré le fait qu’ils ne recevraient pas de réponse à leurs questions. Elle déplore que cette habitude soit désormais ancrée dans la pratique du pouvoir législatif.

Il n’en reste pas moins qu’il est impératif de s’interroger sur la compatibilité et la légalité des contrats d’armement, souvent à la discrétion de l’exécutif, au regard des engagements que l’État français a pris en signant traités et conventions internationales dans ce domaine sensible.

Force a été de constater la persistance d’obstacles sur la voie de la transparence, lorsqu’en avril 2018, à l’initiative du député français Sébastien Nadot, des députés de la majorité ont signé une proposition de commission d’enquête sur les exportations d’armement français à la coalition saoudienne qui intervient militairement au Yémen.

Une partie d’entre eux s’est ensuite rétractée, faisant échouer cette proposition. En juillet 2018, une mission d’information (disposant par essence de pouvoirs moins importants) sur la question plus large du contrôle parlementaire des exportations d’armement, présidée par un ancien diplomate, a été mise sur pied.

5. L’omerta à la française

Selon Anne Poiret, l’affaire des frégates de Taiwan a constitué un traumatisme pour les industriels de l’armement, avec l’entrée du judiciaire (perquisitions) dans les décisions industrielles et politiques en matière de défense. Cela a accru « l’omerta » qui régnait déjà sur ces questions délicates.

En enquêtant auprès des industriels lors de salons consacrés à l’armement (tels que le salon du Bourget ou le salon Eurosatory), l’auteure a constaté l’utilisation systématique d’un nouveau champ lexical, qui témoigne du fait que les acteurs de cette branche d’activité industrielle éprouvent gêne et culpabilité et sont inévitablement confrontés à des dilemmes moraux, dans un contexte durablement marqué par un manque de transparence. Ainsi, on ne vend pas des véhicules blindés, on vend de la mobilité protégée, et le terme d’industrie d’armement est remplacé par celui d’industrie de défense ou, mieux, par celui de Base industrielle et technologique de défense (BITD).

L’auteure note également le contexte de crainte larvée qui prévaut, non seulement parmi les parlementaires, mais aussi au sein des médias. L’accusation de compromission du secret de la Défense nationale, qui plane telle une épée de Damoclès sur les investigations menées par des journalistes ou des ONG qui s’aventurent dans ce périmètre sensible, est de nature à dissuader toute initiative. « Dans les administrations, l’inquiétude est en effet palpable. Le secret-défense est une arme puissante et parfaite pour clore toute discussion. Un artifice qui lie celui qui sait. L’expose aux poursuites. Le contraint au mensonge : puisqu’il faut même prétendre ne pas avoir vu de documents » (p.76).

6. Conclusion

L’ouvrage d’Anne Poiret a soulevé d’épineux problèmes mettant en lumière un déficit démocratique en France dans le processus de prise de décision concernant le commerce des armes. Il apparaît ainsi que, même s’il est évidemment nécessaire de protéger certaines informations sensibles, des progrès substantiels doivent encore être accomplis afin de garantir à plus long terme le bon fonctionnement démocratique du pays et éviter des dérives.

La quasi-impuissance du Parlement français, couplée à l’ignorance des citoyens sur ces questions fondamentales qui engagent l’avenir du pays tout entier, interpelle le lecteur. D’autres États européens n’hésitent pas à aborder ces questions délicates. Au Royaume-Uni, pourtant impliqué dans un soutien à l’Arabie saoudite dans le conflit au Yémen, les parlementaires disposent d’informations beaucoup plus précises sur les matériels qui sont livrés. Aux États-Unis, enfin, le Congrès n’hésite pas à exiger la reddition de comptes du pouvoir exécutif.

7. Zone critique

Au moment de la publication de l’ouvrage d’Anne Poiret, en mai 2019, trois journalistes français ont été convoqués dans les locaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ils ont couru le risque d’être poursuivis pour avoir divulgué une note émanant d’un service de renseignement dans le cadre d’une de leurs investigations sur l’utilisation d’armes de fabrication française dans la guerre au Yémen. Le document en question répertoriait les armes vendues par la France à l’Arabie saoudite et destinées à être utilisées dans le conflit au Yémen.

En dépit de la mobilisation de plusieurs ONG dénonçant une « atteinte inacceptable à la liberté de la presse et à la protection des sources journalistiques », le président d’une ONG française a été également convoqué par le même organisme étatique, le 3 octobre 2019, en raison d’une suspicion similaire. Ses défenseurs ont évoqué une atteinte grave à la démocratie et une intimidation de représentants de la société civile.

Pour sa part, le ministère des Armées, en juin 2020, dans son rapport annuel au Parlement sur les exportations d’armement, s’est félicité des bons résultats de l’industrie de défense, (dont le montant des exportations s’élève à 8,33 milliards d’euros) et de son adaptabilité au contexte géostratégique international. Il réitère l’affirmation que cette politique est menée dans le respect le plus strict des exigences qui s’appliquent aux exportations d’armement, en pleine conformité avec les valeurs et les engagements internationaux pris par la France.

Pour répondre à l’exigence de transparence des citoyens, le document en question intègre pour la première fois le rapport annuel établi au titre du Traité sur le commerce des armes (TCA). Il n’en reste pas moins que ce rapport met avant tout en exergue la nécessité de soutenir l’industrie de défense afin de protéger les 200 000 emplois concernés par ce secteur en France, montrant ainsi le caractère difficilement conciliable des optiques défendues de part et d’autre dans ce domaine.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Anne Poiret, Mon pays vend des armes, Paris, Les Arènes, 2019.

De la même auteure– Anne Poiret, Mon pays fabrique des armes, Talweg et France Télévisions, octobre 2018 (documentaire diffusé dans l’émission Le monde en face, France 5, octobre 2018).

Autres pistes– Collectif, Le Commerce des armes. Un business comme les autres, Bruxelles, Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), 2019.– Bernard Cheynel et Catherine Graciet, Marchand d’armes, Paris, Seuil, 2014.– Jean-Pierre Thierry, Taïwan Connection. Scandales et meurtres au cœur de la République, Paris, Laffont, 2003.– Véronique de Viguerie et Manon Querouil-Brunel, Yémen, la guerre qu’on nous cache, Paris, Amnesty International, 2019.

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