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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Annick Ohayon
La psychologie et la psychanalyse partagent le même objet d’étude : le psychisme de l’être humain. Néanmoins, afin de l’interroger et de l’interpréter, ces deux champs d’investigation ont recours à des méthodes, des techniques, des positionnements éthiques différents. Annick Ohayon déploie l’évolution des deux disciplines dans leur contexte socio-historique, à partir de leur émergence en France, et nous permet ainsi de mieux comprendre les clivages et les points de connivence entre psychologues et psychanalystes.
La psychologie et la psychanalyse sont aujourd’hui deux disciplines très éloignées l’une de l’autre. Bien que certains psychologues soient aussi psychanalystes et inversement, la distance et, parfois, la méfiance entre les deux champs sont notables. Cependant, dans l’histoire que retrace Annick Ohayon, il est possible de repérer divers moments où il a été question de collaborations, d’échanges, de points de vue partagés entre psychologues et psychanalystes.
L’auteure part de la psychologie pour aller vers la psychanalyse, pour deux raisons : l’une historique, car la psychologie émerge avant la psychanalyse ; l’autre personnelle, car l’auteur est psychologue de formation. Durant ses études, entreprises à l’époque de Pierre Janet et de Daniel Lagache, lorsque la psychologie était encore enseignée à la faculté des Lettres, Annick Ohayon et d’autres se sont posés des questions comme : qu’est-ce qu’être psychologue ? Pourquoi certains psychologues sont-ils interpellés par la psychanalyse, en raison à la fois d’affinités intellectuelles et d’un sentiment d’hostilité ?
Sur le plan chronologique, l’auteure procède en délimitant essentiellement trois périodes clés. La première est l’entre-deux-guerres, marquée par le développement de la psychologie scientifique. La deuxième comprend l’avant-guerre et la guerre, où émerge la question suivante : quel est le positionnement politique des sciences humaines ? Peuvent-elles être neutres ? La troisième période voit l’apparition de deux mouvements contradictoires : le premier se présente à travers l’union entre la psychologie et la psychanalyse, qui a donné naissance à la « psychologie clinique ».
Ensuite, la psychanalyse rentre à l’université et la psychologie devient un parcours d’études à part, délivrant un diplôme nécessaire pour exercer le métier de « psychologue ». À mesure de ces évolutions, la méfiance de la part du corps médical augmente et fait résistance. Par ailleurs, un autre conflit apparaît entre deux figures centrales des années de l’après-guerre : le médecin et philosophe Daniel Lagache, le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan. S’ils commencent par être unis vis-à-vis des oppositions du corps médical, ils s’éloigneront par la suite.
Avant les années 1920, la formation en psychologie n’existe pas. Ce n’est qu’au travers des études en philosophie qu’il est possible d’acquérir des connaissances en la matière. Il s’agit d’une période particulièrement marquée par l’essor du positivisme, système philosophique qui conçoit les « faits expérimentés » comme seuls moyens de connaissance ; ce système se rapproche des sciences naturelles. Les premiers psychologues seront ainsi des étudiants en philosophie, poussés par la volonté de trouver une « application » aux théories philosophiques.
Cette période voit aussi le déclin de la psychopathologie, ainsi que le développement de la psychologie de l’enfant et de la psychologie animale, liées au béhaviorisme (ou comportementalisme), méthode psychologique fondée sur l’observation et l’étude des comportements humains extérieurs.
Théodule Ribot, philosophe et professeur au Collège de France, sera l’un des acteurs principaux de ce mouvement visant à séparer la psychologie de la philosophie. Il envisage une psychologie nouvelle : expérimentale, objective et comparative. En ce sens, l’auteure constate l’émergence d’un groupe homogène de « scientistes », car il s’agit d’intellectuels animés par la croyance que la psychologie (en tant que science) doit contribuer au progrès social.Le philosophe Henri Bergson est l’un des seuls qui essaie d’écarter la psychologie de cette tendance. Il ne met pas en discussion les acquis scientifiques, mais il récuse la méthode expérimentale pour interpréter des « faits de conscience », voire leur effacement au profit de la méthode « comportementaliste ». La psychologie qu’il conceptualise se définit alors comme « philosophique spiritualiste ».
La révolution scientifique et technique implique aussi une modification interne à l’ensemble des sciences sociales, exigeant une « concrétisation »de leurs contenus et de leurs enjeux, au sens où, au-delà d’expliquer, de comprendre, il faudra désormais tenter d’apporter des solutions aux problématiques sociétales.
C’est à cette exigence que l’on relie la naissance de la psychologie appliquée, qui se fonde sur la psychophysiologie, la psychométrie, la psychotechnique et l’eugénisme. Les professionnels de ce nouveau champ d’investigation se positionnent comme « experts ou arbitres de la question sociale, ils militent pour un monde plus juste et plus rationnel » (p.25).
L’installation de la psychanalyse en France est attribuée tout particulièrement au psychiatre René Laforgue, à la princesse Marie Bonaparte et au psychiatre Angelo Hesnard. Ce sont le Paris mondain ainsi que les cercles littéraires et intellectuels de la bourgeoisie des années 1920 qui portent le plus grand intérêt à cette nouvelle approche.
René Laforgue, fondateur de la Société Psychanalytique de Paris en 1926, est le premier médecin français à avoir été analysé. C’est à travers sa médiation que la psychanalyse commence à percer le savoir psychiatrique français. Angelo Hesnard, psychiatre aliéniste de grande renommée, peut se considérer comme l’un des premiers vulgarisateurs de la psychanalyse ; il a d’ailleurs tenté, tout au long de sa carrière, d’établir des liens entre la médecine et la psychanalyse.
L’auteure reprend le point de vue du philosophe R.E. Lacombe pour qui la psychanalyse serait en France tiraillée entre deux tendances principales : l’une situe cette discipline du côté de la philosophie, car très abstraite, sans possibilité d’application pratique ; l’autre scientifique, la porte du côté de la « psychologie de laboratoire ».
La psychanalyse, contrairement à la psychologie, suscite dès le début des avis très contradictoires, de la fascination à la condamnation radicale.
Selon le philosophe Roland Dalbiez, la psychanalyse, malgré son excentricité, son dogmatisme, peut se considérer comme une méthode « excellente et féconde ». Il reproche à Freud de ne pas avoir l’esprit philosophique, mais lui reconnaît le mérite d’avoir mis en évidence le « primat de l’inconscient dans la vie psychique » (p.122).
La critique du philosophe et psychiatre Charles Blondel est en revanche particulièrement féroce. Dans un ouvrage, La psychanalyse, publié en 1924, il condamne cette nouvelle technique qu’il définit comme une « obscénité promue scientifique » (p.99), « pas objective », influencée par l’analyste, lequel réinterpréterait la conscience du sujet à partir de son regard personnel ; il récuse par ailleurs les réflexions sur la sexualité apportées par Freud.
Plus nuancée est la réflexion de George Dumas dans son Traité de psychologie publié la même année. Il met en avant les explications profondes de la théorie freudienne qui, en s’écartant de l’objectivité scientifique propre à la psychiatrie et à la psychologie, permettent de formuler des interprétations des forces psychiques beaucoup plus approfondies.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les psychologues sont très actifs et poursuivent leurs recherches et publications. Du côté de la psychanalyse, au contraire, le silence et le retrait semblent avoir le dessus ; seul le Dr. Laforgue participe aux débats de l’époque.Le psychiatre et psychanalyste Daniel Lagache enseigne à ce moment-là à l’université de Clermont-Ferrand.En parallèle, il offre des consultations médico-psychologiques aux jeunes délinquants qui lui sont adressés par le tribunal.
Dans sa pratique avec les adolescents en difficulté, Lagache a recours aux tests psychologiques, à la psychothérapie et met en place un système de « parrainage » entre les patients et les étudiants en psychologie. Malgré ses idées originales et innovantes, son enseignement sera jugé par le psychologue Henri Piéron comme imprégné d’« un esprit de mystique intuitive complètement opposé à l’effort progressif de la science » (p.239).Un enseignement qu’il considère proche des « tendances irrationnelles chères aux nazis » (p.239).
Toutefois, Annick Ohayon ne manque pas de rappeler que les étudiants de l’université de Clermont-Ferrand, à partir de 1943, formeront un noyau de la résistance française.
Elle met toutefois en évidence l’ambivalence de certains « psy » vis-à-vis des idées hygiénistes de l’époque, soulignant en particulier le positionnement du Dr. Edouard Toulouse, pionnier de la psychologie appliquée. Bien que ce dernier condamne certains propos d’Hitler, comme sa terminologie raciste, la stérilisation et/ou extermination des « anormaux », il apprécie aussi l’« idéal biocratique », c'est-à-dire fondé sur l’eugénisme et la sélection naturelle, promu par les Allemands, les Russes et les Italiens à cette époque-là.
Quant à la psychanalyse, l’auteure souligne le silence qui s’installe de 1940 à 1944 en France ; elle sera pratiquée seulement par certains, de façon clandestine. La position très ambigüe du psychanalyste René Laforgue fait exception. Contrairement aux autres psychanalystes, il paraît être le seul à rester “sur la scène. Pendant la guerre, il semblerait avoir eu des contacts avec un occupant allemand (Mathias Goering).
Ce lien lui aurait valu de continuer à exercer la psychanalyse en France, sur le modèle de la société berlinoise. Tout de même, la psychanalyste Françoise Dolto, qui fut son élève, lors de son procès d’épuration, a témoigné en sa faveur.
En 1945, Daniel Lagache écrit un traité qui se veut une sorte de confrontation et de synthèse entre la psychologie et la psychanalyse. L’ouvrage s’intitule L’Unité de la psychologie. Psychologie expérimentale et psychologie clinique. Il y déploie essentiellement deux axes.
Le premier, qu’il définit comme « naturaliste », s’appuie sur la psychologie comportementaliste, adoptant une méthode expérimentale et statistique. Le second, qu’il définit comme « humaniste », a trait aux sciences humaines et vise la compréhension des « faits psychiques ». Il se focalise sur les conduites individuelles, normales et pathologiques, pour lesquelles il emploie une méthode clinique, issue de la psychiatrie et de la médecine, tout comme la phénoménologie et la littérature.
Cet ouvrage représente une tentative d’unification de la psychologie et de la psychanalyse, tentative qui trouve son origine dans les idées de l’ancien maître de Lagache : Pierre Janet. Ce dernier a introduit et développé la notion de « conduite », un travail à l’origine de l’« analyse des conduites », pratique constitutive de la psychologie d’orientation comportementale. Il représente une des références majeures dans le champ psychologique en France, au moins jusqu’aux années 1960.
Lagache s’interroge sur la possibilité pour la psychanalyse de devenir elle aussi une forme d’analyse des conduites, au même titre que la psychologie : « Quelles que soient ses résonances historiques, le mot psychanalyse ne veut rien dire de plus qu’analyse psychologique… » (p.283-284).
Lagache poursuit ses recherches en s’appuyant sur des travaux d’Anna Freud, concernant l’ego et les mécanismes de défense. Selon cette dernière, l’étude de l’ego n’était pas bien vue par la psychanalyse. L’ego, que l’on peut aussi appeler moi, sera un aspect développé notamment aux États-Unis (avec l’« Ego Psychology »).
Toutefois, la psychanalyse « traditionnellement conçue » se focalise tout particulièrement sur l’étude du ça, donc de l’inconscient, car elle aurait comme visée l’interprétation des couches plus profondes du psychisme. Néanmoins, selon Anna Freud, la psychanalyse devrait elle aussi s’intéresser aux questions de l’adaptation du sujet à son contexte social, se centrer ainsi sur l’analyse du moi. Cette conception sera également partagée par Lagache, ce qui contribuera à l’écarter davantage des idées de Jacques Lacan.
La psychologie appliquée s’occupe de l’orientation et de l’insertion professionnelle, l’enfance normale et anormale, le travail et, dans une moindre mesure, l’hygiène mentale. Il s’agit d’une branche de la psychologie progressiste qui, à travers une analyse des « aptitudes », permettrait l’identification d’une place sociale plus adaptée aux compétences et inclinations du sujet. Comme on l’a vu plus haut, ce domaine naît (autour des années 1930)de l’exigence de trouver une application aux sciences humaines et sociales, afin qu’elles ne soient pas éclipsées par la science et la technique.
À propos de l’équipe guidée par le Dr. E. Toulouse, pionnier de la psychologie appliquée, l’auteure écrit : « Le modèle positiviste auquel ils adhèrent leur offre, certes, un cadre solide d’observation et d’expérimentation et leur donne l’illusion de l’objectivité, mais laisse dans l’ombre tout un pan de la vie psychique des hommes : celui des intentions, des désirs, des motivations rationnelles ou irrationnelles » (p.45).
Si, d’une part, la psychologie appliquée naît d’un bon sentiment, au sens où elle souhaiterait fournir aux sujets les moyens pour se libérer des déterminations sociales et familiales, de l’autre, les psychologues peuvent dans certains casse placer comme des experts aptes à distinguer parfaitement le normal et l’anormal, avec les conséquences que cela peut impliquer (l’auteure développe ce sujet au regard de l’eugénisme).
Au sein de certains cercles psychanalytiques, on remarque aussi l’émergence d’applications sociologiques. C’est tout particulièrement le cas de Maryse Choisy, écrivaine et journaliste, qui fonde une revue – Psyché–visant à développer une « sociologie psychanalytique », véritable vulgarisation et commercialisation de la psychanalyse à laquelle participent René Laforgue et Octave Mannoni.La plupart des théories propres à la « psychosociologie » viennent des États-Unis.
En ce sens, l’auteure évoque de nouvelles méthodes d’analyse conceptualisées par des psychologues comme Lewin, initiateur de la « dynamique des groupes », Moreno, fondant ses recherches sur le « psychodrame » et la « sociométrie », et Carl Rogers, qui élabore le « Counselling », méthode visant à résoudre les problèmes d’un individu en le poussant à changer d’attitude.
Si initialement Lacan aussi est favorable aux « applications sociales », il changera radicalement d’avis au milieu des années 1950.
En reprenant notamment l’œuvre et la pensée de Daniel Lagache, l’auteure met en relief l’écueil que la psychologie rencontre tout au long de son évolution. Sa tentative d’unification relève de l’impossible, car elle englobe deux approches antinomiques. La psychologie expérimentale, se fondant sur le comportementalisme, se veut une science objective visant à résoudre, guérir, rééduquer les individus. La psychologie clinique, quant à elle, se rapproche plus de la psychanalyse, puisqu’elle prend aussi en compte la dimension insaisissable, et parfois incurable, du sujet.
L’émergence de la psychanalyse, selon Annick Ohayon, a permis de mettre davantage en évidence cette impossibilité, tout particulièrement en insistant sur le primat de l’inconscient dans la vie psychique. Néanmoins, la psychanalyse, en récusant toute méthode provenant des approches expérimentales, peut souvent paraître dogmatique, voire apparaître parfois comme une discipline frôlant le mysticisme.
Bien que l’auteure présente un travail riche et plutôt objectif, on pourrait se demander quelles sont les raisons pour lesquelles elle n’évoque à aucun moment la psychothérapie institutionnelle, notamment lorsqu’elle aborde les années de l’après-guerre, période durant laquelle cette pratique thérapeutique s’exerce.
Cette approche naît de l’exigence de révolutionner le champ psychiatrique, notamment en s’opposant aux logiques asilaires, compromises davantage pendant la Seconde Guerre mondiale. La psychothérapie institutionnelle, issue du milieu psychiatrique, s’appuie tout particulièrement sur la psychanalyse et la philosophie.
Ouvrage recensé– Annick Ohayon, L’Impossible Rencontre. Psychologie et psychanalyse en France(1919-1969),Paris, La Découverte, 1999.
De la même auteure– Avec Régine Plas, La Psychologie en questions. Idées reçues sur la psychologie, Paris, Le Cavalier Bleu, 2011.
Autres pistes– Élisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France(1885-1939), Paris, Ramsay, 1982 (rééd. Fayard, 1994) ; et tome II : 1925-1985, Paris, Seuil, 1986.– Daniel Lagache, L’Unité de la psychologie. Psychologie expérimentale et psychologie clinique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013 [1945].