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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Les Aventures de la marchandise

de Anselm Jappe

récension rédigée parFélix FlauxDiplômé en philosophie et en géographie (Lyon 3).

Synopsis

Philosophie

Le marxisme traditionnel n'a su remettre en cause la société capitaliste qu'à travers une critique du mode de distribution de la richesse – ou valeur – produite. Or, Marx ne s’est aucunement contenté d’analyser comment s’effectue la distribution de la richesse, mais il a aussi analysé la nature de ce qui est produit puis distribué. Une telle étude permet de soutenir que le dépassement du capitalisme ne peut résulter de la simple transformation du mode de distribution : il convient avant tout de transformer le mode de production. Le mode de production est et demeurera capitaliste tant qu’il sera fondé sur la production de valeur, forme de richesse particulière qui se mesure par le temps de travail abstrait.

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1. Introduction

Initié dans les années 1980 en Allemagne par Robert Kurz, le courant nommé Wertkritik (« Critique de la valeur ») a été introduit en France en 2003 avec la parution de l'ouvrage Les aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur. Son auteur, Anselm Jappe, né à Bonn en 1962, publie régulièrement dans les revues allemandes Exit ! et Krisis au sein desquelles s'est élaborée et se développe encore aujourd'hui la Wertkritik.

En réinterprétant l’œuvre de Marx, notamment au prisme du premier chapitre du livre I du Capital, ce courant nous offre une nouvelle critique de la société marchande capitaliste à travers l'étude de la notion de "valeur", notion que le marxisme traditionnel n'a su saisir avec justesse. Selon le marxisme traditionnel, la vraie force de la critique de Marx serait d’avoir dévoilé que derrière l’apparence de l’échange d’équivalents, se cache l’exploitation de classe : les capitalistes s'approprient le surplus du travail pour servir leurs propres fins. Cependant, il ne met aucunement en doute « la prétendue nécessité d'accumuler toujours plus de travail et de créer toujours plus de valeur » (p. 114), selon les termes d'Anselm Jappe.

La tradition marxiste a pour seule préoccupation d'assurer une distribution différente et plus juste des fruits de ce travail. Elle envisage le socialisme comme le passage à un mode de distribution régulé par la planification, mais ne remet aucunement en question l'existence de la valeur. Elle n'a pas su voir que la valeur constitue la forme de richesse propre au capitalisme, distincte de la richesse matérielle. Selon les auteurs de la Wertkritik, Marx ne se cantonne aucunement à l'analyse de la distribution de la valeur : il s'attache à la nature de ce qui est produit puis distribué, à la sphère de la production. Pour reprendre les mots de Moishe Postone, historien états-unien proche du courant d'Anselm Jappe, le socialisme ne doit pas être « un nouveau mode d’administration politique et de régulation économique du même mode de production que le capitalisme a engendré » (p. 24).

La valeur n’est pas prisonnière du mode de distribution capitaliste qu’est le marché, elle peut très bien être distribuée différemment. Sortir du capitalisme signifie donc, selon une expression qu'aiment à reprendre les auteurs du courant allemand, "abolir la valeur".

2. La marchandise, forme spécifique au capitalisme

D'après Anselm Jappe, une analyse de la société capitaliste commence avec la marchandise, qui recoupe la quasi totalité des biens et des services qui nous entourent. Toute marchandise répond à un besoin quelconque, de par ses caractéristiques propres. Elle a, en ce sens, une valeur d'usage. Comme valeurs d'usage, les marchandises sont qualitativement différentes et sont le produit de ce que Marx nomme un travail concret, particulier. Mais comment alors expliquer que l'on puisse échanger les marchandises, en céder et en acheter, s'il nous est impossible de les comparer, puisqu'elles sont qualitativement différentes ? Pour pouvoir procéder à des échanges, il faut en effet qu'elles aient quelque chose de commun. Cette substance commune, partagée par chaque marchandise, n'est autre que la valeur (ou valeur économique).

Contrairement à la valeur d'usage, la valeur n'est pas créée par un travail concret, mais elle l'est par le travail abstrait. C'est la quantité de travail abstrait (autrement nommée le temps de travail socialement nécessaire) qui détermine la grandeur de la valeur. La marchandise est donc l'unité de la valeur d'usage et de la valeur, ainsi que du travail concret et du travail abstrait.

Ce sont deux aspects d'un même travail. Les travaux concrets sont qualitativement différents, alors que le travail abstrait, selon les termes d’Anselm Jappe, « ne connaît que des différences quantitatives » : il faut, par exemple, deux heures de travail abstrait pour produire telle marchandise, et trois heures de travail abstrait pour produire telle autre marchandise.

3. Apparition et caractéristiques de la valeur

Comment apparaît la valeur ? Lors de l'égalisation des produits dans le procès d'échange se réalise l'abstraction de leurs valeurs d'usage. Cette abstraction s'accompagne d'une modification profonde du travail producteur de marchandises. Ainsi, nous dit Marx, « en même temps que les caractères utiles des produits du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par là-même les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d'être distincts les uns des autres, mais se confondent tous ensemble, se réduisent à du travail humain identique, à du travail humain abstrait » (Marx, Le Capital, p. 43).

En effet, chaque marchandise résulte d'un travail concret spécifique et répond à une utilité propre. Elles ne peuvent, de ce point de vue, être comparées les unes aux autres. Pourtant, nous le faisons, en leur attribuant une valeur. Par ce procédé, nous faisons abstraction de leurs qualités propres résultant de travaux concrets déterminés. Ces travaux sont réduits à une pure dépense de temps de travail, productrice de valeur.

Que cette réduction soit effectuée de manière consciente ou non, Marx ne l'indique pas. L'important, c'est que de fait, elle a lieu dans les échanges, sans avoir à demander le consentement des individus. Le résultat de cette abstraction est ce que Marx nomme une « objectivité fantomatique », ou encore une « simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force de travail humaine, indifférente à la forme dans laquelle elle est dépensée » (Marx, id.).

Cette objectivité fantomatique n'est autre que la valeur, et le travail abstrait en est sa substance. Nous avons ici affaire à quelque chose d'objectif, mais cette objectivité n'est pas sensible, et par là très difficile à concevoir. Ainsi lorsque nous observons une table, nous voyons seulement ses qualités matérielles, concrètes, qui sont le fruit du travail en tant qu'il est concret.

Nous voyons donc la table comme valeur d'usage, mais sa valeur reste imperceptible. La valeur – objectivité fantomatique qui nous reste une fois effectuée l'abstraction des qualités concrètes de la marchandise – ne peut être saisie dans une marchandise singulière (nous ne pouvons la saisir en observant la table) car elle n'est pas la substance particulière d'une marchandise, mais la substance commune d'au moins deux marchandises qui s'échangent. La valeur est donc une objectivité sociale au sens où elle n'existe que dans un rapport d'échange.

Comme nous allons le voir, c'est en entrant en relation avec la marchandise-argent que les autres marchandises revêtent la forme-valeur.

4. L’argent, incarnation du travail abstrait

Le travail abstrait et la valeur (créée par ce travail) n'ont rien de matériel. En regardant une table, nous ne voyons pas la valeur et ne trouvons aucune information concernant le travail abstrait. En revanche, il nous est possible de décrire cette même table en tant qu'elle a une valeur d'usage qui résulte d'un travail concret (le travail de tel menuisier y, par exemple, nécessitant telles techniques et compétences, tels outils, etc.).

Comme nous l'avons précédemment soulevé, le travail abstrait ne peut s'exprimer que de façon indirecte : la valeur d'une marchandise est imperceptible et ne peut se rendre visible que dans un rapport d'échange, à savoir dans la marchandise avec laquelle elle s'échange. Dans nos sociétés capitalistes, une seule et même marchandise joue ce rôle d'équivalent universel : l'argent. En jouant ce rôle d'équivalent pour toutes les marchandises, l'argent passe alors pour l'incarnation du travail humain en général, ou incarnation du travail abstrait. Cette marchandise est immédiatement échangeable avec n'importe quelle autre marchandise. Ainsi, la valeur d'usage de l'argent est de représenter la valeur des autres marchandises.

5. La grandeur de la valeur

Le temps de travail socialement nécessaire (ou temps de travail abstrait), substance de la valeur, est déterminé par deux facteurs : tout d'abord, par le niveau considéré « normal » de la technique et de la science. D'autre part par le niveau considéré « normal » de la qualification des forces de travail et de l'intensité du travail. Il ne faut pas croire que la grandeur de la valeur est déterminée dès la production. C'est plutôt au niveau de l'échange qu'elle se détermine. En effet, selon qui se présente sur le marché, le niveau normal de la technique et de la qualification peut changer. Si la majorité des producteurs de fil filent leur fil à la main et non à la machine, alors le filage à la main sera considéré comme une condition de production normale. Ainsi la quantité moyenne, normale, de valeur produite en une heure de temps de travail abstrait sera calculée en prenant en compte le filage à la main, et non à la machine. Dans ces conditions, un producteur qui file à la machine produira bien plus de valeur que la moyenne en une heure de temps de travail abstrait. Pour ce qui est du problème de la qualification, Marx introduit une distinction entre travail simple et travail complexe. Les travaux complexes sont ceux qui exigent plus de qualification. Lors de l'échange, tous les travaux sont réduits à du travail humain identique, travail abstrait, mais dans des proportions différentes : une heure de travail d'orfèvre (considéré comme du travail complexe) pourrait ainsi valoir deux fois plus de travail abstrait qu'une heure de travail simple. Au moment de l'échange, deux heures de travail simple auront la même valeur qu'une heure de travail d'orfèvre. Enfin, pour ce qui est de l’intensité du travail, Marx soutient l'idée suivante : les variations du degré « normal » d’intensité du travail vont modifier la quantité de temps de travail nécessaire à la production des marchandises, et vont ainsi modifier leurs grandeurs de valeur. Si l’intensité du travail augmente, c'est-à-dire si la productivité augmente (davantage de produits sont fabriqués dans le même laps de temps), alors la grandeur de valeur des marchandises diminuera, et inversement.

6. Richesse abstraite

Au sein de la société marchande capitaliste, la richesse n'est pas matérielle dans la mesure où elle n'est pas tournée vers la production de valeurs d'usage. Elle est, au contraire, abstraite.

En effet, comme nous l'avons vu, le travail abstrait ne produit aucun contenu. Il crée seulement l'objectivité fantomatique qu’est la valeur. La valeur est ce qui compose ce qu'Anselm Jappe nomme la richesse abstraite. Dans nos sociétés contemporaines, la finalité des procès de production est de produire la plus grande quantité de valeur. La production réelle – autrement dit, la production de valeurs d'usage – n'est qu'un moyen nécessaire pour produire de la richesse abstraite.

Ces dernières ne servent que de simples supports à la production de richesse abstraite. Ce processus de subordination de la valeur d’usage des marchandises (c'est-à-dire de leur utilité) à leur valeur représente, selon Anselm Jappe, l'une des pires aberrations du mode de production capitaliste. En effet, par un tel procédé, il est possible de soutenir, pour reprendre les termes de notre auteur, que « la pollution atmosphérique “vaut plus” que les pertes qu'une limitation de la circulation infligerait à l'industrie automobile » (p. 66).

Nous en venons à pouvoir comparer entre elles deux choses radicalement différentes par nature : la santé des individus et les intérêts d’une industrie. Cette comparaison est rendue possible par l'existence du travail abstrait, paramètre quantitatif permettant de mettre en relation des marchandises que tout oppose du point de vue de leurs valeurs d'usage.

7. Une loi de domination

Le travail abstrait fini par dominer l’homme. D’une part, pour le producteur individuel, la valeur de sa marchandise n'est pas le résultat de son travail individuel. La valeur d'une marchandise n'est pas déterminée par le travail qu'un individu a dépensé effectivement et concrètement pour la produire, mais plutôt par le temps de travail socialement nécessaire à la production de la marchandise en question, c'est-à-dire par le temps de travail abstrait.

D’autre part, la valeur de la marchandise d’un producteur x se présente déterminée de l'extérieur et peut s’opposer à lui comme une force hostile. Le temps de travail moyen ou « socialement nécessaire » qui constitue la valeur est une abstraction qui devient bien réelle à l'égard de l'individu.

Un exemple de Marx, repris par notre auteur Anselm Jappe, explicite particulièrement bien ce point. Après l'introduction du métier à tisser à vapeur (machine permettant de fabriquer le tissu) en Angleterre, il ne fallait peut-être plus que la moitié du travail qu'il fallait auparavant pour transformer une quantité de fil donnée en tissu.

Mais que se passait-il alors pour le tisserand anglais qui n’avait pas cette machine, et qui avait donc toujours besoin du même temps de travail qu'avant pour effectuer cette transformation ? Tout simplement la chose suivante : le produit de son heure de travail individuelle ne représentait désormais plus que la moitié d’une heure de travail abstrait et tombait ainsi à la moitié de sa valeur antérieure.

8. Conclusion

Le marxisme traditionnel pense chaque activité de l'Homme comme un travail (au sens capitaliste du terme, c'est-à-dire comme activité à la fois abstraite et concrète, productrice de valeurs d'usage et de valeur). Ce qu’il conviendrait de faire advenir serait alors une société des travailleurs dans laquelle il y aurait une juste distribution de la valeur. Il s’agit donc d’une libération par le travail, plutôt que, selon les termes d’Anselm Jappe, d’une « libération à l’égard du travail », comme le préconise la Critique de la valeur. Selon ce courant de pensée allemand, l’apport de Marx ne doit pas être réduit à son analyse purement économique.

Autrement dit, il ne faut pas voir dans la critique de l’économie politique de Marx une simple critique de l’existence des classes, de la survaleur ou encore des rapports de propriété, qui sont des catégories relevant de la sphère de la distribution de la valeur. Les auteurs de la Wertkritik proposent de reprendre des catégories plus fondamentales (dont dérivent les catégories précédemment citées) telles que le travail, l’argent ou encore la valeur, et de s'attacher à l'étude de la sphère de la production afin d’élaborer une critique de l’aliénation de la vie quotidienne.

9. Zone critique – La valeur et le sexe

Certes, dans la société capitaliste, la finalité des procès de production est de parvenir à la plus grande quantité de valeur possible. Cependant, il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir « produire de la valeur ». En effet, selon les auteurs de la Wertkritik, la valeur a un sexe. La division traditionnelle des tâches entre les hommes et les femmes coïncide avec celle entre la sphère de la non-valeur et la sphère de la valeur. La sphère de la non-valeur est celle de la femme, et la sphère de la valeur est celle de l’homme. Le travail créateur de valeur, contrairement aux tâches domestiques, se déroule en public. La participation directe à la sphère de la valeur, remarque Anselm Jappe, « donne accès à une existence publique et à un rôle de sujet » alors que la sphère domestique est exclue « de tout pouvoir officiel de décision et du statut de "sujet" » (A. Jappe, Crédit à mort).

Ainsi, comme le relève notre auteur, le droit de vote, après avoir été accordé aux ouvriers, ne fut pas toujours octroyé aux domestiques. Bien sûr, des femmes ont fait et font partie de la sphère de la valeur, de même que des hommes font partie de la sphère domestique. Mais les valeurs – au sens de normes comportementales – masculines sont toujours associées à la sphère de la valeur (économique), et les valeurs féminines à la sphère de la non-valeur. Anselm Jappe élabore une liste de ces dernières. Les valeurs considérées féminines sont les suivantes : « douceur, compréhension, émotion, don, gratuité ».

Quant à celles considérées masculines, l'auteur cite les suivantes : « dureté envers soi et envers les autres, détermination, raison, calcul, contrat ». Ainsi, les individus se déployant dans l’une ou l’autre sphère se verront associer les valeurs dominantes de la sphère dans laquelle ils exercent leurs activités. Pour agir face à cela, il ne peut pas s’agir d’intégrer les activités domestiques à la sphère marchande, car la Wertkritik souhaite avant tout mettre fin à la production de cette objectivité fantomatique propre au capitalisme. Mais c'est alors qu'une interrogation surgit ; interrogation qui, bien qu'essentielle, demeure au sein même de ce courant sans réponse : comment abolir la valeur ?

Le courant allemand a su élaborer une critique du capitalisme à un niveau bien plus fondamental que ne l'a fait le marxisme traditionnel. Cependant, les perspectives d'avenir alternatives au mode de production capitaliste font encore défaut aux auteurs de la Wertkritik.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003.

Du même auteur– Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Clamecy, Nouvelles Éditions Lignes, 2011.

Autres pistes– Krisis, Manifeste contre le travail, Lignes, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002.– Robert Kurz, Lire Marx. Les textes les plus importants de Karl Marx pour le XXIe siècle, La Balustrade, Paris, 2002 (réédition en 2013).– Robert Kurz Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Lignes, 2011.

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