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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Anthony Downs
Anthony Downs appartient à un groupe informel d’économistes divers qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont eu la volonté commune d’analyser les phénomènes politiques à l’aide des outils de la science économique. Dans le cadre de la guerre froide culturelle qui opposa les États-Unis à l’Union soviétique, ils se sont s’efforcés tant de rendre compte du fonctionnement des régimes démocratiques (dimension positive) que d’interroger la supériorité des démocraties capitalistes occidentales afin de garantir la liberté individuelle et promouvoir l’efficacité économique (dimension normative).
L’objectif de Downs est de produire une théorie positive de la démocratie, c’est-à-dire un ensemble de propositions qui puissent être éprouvées empiriquement. Son modèle de fonctionnement de la démocratie est fondé sur la théorie du choix rationnel.
À partir du postulat selon lequel le gouvernement, les partis et les électeurs cherchent à maximiser leurs intérêts personnels respectifs, il propose une réinterprétation de la nature et des causes de divers phénomènes politiques tels que la dynamique des systèmes politiques, le rôle des idéologies, le pouvoir des lobbys ou encore le phénomène de l’abstention.
Anthony Downs situe sa perspective dans la lignée de celle de Capitalisme, Socialisme et Démocratie de Joseph Schumpeter. La démocratie n’est pas considérée comme une procédure qui assure la coordination des préférences de tous les citoyens pour former un intérêt général, une vision de la démocratie jugée idéaliste. Elle est appréhendée comme une procédure de sélection des gouvernants caractérisée par la concurrence entre partis politiques pour obtenir les suffrages des électeurs.
C’est l’analogie entre le fonctionnement du marché et le fonctionnement de la démocratie qui préside à l’application des concepts économiques aux phénomènes politiques. Le gouvernement est décrit comme un entrepreneur qui vend des politiques contre des votes au lieu de produits contre de l’argent. Downs fait toutefois l’hypothèse que tous les acteurs prennent leur décision rationnellement. Le concept de rationalité appliqué à l’acteur politique signifie qu’il est capable de classer ses préférences et de mener une analyse coût-avantage lorsqu’il effectue ses choix. Downs recourt à la théorie du choix rationnel parce qu’elle confère à son modèle un certain pouvoir de prédictions des comportements en fonction des caractéristiques de la situation. Par ailleurs, il estime qu’ une absence trop importante de rationalité des acteurs conduit nécessairement à l’instabilité politique.
La théorie du choix rationnel est appliquée à deux grands acteurs politiques. Premièrement, les partis politiques, cherchent à accéder au pouvoir pour jouir des avantages qu’il confère. Leur fonction est de proposer des politiques afin de maximiser le nombre de votes qu’ils reçoivent lors d’une élection. Downs rejette les théories qui reposent sur l’hypothèse selon laquelle les partis agiraient de manière altruiste en faveur du bien commun. Deuxièmement, les électeurs votent pour le parti proposant les politiques qui maximisent les bénéfices qu’ils peuvent attendre de l’action gouvernementale. Autrement dit, ils votent pour le parti qui leur permet d’atteindre le plus haut niveau de bénéfices relativement aux autres. Ces deux hypothèses permettent de proposer un modèle canonique du fonctionnement des régimes démocratiques.
Le modèle canonique de Downs est appliqué à deux grands types de systèmes, à savoir le système bipartisan et le système multipartis. Dans un système bipartisan, l’électeur vote pour le parti préféré, c’est-à-dire celui dont les politiques lui procureront le plus grand bénéfice net. Il s’abstient s’il est indifférent.
Dans un système à plusieurs partis, un individu fait son choix en intégrant les préférences de ses concitoyens dans son calcul coût-avantage. L’électeur n’est pas considéré comme un individu isolé et indépendant du monde qui l’entoure. Sa rationalité est stratégique. Il peut voter pour le parti préféré si celui-ci peut l’emporter, voter pour le parti préféré parmi ceux qui peuvent l’emporter, voter pour le parti préféré dans l’absolu ou enfin s’abstenir. Le positionnement idéologique d’un parti, c’est-à-dire le programme politique qu’il propose, sachant qu’il faut obtenir 50% des suffrages exprimés pour être élu, dépend alors de la distribution des préférences politiques au sein de la société. Downs estime que ces préférences peuvent être représentées le long d’un axe gauche-droite. Dans un système à deux partis où la distribution des préférences politiques des votants est normal-centrée, les partis politiques tendent à proposer des programmes qui vont progressivement converger vers le centre – vers l’électeur médian – afin de maximiser le nombre de votes.
Dans le cas où le clivage droite-gauche est un marqueur politique fort, c’est-à-dire où l’on distingue nettement des blocs de droite et de gauche, les deux partis politiques auront au contraire des programmes nettement plus différents. Un programme centriste de la part du parti de droite/gauche lui ferait perdre les votes des électeurs se situant vers les extrémités droite/gauche du spectre politique. En sus de ces deux distributions des préférences politiques, on peut trouver une distribution multimodale. Prenons l’exemple simplifié où 1/5 des électeurs ont des préférences pour la gauche extrême, 1/5 pour la gauche, 1/5 pour le centre, 1/5 pour la droite et 1/5 pour la droite extrême.
Face à une telle distribution des préférences, nous aurons vraisemblablement un système multipartis. Le positionnement idéologique et le programme d’un parti sont dès lors dépendants du positionnement des autres partis existants. Ce type de système aboutit généralement à former des gouvernements de coalition (à gauche, au centre ou à droite), un parti seul ne pouvant obtenir une majorité des suffrages. Il faut noter que si l’on s’en tient à la représentation linéaire de Downs le long d’un axe gauche-droite, on est empêché de penser une coalition des partis se situant aux extrémités
Le modèle de Downs constitue un système où cinq inconnus vont déterminer le résultat du processus démocratique. Il s’agit des votes anticipés par les partis, des votes effectifs des votants, des stratégies des partis d’opposition, des actions du gouvernement et enfin de l’utilité individuelle des électeurs. À partir d’un raisonnement marginaliste caractéristique de la science économique, il conclut que le gouvernement entreprend des dépenses publiques jusqu’à ce que les votes marginaux gagnés grâce à une politique égalisent les votes marginaux perdus du fait du coût de financement de cette politique.
En « situation certaine », où tout l’information pertinente est disponible gratuitement, la stratégie optimale pour le gouvernement qui souhaite se maintenir au pouvoir est « d’adopter les choix préférés par une majorité de votants », en sondant l’opinion. Cette stratégie n’est toutefois pas une garantie de succès. Des « coalitions de dissidents » peuvent émerger entre les partis d’opposition. En absence d’incertitude, Downs conclut que « le fonctionnement d’un gouvernement en démocratie » est toujours « une relation circulaire d’interdépendance mutuelle » entre le gouvernement qui souhaite plaire aux votants et les votants qui votent en fonction des décisions du gouvernement. Les positionnements idéologiques des partis et la distribution des préférences des électeurs évoluent donc de concert. Mais l’existence de l’incertitude dans le monde réel bouleverse toutefois ces premiers résultats.
Downs définit l’incertitude comme « tout manque de connaissance sûre à propos du cours des événements » (p. 81). Elle est synonyme d’information incomplète et imparfaite. C’est l’introduction de cette hypothèse qui enrichit la vision de la politique proposée dans l’ouvrage. L’hypothèse de situation certaine ne pose aucun problème d’appréhension du comportement politique d’acteurs supposés rationnels. En situation incertaine, à l’inverse, le gouvernement ne sait pas exactement ce que veulent les citoyens ; et ces derniers ne savent pas ce que font, feront et doivent faire les gouvernants.
En outre, l’acquisition d’information est coûteuse. Dès lors, l’introduction de l’incertitude dans le modèle fait surgir la problématique du « leadership » en politique. Downs le définit comme la capacité à faire adopter aux votants des vues qu’ils considéreront comme exprimant leur volonté propre. La démocratie n’est donc pas une procédure d’enregistrement des préférences des votants qui détermine les programmes politiques. C’est, au contraire, une procédure d’altération de ces préférences dans la lutte concurrentielle à laquelle se livrent les partis. Or les armes principales de ces derniers sont les idéologies politiques.
Downs a affirmé que les partis désirent conquérir le pouvoir afin de bénéficier des revenus et du prestige associés à la fonction de gouvernant, et non pour appliquer un programme politique au service d’une vision du monde. Pour autant, les idéologies jouent un rôle majeur dans son modèle. À l’instar de Schumpeter, il développe l’analogie entre la construction de l’idéologie d’un parti et la construction de l’image de marque d’une entreprise. Dans une optique concurrentielle, il s’agit d’une stratégie de différenciation du produit.
Dans une société où les clivages sociaux sont particulièrement forts, une idéologie permet de conquérir les votes de groupes sociaux dans leur ensemble (votes de classe). Plus les clivages sociaux sont importants, plus les idéologies seront différenciées. La volonté de préserver la pureté idéologique de la part d’un parti, qui conduit à rejeter les coalitions potentielles, peut toutefois entrer en contradiction avec sa volonté d’obtenir une majorité de votes. Downs ne traite jamais du contenu des idéologies, mais uniquement de leur fonction. Il considère que c’est l’incertitude qui crée une demande pour des idéologies dans l’électorat. En tant que vecteur d’informations, elles aident les votants dans leur prise de décision.
Premièrement, les idéologies guident à moindre frais les électeurs dans un monde où l’information est incomplète et coûteuse. Deuxièmement, elles permettent d’éviter d’avoir à juger individuellement de chaque proposition politique. L’idéologie amène à percevoir un parti comme un ensemble de décisions. Troisièmement, la politique du gouvernement peut être jugée par l’écart entre l’idéologie affichée et ce qu’il fait. Dans la mesure où Downs fait l’hypothèse que les citoyens sont rationnels, un parti ne peut pas ne pas mettre en œuvre ce qu’il a affirmé sous peine d’être vigoureusement rejeté lors de la prochaine élection.
L’information étant incertaine pour les électeurs, mais aussi pour les partis, Downs souligne l’importance majeure des groupes de pression en démocratie, en tant que producteurs d’information.
C’est le fait que l’information soit coûteuse qui permet à des individus de se spécialiser sur le marché de la production d’information. Les lobbys n’influencent pas uniquement les citoyens en leur présentant des informations biaisées. Ils influencent également les gouvernements, qui cherchent à savoir ce que veulent les citoyens. « Les groupes d’intérêts veulent que le gouvernement adopte des politiques qui leur sont favorables, ainsi se présentent-ils en représentants de la volonté populaire. Ils essayent simultanément de créer une opinion publique réelle soutenant leurs vues et de convaincre le gouvernement qu’une telle opinion publique existe » (p. 96). Un second type d’acteurs exerce une influence sur les partis. Il s’agit des soutiens financiers qui s’achètent ainsi les faveurs du gouvernement.
La lutte concurrentielle pour la production de l’information amène Downs à reconsidérer la question de l’égalité en démocratie. Il prend acte que l’égalité formelle entre un homme et une voix masque une inégalité de pouvoir politique. En démocratie, du fait de l’incertitude, « les hommes sont beaucoup plus susceptibles d’exercer une influence directe sur la formation de la politique du gouvernement dans leurs rôles de producteurs que dans leurs rôles de consommateurs » (p. 149).
Downs présente le citoyen comme un consommateur sans influence qui n’exprime pas nécessairement ses vraies préférences politiques. Du fait de l’existence de coûts d’acquisition de l’information et du coût représenté par le fait d’aller voter, sachant que l’influence de son vote risque d’être marginale, il peut même être rationnel pour un citoyen de ne pas s’informer et de s’abstenir. Ce sont les producteurs d’information, c’est-à-dire les partis et les membres de lobbys, qui jouent un rôle fondamental dans l’orientation de l’agenda politique.
Downs propose une vision de la politique où le régime démocratique n’est pas gouverné par la loi de la majorité, mais plutôt par des minorités actives et organisées, capables d’altérer les préférences des citoyens et des partis. C’est la prise en compte de l’incertitude qui lui a permis de souligner leur rôle organique. Or, « quand nous ajoutons à cette disparité inhérente les inégalités de pouvoir causées par la distribution inégale du revenu, nous avons pris beaucoup de distance par rapport à l’égalité politique entre citoyens » (p. 257).
En enrichissant les analogies développées entre la politique et l’économie, la perspective de Downs peut apparaître comme éminemment désillusionnée sur le fonctionnement concret des démocraties. Son modèle permet toutefois de déduire un certain nombre de propositions relatives aux comportements attendus des individus en démocratie.
Une critique récurrente adressée à l’ouvrage concerne l’irréalisme de l’hypothèse de rationalité des acteurs. La première dimension de cette critique est relative au problème générique de la modélisation. Un modèle est par définition une représentation simplifiée du monde réel. On ne peut jamais échapper à un débat sur le choix des simplifications opérées par un auteur. La deuxième dimension de cette critique, adressée essentiellement par les politistes et sociologues, vise à mettre en avant la pluralité des motivations des électeurs. Elles ne peuvent être réduites à un calcul coût-avantage. Les valeurs sont un élément déterminant du choix.
La faiblesse principale du modèle de Downs réside dans son analyse du comportement des électeurs. Sa force concerne à l’inverse son étude de ce qu’il présente comme le côté « offre » du marché politique. Premièrement, l’hypothèse selon laquelle un gouvernement cherche à maximiser son intérêt personnel plutôt qu’un prétendu bien commun a pu sembler salutaire, au regard de l’irréalisme de l’hypothèse selon laquelle les gouvernants agiraient de manière altruiste. Deuxièmement, son raisonnement en termes d’information incomplète lui a permis de souligner le pouvoir extraordinaire exercé par les partis et les lobbys. À une époque, celle de la guerre froide, où la démocratie jouissait en apparence du monopole de la légitimité en Occident, Downs a eu le mérite de pointer du doigt les divergences entre son fonctionnement idéalisé et son fonctionnement concret.
À cet égard, tandis que des économistes comme Friedrich Hayek et Milton Friedman dénonçaient le risque que la démocratie soit une tyrannie de la majorité, Anthony Downs suggérait au contraire qu’elle fonctionne comme une tyrannie des minorités contrôlant l’information.
Ouvrage recensé– An Economic Theory of Democracy, New-York, Harper & Row, 1957.
Du même auteur– Théorie économique et théorie politique. Revue française de science politique, 11(2), 380-412, 1961.
Autre piste– S. M. Amadae. Rationalizing capitalist democracy : The cold war origins of rational choice liberalism, Chicago, University of Chicago Press, 2003.