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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Transformation de l’intimité

de Anthony Giddens

récension rédigée parCéline MorinMaître de conférences à l'Université Paris-Nanterre, spécialiste de la communication et des médias.

Synopsis

Société

Relations amoureuses et égalités de genre font-elles bon ménage ? Depuis l’avènement des idéaux démocratiques qui placent au cœur du débat social les inégalités hommes/femmes, les relations amoureuses ont été profondément bouleversées. Subissant des ruptures plus fréquentes, mais promettant aussi un bonheur inédit, les couples se font et se défont au gré de l’insatisfaction des partenaires. L’ouvrage d’Anthony Giddens éclaire l’affaiblissement du romantisme, modèle historiquement dominant, mais aujourd’hui dénoncé comme masquant des rapports de genre inégalitaires, et la montée de la « relation pure », où l’idéal d’égalité n’est justement plus négociable.

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1. Introduction

À l’heure où presque la moitié des mariages se soldent par des divorces, peut-on continuer à penser l’amour avec des idéaux romantiques tels que le coup de foudre, les âmes sœurs, le « toi seulement, pour toujours » et une communication quasi télépathique ? Ou faut-il plutôt penser, comme le suggère dans cet ouvrage Anthony Giddens, les « transformations de l’intimité » vécues par les sociétés occidentales depuis la révolution sexuelle ?

Celles-ci seraient le mieux comprises par le concept de « relation pure » (pure relationship) qui entend désigner un nouveau mode relationnel, dans lequel les individus se choisissent indépendamment de toute autorité extérieure, et peuvent rompre dès qu’ils ne sont plus satisfaits.

Ce régime typique de la modernité est la conséquence directe de la montée des idéaux démocratiques, au premier rang desquels la lutte contre les inégalités de genre. Il repose ainsi sur l’évacuation de l’illusoire fusion romantique, qui cachait en réalité un sacrifice important des femmes pour le couple et la famille.

2. Le romantisme, force libératrice devenue carcan

Si l’amour romantique défend l’idée d’une relation prédestinée et éternelle, c’est une conception en fait relativement récente : l’imaginaire se consolide à compter du XVIIIe dans les sociétés occidentales, de concert avec l’apparition des maisons familiales, des relations parents/enfants plus approfondies et de la maternité affectueuse, tournée vers le soin aux enfants. Idéalisation de l’autre, fusion des partenaires dans un « tout » conjugal et expression affective sur le registre de la poésie et des envolées lyriques… son apparition représente une rupture majeure dans les rapports sociaux, qui subordonnaient jusqu’alors les affinités entre les individus aux mécanismes de reproduction sociale classiques, comme le mariage arrangé.

Il faut en effet rappeler que, longtemps, les mariages n'ont pas été affaires d’amour, mais ont constitué des collaborations sociales et économiques. Ces arrangements se produisaient dans toutes les strates sociales : on le sait, les alliances stratégiques étaient nombreuses dans les milieux supérieurs, mais les populations plus pauvres utilisaient, elles aussi, le mariage pour structurer l’organisation du travail agricole. Ce dernier, laborieux, laissait peu de place à l’expression amoureuse, ou même simplement aux marques affectives (baisers, caresses, enlacements). Les mariages d’amour, eux, sont le privilège de sociétés individualisées, c’est-à-dire où l’individu est reconnu en tant que personne indépendante.

L’amour romantique a donc été historiquement une porte de sortie salutaire pour des individus qui étaient priés de s’inscrire dans une lignée familiale. Sa plus grande révolution fut de considérer les liens amoureux au prisme du récit individuel. La liberté de chacun et de chacune à choisir son partenaire, en dépit de l’avis familial, est devenue presque intouchable, si bien que l’amour aide désormais à produire un récit sur soi-même, sur l’histoire de sa vie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le romantisme s’est implanté grâce au roman, c’est-à-dire grâce à une nouvelle forme littéraire qui privilégiait l’individu.

3. L’explosive rencontre de l’amour romantique et des inégalités de genre

Toutefois, si le romantisme se porte toujours bien dans les imaginaires sociaux, les relations amoureuses et sexuelles témoignent, en pratique, d’un fort désenchantement, et ce depuis que les minorités sociales ont commencé à s’exprimer publiquement, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Les revendications de la révolution sexuelle ont joué un rôle décisif dans ce domaine : les féministes, mais quelques décennies plus tard les mouvements LGBTQ, ont lutté pour la reconnaissance des inégalités dans le domaine du genre et de la sexualité, de même que pour la compréhension des dynamiques de pouvoir qui sous-tendent ces inégalités.

Car, n’en déplaise à l’idéal de pureté qui l’entoure, l’amour n’est pas exempt de pouvoir. Il en est même, au contraire, saturé : les charges domestiques et les charges mentales, la qualification de certaines pratiques sexuelles comme déviantes ou perverses, ou encore les difficultés d’accès au mariage et à l’adoption, sont autant de marqueurs d’une inégalité forte dans le domaine de l’intime. Or, la quête d’égalité dans le couple n’est pas une simple affaire privée, dont les conséquences resteraient elles aussi confinées à la maison. En réalité, les effets de tels réagencements du pouvoir entre partenaires amoureux portent jusque dans l’exercice démocratique de la sphère publique.

La révolution sexuelle a, de fait, été élaborée grâce à l’autonomisation de la sexualité féminine et à l’affirmation des mouvements gays et lesbiens durant les années 1960, qui ont produit une diversification des discours sur la sexualité. La conséquence est un déclin de la perversion : les pratiques jusqu’alors jugées « déviantes » sont de plus en plus tolérées, participant globalement d’une vision plus joyeuse de la sexualité, plus ouverte et accessible. Les partenaires amoureux disposent désormais d’une histoire sexuelle, de savoirs et de pratiques antérieurs et, si ceux-ci peuvent générer de la jalousie, ils nourrissent surtout la présente relation.

4. L’émergence d’un nouveau modèle amoureux : la « relation pure »

Pour saisir ces importantes mutations du domaine amoureux, Anthony Giddens propose de nommer « relations pures » ces rapports amoureux qui priorisent l’égalité émotionnelle et sexuelle entre les partenaires.

En opposition avec le « toi seulement, pour toujours » qui caractérisait le romantisme, la relation pure est dépendante, d’abord et avant tout, des individus qui la composent. C’est un tournant majeur : nous ne serions plus en recherche de l’homme idéal ou de la femme idéale, mais plutôt d’une relation parfaite, car respectueuse de notre propre individualité. L’amour n’est plus un acte dans lequel se fondent les individus, en s’oubliant eux-mêmes, mais un rapport social dont on attend bonheur et épanouissement.

L’amour devient ainsi « convergent » selon Anthony Giddens, c’est-à-dire qu’il se produit dans la rencontre des envies de chacun, rencontre qui doit se renouveler en même temps que les désirs individuels, sous peine de voir se rompre la relation. L’amour convergent explique le paradoxe contemporain de l’amour : nombreux sont ceux et celles qui s’engagent dans une relation amoureuse, avec des sentiments certes bien réels, mais en sachant que les probabilités sont fortes pour qu’une rupture se produise un jour. Les séparations amoureuses sont plus fréquentes, plus prévisibles et plus abruptes. La violence est accrue donc, mais la douceur et la sensibilité aussi, car la relation pure est une relation plus réciproque. Elle est basée sur la possibilité de chacun de s’exprimer pour faire entendre ses besoins et ses envies. Cependant, tout n’est pas rose. La libéralisation amoureuse et sexuelle tend à créer des angoisses quant à la sécurité et la stabilité, ce qui encourage des tendances compulsives. L’addiction, qui s’ancrait historiquement dans l’alcool et les drogues, trouve un nouveau territoire d’expression dans la dépendance à autrui, duquel se met à dépendre l’image de soi (estime personnelle, amour de soi, reconnaissance).

C’est ce qu’Anthony Giddens nomme les relations de « co-dépendance » : des individus se mettent en quête obsessionnelle de garder leur partenaire amoureux, coûte que coûte. Pour éviter ces écueils, la définition de limites individuelles est requise, dosant savamment communication et ouverture, compromis et négociations, projets à court terme et long terme.

5. Les valeurs démocratiques et l’intimité

Pour bien saisir la reconfiguration des relations amoureuses, Anthony Giddens intègre à l’étude de la sphère privée les idéaux démocratiques, tels que les ont développés les sociétés occidentales de l’après-guerre. Il défend l’idée que l’amour se base de plus en plus sur le respect des individus, la protection contre les menaces autoritaires, la participation individuelle à la vie collective et l’attention au développement des ressources économiques.

Tout cela valorise, en théorie, l’égalité entre les individus et la liberté de chacun de vivre sa vie comme il l’entend, dans la mesure du respect d’autrui. Cette poussée démocratique porte au cœur des préoccupations sociales de nouvelles priorités individuelles autour de l’épanouissement corporel, émotionnel et affectif.

De surcroît, la démocratie est définie par la participation active au débat, ce qui peut trouver aisément des applications dans le domaine privé. Plus les relations amoureuses sont à la charge des individus, plus la communication prend une place centrale, car la discussion aide à harmoniser le couple au jour le jour. Dans la relation pure, les partenaires participent équitablement à l’élaboration des conditions de vie du couple, de la répartition des tâches ménagères aux libertés individuelles qui restent intouchables.

De fait, une telle relation promet de s’étendre peu à peu aux autres relations sociales, en particulier en instaurant des rapports plus démocratiques entre parents et enfants ou entre amis.

Comme dans la sphère publique, l’intimité s’organise donc de façon croissante dans le cadre de pensée, typiquement démocratique, des droits et des devoirs : liberté, indépendance et attentions affectueuses d’un côté ; responsabilité, respect et disponibilité de l’autre.

En cela, l’émotion n’est plus disqualifiée comme empêchant l’accomplissement de la raison, mais trouve au contraire une place revalorisée. Elle permet l’expression individuelle, la compréhension d’autrui, la motivation de bâtir des projets ou encore l’investissement sexuel. Les émotions sont reconnues comme des vecteurs d’informations importantes sur l’état d’esprit du partenaire amoureux et sexuel.

6. La sexualité, nouveau territoire d’épanouissement

À la fois corollaire et moteur de ces grandes transformations, la sexualité a aussi connu d’importantes redéfinitions. Les principaux facteurs en sont les mouvements d’émancipation des femmes et des minorités sexuelles évoqués, mais aussi la légalisation des moyens contraceptifs et la libéralisation des techniques reproductives comme la fécondation in vitro. Toutes ces évolutions ont permis de détacher définitivement la sexualité de la reproduction, et ce faisant de libérer les femmes de l’angoisse de la mort. On imagine aisément à quel point les nombreux décès lors de l’accouchement, pour les mères comme les nouveau-nés, pouvaient être un facteur inhibant pour le plaisir sexuel.

Puisqu’en théorie, il n’est plus nécessaire d’avoir une activité sexuelle pour procréer, l’expérience de la sexualité est chamboulée : elle se transforme en une « sexualité plastique », c’est-à-dire flexible selon les envies, les désirs et les plaisirs individuels, avec pour principale limite morale le consentement des partenaires. Perdant de sa fonction reproductive et de son caractère parfois mortifère, la sexualité peut devenir un territoire d’expression affective pour le couple. Elle devient une caractéristique individuelle, sur laquelle s’élaborent durablement des questions liées au corps, à l’identité personnelle et aux normes sociales.

Là aussi, ces redéfinitions sont portées par des préoccupations grandissantes à l’égard des inégalités de genre dans le domaine sexuel. Le « double standard » qui caractérise positivement ou négativement un même acte sexuel selon qu’il soit accompli par un homme ou une femme, l’opposition entre les femmes pures (dignes du mariage) et impures (sorcières, prostituées, femmes de « petite vertu ») ou encore la caractérisation des femmes comme des êtres de nature hystériques et incontrôlables sont des productions sociales justifiant l’assignation des femmes à une sexualité procréatrice et à un foyer qu’il s’agit de ne jamais quitter.

7. Conclusion

Partant des dynamiques de pouvoir dans l’amour, Anthony Giddens identifie les grandes mutations dans le domaine de l’intimité depuis la révolution sexuelle. L’amour au XXIe siècle doit être compris par l’investissement personnel dans l’avenir et par la construction présentielle de l’identité individuelle : la relation amoureuse devient socialement intéressante, car elle est un projet sur le long terme qui promet l’épanouissement personnel.

D’importants idéaux démocratiques émergent alors dans la sphère de l’intimité. L’individu devient central, source d’attention conjugale permanente, car, pour que le couple soit heureux, il faut que chacun soit bien avec lui-même. Les demandes de sacrifice ou d’abandon de projets et de désirs personnels au profit du couple laissent la place à des compromis. Ceux-ci sont élaborés grâce à de nouveaux outils communicationnels que sont le dialogue sans jugement, l’expression des émotions et une bienveillance de principe.

8. Zone critique

La démystification de l’amour peut bien sûr effrayer, mais la compréhension des dynamiques sociales qui le sous-tendent permet également d’atteindre des formes jusqu’ici inédites d’égalité entre les partenaires. La proposition de « relation pure » apparaît aujourd’hui des plus pertinentes pour saisir les conséquences de la révolution sexuelle sur les rapports affectifs contemporains, car elle place la quête d’autonomie et d’égalité des partenaires au centre des interrogations.

En retour, il a été reproché au modèle sa teneur idéaliste. Il ne prendrait pas suffisamment en considération les attentes de genre pesant sur les individus qui peuvent, certes, souhaiter de nouvelles formes de justices amoureuses, mais se heurtent bien souvent à des organisations sociales qui continuent de favoriser des inégalités fortes. L’égalité a beau être une valeur démocratique importante et l’amour une puissante force transformatrice, les normes de genre ne se laissent pas aisément déconstruire.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Paris, Hachette, Coll. Pluriel, 2006 [1992].

Du même auteur– La constitution de la société, Paris, PUF, 1987.– Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan, 2000– La Troisième voie : Le Renouveau de la social-démocratie, Paris, Seuil, 2002.– Le nouveau modèle européen, Paris, Hachette Littératures, 2007.

Autres pistes– Francesco Alberoni, Le Choc amoureux, Paris, Pocket, 1993.– Zygmunt Bauman, L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Fayard, 2010. – Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006. – Jean-Claude Kaufmann, L’Etrange histoire de l’amour heureux, Paris, Fayard, 2010.– Francois Singly (de), Le Soi, le couple et la famille, Paris, Armand Colin, 2005.

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