Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Antoine Lilti
L’esprit critique est-il la principale contribution des Lumières à l’essor des sociétés modernes ? Ne faut-il pas insister également sur le rôle de la médiatisation ? Les Lumières sont en tout cas un mouvement pluriel, comme en témoignent les positions des penseurs du XVIIIe siècle. Elles n’offrent pas de réponse homogène aux préjugés, se heurtent même à des contradictions internes et sont parfois accusées de complicité avec l’impérialisme européen. Elles sont à coup sûr un moment marquant et fructueux de l’histoire intellectuelle, une attitude plutôt qu’une doctrine.
« Enfin libre ! » C’est le titre d’un livre de la journaliste Anne-Isabelle Tollet, soutien d’Asia Bibi, une chrétienne accusée de blasphème en 2010 dans son pays, le Pakistan, par des musulmans. Il aura fallu neuf ans pour que des pressions internationales parviennent à faire innocenter cette victime de l’intolérance religieuse et à obtenir son exil au Canada, comme le raconte l’auteur de l’ouvrage, qui dénonce par ailleurs les assauts de l’obscurantisme dans le monde actuel.
Dans la France de 1766, mais en contexte chrétien, le chevalier François-Jean Lefebvre de la Barre, accusé de sacrilège, n’eut pas la chance d’Asia Bibi. La défense du philosophe Voltaire (1694-1778), dont il bénéficia, ne lui permit pas d’éviter la condamnation à mort et l’exécution.
Prendre le risque de mourir afin de pouvoir croire ou d’affirmer son scepticisme, voire son athéisme : cette problématique, parmi d’autres, traduit les enjeux du rapport complexe qu’entretiennent la foi et la raison, la société et l’individu, et que les philosophes placent au cœur de leur réflexion. Le courant des Lumières, au XVIIIe siècle, a largement alimenté ce débat.
Des penseurs convaincus par la dignité éminente de la raison développent et diffusent alors la conviction que l’homme peut s’émanciper de l’arbitraire en dépassant les préjugés et en cultivant la tolérance. Souvent présenté, aujourd’hui, comme l’un des principaux facteurs de la modernité, ce mouvement ne fait pourtant pas l’unanimité. Le philosophe Bertrand Vergely lui reproche ainsi d’avoir incité l’homme à se replier sur lui-même et d’avoir favorisé une forme de violence qui aurait eu comme lointaine conséquence les totalitarismes du XXe siècle.
La relation intime entre Lumières et modernité, actuellement invoquée face au retour en force du fait religieux dans les sociétés contemporaines, méritait donc d’être explicitée. Antoine Lilti s’y emploie en appréhendant ce courant de pensée dans son contexte historique, afin d’en déterminer la nature et l’intérêt. Son analyse permet de mieux définir les Lumières, de mesurer l’efficacité de leur ambition émancipatrice, de souligner leur ambivalence et d’évaluer la dette du temps présent à leur égard.
Cette question forme le titre d’un article du philosophe Emmanuel Kant (1784) à propos d’un courant de pensée majeur, né à la fin du XVIIe siècle. La Renaissance en a favorisé l’émergence grâce à l’imprimerie, à la découverte du Nouveau Monde et à l’essor du commerce.
En effet, l’élargissement du monde connu, l’approfondissement des sciences comme l’astronomie et le développement d’un art comme la médecine alimentent l’interrogation philosophique et remettent en cause la vision chrétienne du monde, issue de l’Antiquité et du Moyen Âge. Cette connaissance renouvelée de l’homme et de l’univers se traduit par le recours optimiste à la raison critique pour saisir le réel. L’Anglais Thomas Hobbes (1588-1679), le Hollandais Baruch Spinoza (1632-1677) et le Français Pierre Bayle (1647-1706) comptent parmi les premiers intellectuels des Lumières, mouvement ainsi nommé dès cette époque en France et qui se développe en Europe occidentale avant de se diffuser outre-Atlantique.
La rupture du mouvement avec la théologie est si nette qu’elle bouleverse la lecture traditionnelle de l’histoire. Ainsi, la conscience qu’une nouvelle étape du développement de l’humanité a été entamée conduit certains philosophes à considérer que l’enseignement de l’histoire ne doit débuter qu’avec la fin du Moyen Âge, quand les grandes mutations permirent l’affirmation de l’État et l’avènement des sciences. C’est, par exemple, la position de Voltaire, qui se montre très critique envers les découpages temporels empruntés à la Bible, sévère à l’égard du rôle du peuple juif dans l’évolution du genre humain et hostile à ce qu’il appréhende comme de l’obscurantisme religieux : lorsqu’il prétend vouloir « écraser l’Infâme », il vise l’Église, associée à l’arbitraire de la monarchie absolue.
Les Lumières sont donc d’abord une philosophie de la connaissance, qui conduit à la contestation d’une anthropologie religieuse dominante et à l’émancipation de l’individu et des sociétés par la raison. Il s’ensuit que la hiérarchie des savoirs, la politique et la morale doivent désormais s’appuyer sur les principes découlant de la réflexion critique. L’homme éclairé est partie prenante d’une construction sociale que ne peuvent plus déterminer le droit divin ou la répartition selon les ordres (la noblesse, le clergé, le peuple). Pour autant, les Lumières ne sont pas intrinsèquement révolutionnaires, car la stabilité politique est nécessaire à la diffusion de leurs principes émancipateurs.
Si les hommes sont tous dotés d’une intelligence critique, encore faut-il leur apprendre à exercer cette faculté. C’est le rôle d’une éducation et d’une instruction qui doivent d’abord former les élites sociales. Ainsi, Denis Diderot (1713-1784) s’entretient avec Catherine II, impératrice de Russie. Reprenant un concept de l’anglais Francis Bacon (1561-1626), Nicolas de Condorcet (1743-1794) théorise la création, en France, d’une académie de savants éclairés, indépendants du pouvoir et qui dirigeraient la politique éducative.
L’immense œuvre collaborative qu’est l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), principalement dirigée par Diderot et surtout destinée à l’élite sociale, illustre cette ambition. Les sciences inspirent des suggestions innovantes en matière administrative. On voit ainsi, vers 1760, l’intendant Pierre Poivre, le naturaliste Philibert Commerson et l’écrivain Bernardin de Saint-Pierre militer en faveur de la préservation des milieux naturels de l’Île de France (île Maurice).
En outre, il importe, pour reprendre les mots de Voltaire, d’éclairer « le chancelier et le cordonnier », soit l’élite et le peuple, ailleurs délaissé, voire méprisé par le même philosophe. Cela passe notamment par la diffusion de l’écrit. Or le XVIIIe siècle connaît un essor sans précédent de la production livresque, de la presse et de l’alphabétisation. La lecture pénètre peu à peu dans les foyers modestes, comme le montre un tableau du peintre Jean-Baptise Greuze (1725-1805), le Père lisant la Bible à ses enfants (1755). On parvient à se procurer les œuvres signées par leur auteur, comme celles de Denis Diderot et de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), ou celles des philosophes qui rusent avec la censure grâce à la pseudonymie, tel l’athée matérialiste Paul Thiry d’Holbach (1723-1789). Essais manuscrits, romans, libelles et pamphlets circulent également sous le manteau.
Il s’agit certes de publier, mais aussi de confronter les opinions. Les lieux de sociabilité comme les académies provinciales, les clubs, les salons littéraires privés, par exemple celui de Louise d’Épinay (1726-1783), à Paris, mais aussi les loges maçonniques, offrent autant de cadres où s’exerce l’art de la conversation entre lettrés, savants, hommes politiques, ecclésiastiques, aristocrates et bourgeois, ce qui fait des Lumières un mouvement socialement et intellectuellement hétérogène.
Au sein du mouvement des Lumières, l’unanimité doctrinale est loin de s’imposer. Sur le plan individuel, la pensée de certains auteurs a évolué. Voltaire, dans ses Réflexions sur l’histoire (1742), fait l’éloge du commerce, que stimule la colonisation, mais plus tard, il préfère exprimer son opposition à l’esclavage.
Pour autant, l’abolitionnisme ne s’affirme ouvertement qu’à la fin du XVIIIe siècle, par exemple dans Zamore et Mirza (1784), une pièce d’Olympe de Gouges (1748-1793). D’autre part, les désaccords entre philosophes sont nombreux. D’Holbach est athée, quand Giambattista Vico (1668-1744) défend l’idée de Providence divine.
Par ailleurs, la critique contemporaine souligne l’ambivalence des Lumières. Dès 1978, dans L’Orientalisme, Edward Saïd dénonçait la curiosité scientifique économiquement intéressée des philosophes à l’égard du monde colonial ainsi que la notion de « civilisation » (p.87), apparue sous la plume de Victor de Mirabeau (1715-1789) en 1756 dans l’Ami des hommes, et que le XIXe siècle assimila à la domination européenne.
Déjà contestées au XVIIIe siècle pour leur critique jugée parfois excessive de la religion, les Lumières furent donc accusées ensuite d’« eurocentrisme ». Plus récemment, les guerres mondiales ont discrédité la foi exclusive dans le progrès. Finalement, les Lumières apparaissent comme « un héritage local et pluriel » (p.30), qui peine à concilier l’universalisme de son ambition émancipatrice et les racines européennes de son développement.
En outre, la recherche a identifié, à côté d’une critique modérée, des « Lumières radicales » (p.223), pour reprendre l’expression de Margaret Jacob, et dont Jonathan Israel croit trouver l’origine dans la philosophie de Spinoza, mais, selon Antoine Lilti, de manière trop exclusive. Il s’agit par exemple de l’athéisme proclamé de l’abbé Jean Meslier (1664-1729), étonnamment tout juste mentionné par Israel, et dont les Mémoires ont été publiés par Voltaire dans une version expurgée.
Enfin, comment confondre dans ce vaste mouvement un texte politique tel que l’Esprit des Lois (1748) de Montesquieu (1689-1755) et des productions libertines comme les 120 Journées de Sodome (1785) et la Philosophie dans le boudoir (1795) du Marquis de Sade (1740-1814), apologie individualiste peut-être parodique du viol, de l’inceste, de la torture et du meurtre, encore censurée au milieu du XXe siècle ?
Peut-être nous faut-il d’abord réviser notre conception de la place qu’occupent les Lumières au XVIIIe siècle. Celles-ci ont souvent été présentées comme une source majeure de la modernité. En fait, « la modernité n’est pas le résultat des Lumières ; elle en est l’objet » (p. 257). Les philosophes des Lumières ont en effet questionné leur époque. Et cet autre legs du XVIIIe siècle, la médiatisation, ou l’émergence du public, a constitué la caisse de résonance de cette réflexion critique. On peut même évoquer une « révolution médiatique des Lumières » (p.184).
Or la Révolution a consacré l’avènement du peuple, de ce public parfois plus facilement réceptif aux modes fugaces et au « crédit » (p.197) – la réputation – que disposé à l’exercice personnel de la raison. Comment « articuler l’élitisme philosophique […] et l’horizon universaliste d’une pégagogie des Lumières » (p. 276) ? Celles-ci ont peut-être surtout révélé à la modernité les enjeux et les paradoxes de l’éducation.
Un autre impact des Lumières concerne la pratique historique. Les Lumières sont un fait culturel européen largement exporté dans le monde. Puisque l’histoire, comme « discipline savante » (p. 20), s’est construite en Occident sur le fondement des Lumières, l’historien non européen, nécessairement doté d’un esprit critique, peut-il élaborer un discours historique sans se revendiquer des Lumières, donc de l’héritage européen ?
On peut au moins dire que ce dernier a fourni les prémisses de la description ethnographique, en s’intéressant aux peuples indigènes, et une méthode critique permettant d’éviter les préjugés. En outre, la notion d’échanges, chère à l’historien Fernand Braudel (1902-1985), permet de ne pas réduire la civilisation à un bloc monolithique.
Enfin, le lien entre Lumières et modernité stimule encore la réflexion philosophique. Michel Foucault (1926-1984) s’est ainsi tardivement approprié la question d’Emmanuel Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». L’association de l’esprit critique et d’une volonté de transformation sociale le conduit à établir un lien entre certains philosophes du XVIIIe siècle et la figure de l’intellectuel engagé, qui se révèle à la fin du XIXe siècle lors de l’Affaire Dreyfus.
Selon Michel Foucault, les Lumières sont d’abord une « exigeante construction de soi » (p. 378), une attitude guidée par la recherche de la vérité. La modernité hérite donc des Lumières à travers l’exercice de cette aptitude à la critique et un positionnement éthique face au réel.
L’usage contemporain du terme « Lumières » tend bien souvent à réduire ce mouvement au triomphe de la raison critique, sans percevoir suffisamment sa diversité, sa « polyphonie » (p. 30).
Par ailleurs, les Lumières ne sont pas exemptes de contradictions. L’exemple français, principalement exploité dans cet ouvrage, révèle ainsi que cette pensée « éclairée » se donne pour objet une société déjà marquée par les grandes ruptures intervenues depuis le XVe siècle. Leur développement et leurs thèmes de prédilection doivent notamment être analysés en lien avec ces phénomènes nouveaux que sont la mondialisation des échanges et la médiatisation.
Les Lumières constituent donc une page spécifique de l’histoire culturelle. Si leur influence sur le mouvement révolutionnaire reste, aujourd’hui encore, un sujet de débats entre historiens, le thème de l’émancipation de l’individu et des sociétés à partir de principes rationnels demeure toutefois riche d’enseignements pour le temps présent.
L’ouvrage d’Antoine Lilti est, en premier lieu, un essai historiographique. Il ne s’agit donc pas, comme il en prévient lui-même le lecteur, d’une « histoire unifiée des Lumières » (p.32).
Par conséquent, ce livre ne saurait être lu comme une présentation générale d’un mouvement complexe. L’auteur rappelle que « l’histoire des Lumières n’est pas celle d’un héritage qui s’imposerait à nous comme une évidence, mais celle d’une longue transmission, faite de réinterprétations, de contresens, de redéfinitions. Étudier ces médiations historiques est la condition pour que l’actualité des Lumières soit autre chose que le nom d’une idéologie » (p.382).
Antoine Lilti a réservé, il est vrai, une place de choix aux thèmes qui avaient déjà retenu son attention dans des publications antérieures, en particulier l’importance de la médiatisation, de la célébrité, du rapport entre espace public et vie privée. Mais ce sont là, précisément, des axes novateurs. D’ailleurs, il suffit de consulter la bibliographie, très actualisée, que propose Antoine Lilti en notes de bas de page pour s’en rendre compte. L’exploitation d’une étude toute récente sur Louise d’Épinay le démontre.
Peut-être qu’une bibliographie générale en fin de volume aurait facilité la consultation des sources, mais l’index, très complet, pallie efficacement cette absence. L’organisation de l’ouvrage, en trois parties, est convaincante : parce que les Lumières développent une ambition universaliste qui constitue un regard nouveau sur la modernité, elles peuvent encore livrer une méthode et une grille de lecture politique et sociale du temps présent, à condition de prendre en compte leur ancrage historique et la tradition déjà longue de leur réception.
Le lecteur pourra peut-être regretter qu’il ne soit pas fait mention de quelques parutions récentes à propos de l’impact des Lumières sur la Révolution et les démocraties, notamment celles de Sophie Wahnich concernant l’importance de la sensibilité, un point très important lorsqu’il s’agit de saisir l’impact des Lumières sur le peuple comme un fait inhérent à la modernité. Toutefois, l’on ne peut être exhaustif sur ce sujet d’une brûlante actualité. Assurément, cet ouvrage d’Antoine Lilti ne peut être ignoré de celles et ceux qui s’interrogent sur le recours au concept de Lumières pour mieux comprendre la modernité.
Ouvrage recensé– Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2019.
Du même auteur– Avec Sabina Loriga, Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani (dir.), L’expérience historiographique. Autour de Jacques Revel, Paris, EHESS, 2016.– Avec Cécile Spector (dir.), Penser l’Europe au XVIIIe siècle. Commerce, Empire, Civilisation, Oxford, Voltaire Foundation, 2014.– Figures publiques. L’invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, 2014.– Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.
Autres pistes– Sophie Wahnich (dir.), La Révolution française, un événement de la raison sensible (1787-1799), Paris, Hachette, 2012 ; – Sophie Wahnich, L’intelligence politique de la révolution française, Paris, Textuel, 2013.