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En attendant les robots

de Antonio A. Casilli

récension rédigée parBarbara MerleJournaliste multimédia, Deug d’économie (Paris I Panthéon-Sorbonne), Maitrise de technique et langage des médias à Paris-Sorbonne.

Synopsis

Société

Lorsque l’on fait référence à l’Intelligence artificielle, l’IA, et à la robotisation, certains y voient un nouvel Eden émancipateur, d’autres, une machine broyeuse, en particulier du travail humain. Mais pour le sociologue Antonio A. Casilli, il est un bouleversement majeur dont on ne parle jamais : celui de l’apparition d’une nouvelle catégorie de travailleurs, celle du digital labor. Ce sont des millions de « tâcherons du clic », comme il les nomme, qui sont totalement exploités par le système imposé par l’IA. Le sociologue revisite ainsi les effets sur le monde du travail du développement de l’intelligence artificielle et du phénomène de la plateformisation qui en découle.

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1. Introduction

Ce qui intéresse tout particulièrement Antonio A. Casilli dans cet ouvrage, ce n’est pas tant le développement de l’IA que de comprendre cette nouvelle machine à produire en masse des petites mains de l’intelligence artificielle.

Pour l’auteur, les robots ne sont que des hommes et des femmes qui calculent. Derrière le robot, il y a toujours l’être humain. La question n’est donc pas tant de savoir si les robots vont remplacer l’homme, mais bien l’inverse, si les humains vont remplacer les robots. Il aborde également la réalité de ces millions de travailleurs précaires à travers le monde qui acceptent ces missions sous-payées et sous-valorisées.

À cause de l’explosion des plateformes numériques qui font appel à des utilisateurs-contributeurs non rémunérés ou sous-payés, n’assiste-t-on pas à l’éclosion d’une nouvelle ère, celle du « colonialisme numérique et i-sclavagisme » (p. 282) ? Il dénonce ainsi l’i-sclavagisme, une forme d’esclavagisme 2.0 due à la généralisation d’internet, provoquant l’émergence d’une forme inédite d’inégalités à l’échelle planétaire.

2. Les contours des plateformes numériques

Pour mieux comprendre comment sont employés ceux qu’il appelle les tâcherons du clic, le sociologue cherche d’abord à définir la notion de plateforme numérique. Cela paraît assez simple si l’on fait référence à la définition de base énoncée par le géographe-philosophe britannique Nick Srnicek : une infrastructure numérique qui met en relation au moins deux groupes d’individus.

C’est pourtant un univers beaucoup plus complexe qui s’est développé ces quinze dernières années, regroupant des entités très diverses, allant de Google, à Spotify, en passant par Airbnb ou Amazon Web Services. Antonio A. Casilli tient à préciser la terminologie : « …, il est possible de caractériser les plateformes comme des mécanismes multiface de coordination algorithmiques qui mettent en relation diverses catégories d’usagers produisant de la valeur. » (p. 64)

Les plateformes numériques du XXIe siècle ont aussi des caractéristiques propres à leur fonctionnement et à leur vocation : la coordination de plusieurs catégories d’acteurs, annonceurs, clients, usagers, un recours intensif aux données et métadonnées des usagers, la création de valeur produite par ceux-ci, des échanges basés sur la réciprocité. Elles sont ainsi une nouvelle variante de structures productives qui ont comme enjeu principal la captation de la valeur créée par les usagers. Et, bien sûr, un objectif lucratif. Car non seulement les produits et services circulent sur la plateforme, mais il y est mis en place des outils pour monétiser de nombreuses données dont elles disposent. Et ce qui reste de loin le plus rentable pour elles, c’est bien sûr de vendre l’ensemble des données utilisateurs à leur disposition à des marques ou à des régies publicitaires pour, entre autres, personnaliser la publicité.

Ce sont bien sûr les coordonnées personnelles des usagers, mais aussi, et peut-être surtout, leurs comportements, leurs habitudes, leurs activités, leurs goûts, leurs avis politiques… à travers tous les contenus que ces usagers partagent sur les différentes plateformes. Des photos, vidéos, conseils, avis, annotations, évaluations, et autres textes, qui pourront être extrêmement utiles à leurs propres clients.

3. Des nouveaux travailleurs, les « tâcherons du clic »

Pour l’auteur, la participation active des usagers est capitale pour les plateformes, car cela leur génère du flux, de la visibilité, mais également une quantité fructueuse de données à monétiser. Et ceux-là mêmes qui ajoutent de la valeur ajoutée sur ces plateformes se comptent par millions. Cette valeur ajoutée de contenu ne nécessite que très peu de compétences spécifiques puisqu’elle se constitue de simples clics (like, émoticônes…), de tous types de contenus multimédias, ou de services de base de proximité… Antonio A. Casilli définit ainsi trois types de digital labor générés par les utilisateurs pour les plateformes.

Le travail à la demande met en lien des clients en demande de services et des plateformes proposant des prestations réalisées par des travailleurs-employés précaires. Cette nouvelle économie des « petits boulots », en pleine explosion tant en termes de chiffre d’affaires que d’effectifs, se réalise dans des services de transport, de livraison, de service à la personne et s’incarne par des sites implantés à l’international comme Uber ou Deliveroo. Des entreprises qui font régulièrement la Une de l’actualité, attaquées pour leurs conditions de travail et d’emploi très controversées.

Dans ce type de digital labor, l’usager-prestataire effectue un travail ne requérant que très peu de qualifications, et dont le service est rémunéré soit sous forme de sous-traitance, soit en paiement horaire, voire en rémunération à la pièce. Des métiers ultra-précaires donc qui sont très éloignés du système réglementé des professions libérales.

Le microtravail est le deuxième type de travail digital. Le sociologue nomme ces microtravailleurs les « microtâcherons », ou plus poétiquement « les poinçonneurs de l’IA ». Ils réalisent de petites tâches standardisées à faible qualification que les machines ne peuvent pas effectuer : annoter des vidéos, trier des tweets, retranscrire des documents scannés, répondre à des questionnaires… Ils seraient des dizaines de millions à travers le monde et, bien sûr, recevraient en contrepartie des « micro » rémunérations, souvent aux frontières « grises » des réglementations du travail.

Enfin, le travail social en réseau, définit par Antonio A. Casilli, « se base sur la participation des usagers de médias sociaux tels que Facebook ou Instagram. Il s’agit de tâches souvent assimilées à du loisir, de la créativité ou de la sociabilité ». (p. 163) Dans ce cas, s’il est parfois incité par des gratifications en termes de réputation ou quelques contreparties monétaires ou commerciales, le travail réalisé n’est pas rémunéré en tant que tel.

4. Le Turc mécanique, la figure emblématique du microtravail

En 1769, le baron Wolfgang von Kempelen, ingénieur à la cour impériale de Vienne, présenta un automate joueur d’échecs en costume d’ottoman, un mécanisme soi-disant capable de jouer seul contre un adversaire humain. En fait, il s’agit un magnifique canular cachant un homme dans son meuble. Antonio A. Caselli fait référence à cet automate d’un autre siècle parce qu’il est « l’illustration parfaite de la façon dont le travail humain est crucial pour que les machines ne se limitent pas à seulement exécuter des instructions qui leur sont fournies, mais réussissent aussi à en donner à leur tour ». (p. 121)

Il fait là appel à la notion de machine learning, ou apprentissage automatique, une technologie d’intelligence artificielle permettant aux ordinateurs d’apprendre sans avoir été programmés pour cela, et qui exploite totalement l’écosystème du Big Data. Les ordinateurs ont alors besoin de données à analyser et sur lesquelles s’entraîner pour apprendre et se développer, « devenir plus intelligentes ».

Et pour l’auteur, s’il est un GAFAM qui s’est inspiré sans détour de cette image du Turc mécanique pour développer sa plateforme de microtravail, c’est Amazon. En lançant la plateforme web de crowdsourcing, Amazon Mechanical Turk, plateforme littéralement « approvisionnement des foules », Amazon vise à faire effectuer par des humains, contre rémunération, des tâches plus ou moins complexes. Elle met ainsi en lien des entreprises ou des particuliers, qui ont une masse de travail irréalisable par une seule personne ou par une machine, et de multiples travailleurs qui réalisent chacun une tâche simple.

On peut ainsi retrouver sur ce site une annonce faisant appel à plusieurs centaines de milliers de personnes pour transcrire deux lignes chacune. Pour l’entreprise, c’est gagnant-gagnant, puisque chaque tâche est très peu rémunérée, autour de 5 cts de dollars, selon une étude de 2015 pour la Conférence internationale du World Wide Web, que « cela lui coûte infiniment moins cher que vingt ans de salaire », et que ce travail peut être réalisé rapidement. Une micro-activité micro-rémunérée pour les nouveaux travailleurs « tâcherons du clic ».

5. Les robots auront toujours besoin des humains

Aux détracteurs du développement de l’IA, qui la considèrent comme un risque majeur pour le travail en supprimant des millions d’emplois, Antonio A. Casilli répond que la réalité est peut-être tout autre. Comme l’exprimait déjà le philosophe de la première moitié du XXe siècle, Ludwig Wittgenstein « les machines ne peuvent exister sans le concours des humains prêts à leur enseigner comment penser ». (p. 32) Parce qu’il existe encore aujourd’hui un véritable malentendu aux yeux du sociologue.

Lorsque l’on parle d’IA, de machines intelligentes, on imagine qu’elles seraient capables de s’autonomiser seules, en dehors de toute intervention humaine, grâce uniquement à leurs acquis cognitifs. Faux, rétorque Caselli. Elles ne sont qu’un semblant d’intelligence, « l’ordinateur affiche de l’intelligence, mais celle-ci n’est qu’un effet de l’exécution mécanique d’instructions qui lui sont données ». (p. 33)

C’est dans ce contexte de robotisation que le monde du travail va être modifié en profondeur. Selon Antonio A. Caselli, plus qu’à la fin du travail, nous allons assister à un phénomène d’éclatement du travail tel que nous le connaissions jusqu’alors. D’un côté, les tâches automatisées pourront (peuvent déjà) remplacer des postes humains. C’est ce qu’il nomme les laissés-pour-compte de la société informatique. De l’autre, nous assistons à un recours en masse de métiers hyperspécialisés, hyperqualifiés, nécessitant une forte création de valeur intellectuelle. Pour étayer cette réalité, il met en avant un rapport datant de 2017 du bureau des statistiques du Bureau du travail américain.

D’une part, l’automatisation connaît un net ralentissement, avec des gains de productivité qui ne dépassent pas les 1%, d’autre part, les robots n’auraient pas d’effets sur l’emploi global en termes de nombre total d’heures travaillées.

Entre 2017 et 2020, entre 450 000 et 800 000 emplois devraient être créés au niveau mondial grâce à ces technologies, selon l’autre rapport de l’International Federation of Robotics. Encore faut-il, selon le sociologue, créer un cadre légal du travail spécifique pour rationaliser le nouveau marché de l’emploi créé par les géants du Web et pour donner aux travailleurs du digital de véritables droits. La « guerre » de l’Homme face aux robots n’est donc pas perdue d’avance….

6. Conclusion

Pour le spécialiste des réseaux sociaux, le développement de l’IA et de ses multiples plateformes, loin du nouvel Eden ou, à l’inverse, du monde dystopique que l’on nous présente trop souvent, modifie en profondeur l’organisation du marché du travail. Nous assistons, en effet, à une précarisation de millions de nouveaux travailleurs du web, en France, comme dans tous les pays occidentaux. Dans les pays en voie de développement, ces plateformes internationales y trouvent une main-d’œuvre déjà très bon marché.

Au-delà de la précarisation salariale, une précarisation des statuts est en cours, avec des contrats de travail souvent aux frontières de la légalité. Des travailleurs éparpillés dans les nimbes de la webosphère qui, sauf à quelques exceptions près, ne peuvent se regrouper pour avoir accès à des conditions de travail et de rémunération acceptables. La réalité du digital labor est donc bien sombre.

Derrière les machines, l’homme est toujours présent, mais ces travailleurs du Net sont une nouvelle typologie de travailleurs, à la fois dans le monde du travail et hors monde du travail tel qu’on le connaissait jusqu’alors.

7. Zone critique

C’est un ouvrage très documenté qu’a réalisé le sociologue Antonio A. Casilli. C’est une mine d’informations pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la question de l’intelligence artificielle et à la robotisation de nos sociétés.

Ce qui est également passionnant dans cet ouvrage, c’est que l’auteur revisite ce que de nombreux usagers considèrent comme du loisir, à savoir leur participation active à la vie du net. Ce que l’on fait passer pour du plaisir-loisir, à travers ce qu’il appelle le travail social en réseau, serait bel et bien du travail caché non rémunéré. Cela questionne ainsi nos sociétés sur la définition même du travail, et de ce qui doit être rétribué comme tel ou non. Une réflexion au niveau international paraît ainsi nécessaire afin de mettre en place de nouvelles législations du travail.

C’est peut-être Dominique Méda, directrice de l’Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales à l’université Paris-Dauphine, qui résume, dans la postface, le plus simplement le livre : « Au terme de cette plongée dans les coulisses de l’automation, dans l’arrière-fond des plateformes, dans les cuisines mondiales des fermes du clic, impossible de croire encore à la disparition du travail. » (p. 320)

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Le Seuil, 2019.

Du même auteur

– Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité, Paris, Seuil, 2010.– Qu’est-ce que le Digital labor ? avec Dominique Cardon, Paris, Editions de l’INA, 2015.– Le phénomène « pro-ana » avec Paolo Tubaro, Paris, Presses des Mines, 2016

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