Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Antonio A. Casilli
Les « liaisons numériques » sont-elles les nouvelles Liaisons dangereuses ? On pourrait le penser, tant les mondes numériques focalisent les critiques, accusés d’aliéner les usagers et de défaire les liens sociaux. À rebours de ces angoisses, Antonio Casilli montre toute la matérialité humaine qui habite le numérique, de la création de territoires virtuels aux traces corporelles, en passant par les amours et amitiés en ligne. Le monde des médias de masse a certes été chamboulé par Internet, mais l’univers social, lui, ne se laisse pas facilement vider et encore moins mourir.
La question est souvent posée des effets d’Internet sur notre société, mais celle, inverse, des effets de notre société sur Internet l’est trop peu. Cet ouvrage s’emploie à dépasser certains préjugés entourant le numérique, notamment en ce qui concerne les expériences des usagers. Explorant les territoires de Second Life, parcourant les sites de rencontre, naviguant parmi les trolls des commentaires,
Antonio Casilli déconstruit minutieusement l’idée qu’Internet serait un vaste espace purement virtuel, royaume de la dématérialisation. Il montre, au contraire, tout le tissu social qui sous-tend le média. Car, sans surprise, le « réseau des réseaux » apporte à la société… du réseau. Il en apporte tout d’abord dans la gestion des territoires, en créant des passerelles entre la sphère publique et la sphère privée, mais aussi en produisant un continuum d’expressions corporelles, du corps organique à l’avatar en ligne, et en reconfigurant par leur éclatement les liens entre les individus et les groupes.
L’avènement du numérique n’a pas été sans effet sur la structuration de la société. Cela fait deux siècles environ que celle-ci s’est scindée en deux sphères distinctes, l’une privée, royaume de la famille et de la domesticité, et l’autre publique, réservée au travail et à la socialisation amicale et surtout professionnelle. Les ordinateurs, en arrivant dans les foyers, ont créé un pont entre ces deux univers, ouvrant une fenêtre sur le monde extérieur, mais fracturant aussi le coffre-fort des données privées. Les critiques n’ont pas tardé. À mesure que les machines se miniaturisaient, devenant portatives et individualisées, s’est installée l’idée qu’elles produiraient en réalité une isolation forte des individus et une publicisation inquiétante de leurs données personnelles.
Antonio Casilli rappelle à ce sujet que si la surveillance des États sur les citoyens est bel et bien une menace, elle est exacerbée par les origines militaires d’Internet, qui créent autour du média l’imaginaire d’un potentiel « Big Brother » orwellien. De fait, ces réagencements historiques entre sphère publique et sphère privée posent des problèmes de privacy, c’est-à-dire de données concernant la vie privée. Cela relève non seulement du droit à la vie privée, du droit à la tranquillité (ne pas être importuné par des publicités ciblées), mais aussi du droit à l’oubli (se prémunir contre la possibilité de voir resurgir des données datant de cinq, dix ou vingt ans).
Face à ces combats, Antonio Casilli avance que les usagers ne se laissent pas béatement déposséder : s’ils sont structurellement désavantagés (comment lutter, seul, contre les interminables « Conditions générales d’utilisation » de Facebook ou de Twitter ?), ils réagissent au quotidien par la restriction des accès à leurs pages et leurs contenus. Il défend également l’idée que la surveillance ne se fait pas simplement du haut vers le bas (des grandes entreprises sur les usagers), mais que les utilisateurs eux-mêmes intériorisent ces mécanismes pour développer une « surveillance participative ».
Le paradoxe est curieux, mais il est bien réel : pour naviguer dans la traçabilité des données, les usagers sont enjoints de prioriser ce qu’ils acceptent, plus ou moins gaiement, de rendre public afin de participer à ces mondes numériques qu’ils convoitent.
Si Internet prend racine dans un monde militaire qui, en pleine guerre froide, souhaitait relier ses bases, son expansion dans le monde civil relève non pas tant de la prouesse technique qui consiste à créer un « super-réseau » que de la quantité de contenus qui y est gratuitement disponible. Ce sont bel et bien les individus, dotés de compétences parfois très développées dans le domaine de l’informatique, de l’écriture ou du graphisme, qui font vivre le média en le nourrissant de logiciels, de textes et d’images. Ce foisonnement de pratiques se produit sur la logique du don, amenant bon nombre de chercheurs à faire le lien entre les mondes numériques et les mondes tribaux étudiés par l’anthropologue Marcel Mauss, où les jeux de don et de contre-don créent du lien social et conditionnent la paix entre les groupes.
En ce sens, les tentatives d’encadrement de la propriété intellectuelle comme la loi Hadopi ne seraient, pour Casilli, que des combats d’arrière-garde, des réactions bien trop tardives à une prolifération des contenus déjà hors de contrôle. Attention, toutefois : il ne s’agit pas d’une caractéristique inhérente à Internet, mais bien d’effets de lutte entre, d’un côté, des groupes visant à contrôler les droits (au premier rang desquels les États et les industries culturelles et numériques) et, de l’autre, des individus qui y répondent par l’ouverture des contenus et des canaux sur lesquels faire circuler ces contenus. Ces personnes peuvent être réunies en groupes, parfois même structurées en organisations politiques, mais elles peuvent tout autant agir de façon plus triviale, par exemple lorsqu’elles diffusent à petite échelle des mp3 ou des photos.
Il est certainement trop tôt pour imaginer que la législation relative à la propriété intellectuelle mourra sous ces effets d’ouverture par les usagers, et il y a fort à parier que les États et les industries culturelles et numériques disposent de ressources fortes pour se protéger. Néanmoins, ce sont bien des enjeux de communautés, de solidarité et de partage qui sont ainsi soulevés par ces dons et contre-dons en ligne.
À ce titre, il s’agit là d’un des premiers arguments forts à opposer aux tenants d’un délitement de la société par le virtuel. Les usagers tirent des avantages de leur participation en ligne : ils bénéficient eux-mêmes d’accès d’autant plus facilités qu’ils ont participé à les ouvrir (à l’instar du partage sur BitTorrent) ; ils jouissent aussi d’une reconnaissance sociale (grâce aux réseaux sociaux) ; enfin la participation individuelle à un projet collectif donne un sens d’efficacité (Wikipédia en est un bon exemple).
Antonio Casilli place ainsi Internet sur le même plan que le courrier ou le téléphone, que personne n’accuse d’isoler les individus. Tous sont des techniques de communication permettant de créer du lien ou de le continuer à bas coût. De plus, le capital social, c’est-à-dire la richesse de notre réseau de connaissances, est aujourd’hui produit aussi en ligne. Les réseaux sociaux sont les territoire de nos liens familiaux, amicaux et professionnels, et peuvent même accueillir la construction de couples voire de familles. La vraie question est donc ailleurs. Elle ne consiste pas à se demander si le lien social perdure ou n’existe plus, mais de s’interroger sur l’évolution des types de liens sociaux.
On réalise alors qu’avec l’ajout des contacts sur Internet, les individus développent une forte sociabilité, mais avec des liens plus faibles : ils fréquentent une foule de gens, sans que les rapports sociaux soient vraiment contraignants.
Cette structuration sociale succède à un type de société plus communautaire, où les individus avaient au contraire une sociabilité faible, mais avec des liens forts, c’est-à-dire peu de rapports sociaux, mais solides : typiquement, un cercle familial auquel il est difficile de se soustraire. Cette sociabilité persiste, mais, aux seuls liens concentrés de la communauté, succèdent les liens éclatés de la « glocalité » : le capital social panache aujourd’hui liens faibles (« global ») et liens forts (« local »).
On retrouve finalement en ligne les règles basiques du contrat social, et Internet apparaît largement capable de produire et de préserver la cohésion sociale. Ce média n’est pas une zone de non-droit, où morales sociales et individuelles s’effaceraient. Des composantes importantes de la socialité, comme le partage, la reconnaissance et la confiance, en sont aux fondements.
Les luttes en ligne pour la gestion du savoir sur Wikipedia sont un territoire idéal pour analyser ces effets complexes de confiance entre les contributeurs. La confiance est basée sur la reconnaissance du travail intellectuel accompli et sur le réseau des usagers, au point que le capital social d’un auteur a un impact fort sur les contenus collectivement acceptés ou remaniés.
À l’opposé de ces contributions positives, les trolls, ces personnes qui publient activement des commentaires désobligeants, outranciers, voire insultants, pour créer un climat délétère, sont vite sanctionnés. Les punitions sociales existent donc aussi en ligne. Ponctuelles, elles ne sont que rarement le fait d’une autorité coercitive comme la police. Elles sont du ressort de la communauté des internautes, ce qui participe à construire la structure sociale en ligne, en identifiant les acteurs socialement désirables ou indésirables.
Si l’on peut concevoir que les liens sociaux se poursuivent en ligne, le problème du corps à l’ère du numérique reste épineux. Pour beaucoup, le développement massif de la communication à distance signe l’arrêt de mort des sensations, des émotions du face-à-face. Antonio Casilli défend là encore une position tout opposée. Le corps n’a pas disparu dans ces échanges dits dématérialisés, d’abord et avant tout parce que le virtuel n’équivaut pas à la disparition de la matière, qu’elle soit technologique ou humaine : le réseau Internet repose sur des intrications très concrètes de câbles et autres composants électroniques. De fait, le corps est omniprésent dans les discours en ligne, allant des questionnements autour de sa « normalité » ou de sa bonne santé, jusqu’aux nouvelles formes de plaisir sexuel.
Les sociétés désincarnées ne sont donc pas prêtes d’advenir, même si les corps eux-mêmes changent, évoluent, mutent, en même temps que notre rapport à eux. Antonio Casilli propose de catégoriser en trois niveaux les traces corporelles en ligne : monodimensionnelle, bidimensionnelle et tridimensionnelle. Les premières renvoient à la simple mention du nom d’utilisateur ou de l’adresse email. À la façon des noms et prénoms de l’état civil traditionnel, elles nous renseignent déjà sur l’identité de la personne : une « loulougoth94 » ne convoque pas les mêmes images que « hubert.delasoudiere@aeronautorique.gouv.fr » ! Les secondes renvoient aux descriptions corporelles écrites ou audiovisuelles, à l’instar des photos de profil, qu’il s’agisse de photographies de la personne ou de personnages de la culture populaire. Enfin, les troisièmes renvoient aux avatars de jeu vidéo et personnages d’univers virtuels comme Second Life.
Si le corps semble avoir disparu, c’est parce qu’il s’est déplacé et que, faute de le suivre, il ne reste souvent au spectateur critique qu’à contempler avec regret la place laissée vacante. Mais pour celui qui se donne la peine de le retrouver ailleurs, il est évident qu’à mesure que les individus ont investi les nouveaux mondes numériques, ils ont emmené avec eux leurs interrogations, espoirs et angoisses corporelles.
De fait, non seulement les traces virtuelles du corps sont légion, mais elles sont aussi ce qui a fait le succès d’Internet : l’ancrage historique du média dans les foyers aurait été impossible s’il en était resté à l’état de pur annuaire d’informations. Ce sont bien les partages de photos ou les avatars de jeux vidéo qui ont permis aux usagers de se projeter en ligne.
Plutôt que de s’interroger sur la disparition des corps, Antonio Casilli préfère ainsi recadrer le débat sur les espoirs investis par les individus dans ces traces corporelles en ligne. Que nous disent-elles des fantasmes sociaux autour du corps ?
Dans les jeux vidéo, l’absence de vieillissement des avatars, la possibilité de les moduler à loisir, voire les options plus farfelues pour s’affranchir de la gravité ou s’offrir l’invulnérabilité sont des pratiques virtuelles qui témoignent de la richesse des imaginaires sociaux autour de ce qu’un corps peut faire ou ne pas faire, des limites que l’on souhaite repousser et de celles que l’on n’ose pas franchir. L’exemple est parlant de la « cabine à suicides » de Second Life que tout le monde ne va pas emprunter… alors même, d’ailleurs, qu’elle ne tue pas véritablement l’avatar, mais le renvoie simplement chez lui.
L’investissement personnel en ligne intègre des descriptions corporelles plus ou moins détaillées, permettant de se mettre socialement en scène. C’est là l’opportunité de prendre du recul sur ses façons de vivre et d’élaborer un récit de soi, ce qui a des effets sur l’estime personnelle. Dans la même veine, le rapport entre corps, médecine et Internet est un bon exemple de ce renouvellement. Les cabinets médicaux sont aujourd’hui remplis de patients très informés, arrivant auprès du médecin non simplement avec la liste de leurs symptômes, mais avec une opinion préformée grâce à la consultation de sites de vulgarisation médicale. L’ouverture des informations encourage les individus à prendre leur santé en main, à vouloir être considérés comme des acteurs de leur santé, et non comme des systèmes de cellules et d’organes qu’un expert viendrait réparer.
Aussi, plutôt que d’opposer corps virtuel et corps organique, Casilli plaide pour saisir ce que la matérialisation du corps virtuel, en tant que fantasme du corps réel, produit comme interactions entre les deux, et conséquemment comme effets sur le corps organique. Pour autant, n’imaginons pas que le corps en ligne échappe aux effets sociaux, s’affranchissent des pressions ou des solidarités de groupe : par trois études de cas, Antonio Casilli montre combien le discours des autres est crucial dans l’image de son propre corps (ainsi, dans les communautés pro-anorexiques), comme il peut être vital pour un individu d’échapper aux jugements sur son apparence (c’est le cas de la présentation de soi des personnes handicapées) ou à quel point les institutions classiques résistent (les médecins ne se laissent pas facilement déposséder de leur pouvoir par les sites de vulgarisation).
En s’attachant à déconstruire toutes ces idées reçues, Antonio Casilli montre bien que les mondes sociaux et virtuels ne sont pas des vases communicants : les espaces physiques ne disparaissent pas au gré de la construction de territoires numériques, pas plus que ne mutent en pixels les corps organiques ou ne s’effritent en code binaire les relations sociales.
Il n’y a ni mort ni révolution, mais reconfigurations, et ce sont celles-ci qu’Antonio Casilli appelle à comprendre en détail : d’abord, les sphères publique et privée sont davantage mises en communication, avec des enjeux très contemporains sur les données personnelles ; ensuite, les corps trouvent un nouveau registre d’expression dans la construction de textes et d’images qui offrent une grande réflexivité ; enfin, les liens sociaux traditionnels de la famille, des amis et des collègues restent présents, mais s’enrichissent de nouvelles dynamiques plus éclatées et moins contraignantes pour l’individu.
L’exploration des traces corporelles en ligne est sans conteste l’apport majeur de l’ouvrage, en ce qu’elle éclaire d’un jour nouveau les performances corporelles des individus en ligne et leurs effets sur la façon de s’approprier ou se réapproprier leurs corps.
Casilli évite ainsi l’écueil classique d’une « Révolution Internet » pour privilégier une pensée complexe, sans cesse en équilibre : entre la société et les médias, avant et après Internet, avec et sans la dématérialisation.
Ouvrage recensé– Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2010.
Du même auteur– Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Le Seuil, 2010.– Patrice Flichy, L’Imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001.– Henry Jenkins, La Culture de la convergence, Paris, Armand Colin, Coll. Médiacultures, 2010.– Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture. Steward Brand, un homme d’influence, Caen, C&F Editions, 2012.