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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

L’erreur de Descartes

de Antonio R. Damasio

récension rédigée parC. Piraud-Rouet

Synopsis

Psychologie

Loin d’en être antinomique, comme l’assure une croyance fermement ancrée en sciences depuis René Descartes, la rationalité a tout à voir avec les émotions. Être rationnel, ce n'est pas se couper de son émotivité. Sans celle-ci, le cerveau serait même incapable de fonctionner, a fortiori pour mener les raisonnements les plus « froids » et les plus rationnels. À la base de ce fonctionnement, Antonio R. Damasio lance une hypothèse, celle des marqueurs somatiques, liens entre les émotions et le corps. Un essai de neurologie déjà classique, sous la plume de l'un des plus grands spécialistes et théoriciens mondiaux du cerveau.

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1. Introduction

Dans cet essai paru en 1994, le neuropsychologue Antonio R. Damasio effectue la synthèse de plusieurs années de recherche, de collaboration avec divers spécialistes, de pratique clinique et de réflexion. Objectif de ce livre, pensé comme une « conversation » sur les arcanes de l’esprit humain : nous aider à saisir les liens entre l'émotion, l'exercice de la raison et le cerveau. Son postulat : le dualisme posé au XVIIe siècle par le philosophe français René Descartes entre raison et émotions, entre esprit et âme, entre cerveau et corps, apparaît être une erreur.

Sur la base de l’analyse de plusieurs cas de patients souffrant de lésions de la zone ventro-médiane du cortex préfrontal, il entend montrer à quel point les émotions et les ressentis corporels font partie intégrante des processus de raisonnement et de prise de décision. Le tout, sur la base d’interactions aussi nombreuses que complexes.

2. Le rôle crucial de la capacité émotionnelle dans le processus de raisonnement

Contrairement à ce qu’indique la conception classique cartésienne, les émotions font partie intégrante des processus de raisonnement et de décision. Le système de raisonnement est une extension du système émotionnel automatique, l’émotion jouant des rôles divers dans le processus de raisonnement, de manière avantageuse ou néfaste selon les circonstances de la décision et l’histoire passée de celui qui décide. L’émotion joue un rôle dans l’intuition, processus cognitif rapide grâce auquel nous parvenons à une conclusion sans avoir conscience de toutes les étapes logiques qui y mènent. Les émotions nous aident à formuler un jugement moral, pour nous prononcer sur l’avenir d’une relation personnelle ou former des projets.

L’affaiblissement de la capacité à réagir émotionnellement peut également être à la source de comportements irrationnels. Damasio en prend pour preuve le cas de Phinéas Gage, un ouvrier qui travaillait dans la construction des chemins de fer de l’Ouest américain au siècle dernier et qui fut victime d’un grave accident : une barre à mine lui traversa la boîte crânienne au niveau de la région préfrontale (ventro-médiane).

S’il sortit miraculeusement vivant de ce drame, Gage avait changé radicalement de personnalité : à la suite de l’accident, il devint asocial et très maladroit dans ses choix de vie. En étudiant les conséquences neuropsychologiques de la lésion cérébrale de Gage, Damasio montre que celui-ci avait perdu le respect des conventions sociales et des règles morales antérieurement apprises, alors même que ni ses fonctions intellectuelles fondamentales ni son langage n’avaient semblé compromis.

Un autre patient, Eliott, cette fois étudié directement par l’auteur, a subi un changement radical de personnalité à la suite de l’ablation d’une tumeur dans la même zone, alors que ses capacités mentales étaient intactes. Il était désormais incapable de prendre les bonnes décisions, de faire des choix logiques et judicieux, de s’organiser au quotidien. Qui plus est, il était conscient des résultats désastreux de ses décisions, mais incapable d’en tirer les leçons. Les hypothèses concernant le cas d’Eliott ont été renforcées par des tests sur 12 patients porteurs de lésions préfrontales du même type.

3. Comment fonctionnent les mécanismes cérébraux, innés ou acquis

Antonio Damasio se porte en faux par rapport à l’idée souvent avancée selon laquelle le cortex serait LE centre névralgique du raisonnement. Il avance l’idée que la faculté de raisonnement dépend en réalité de plusieurs systèmes de neurones œuvrant de concert à de nombreux niveaux de l’organisation cérébrale, et non pas d’un seul.

Son argument ? Il n’existe aucune région dans le cerveau humain qui soit équipée pour traiter simultanément les représentations fournies par toutes les modalités sensorielles. Selon lui, l’intégration mentale globale est plutôt le fruit de la coopération entre plusieurs systèmes, issus de régions cérébrales séparées.

Les informations relatives aux faits, nécessaires au raisonnement et à la prise de décision, viennent à l’esprit sous forme d’images perceptives de rappel d’un passé réel ou d’un futur qui aurait pu être.

Mais dans les deux cas, produites par le cerveau. Il ne s’agit pas d’images ou de films stockés : du fait de l’énorme masse de connaissances que nous accumulons tout au long de notre vie, cela poserait des problèmes insurmontables de stockage et de recherche de l’information. L’auteur pense que ces représentations sont élaborées de façon transitoire par le cerveau. Comme elles ont été acquises par apprentissage, on peut donc dire qu’elles constituent des souvenirs. Ces images sont localisées dans plusieurs cortex d’association sensoriels (visuels, auditifs, etc.). Selon Damasio, « les images sont probablement les matériaux principaux à l’origine des processus de pensée » (p.154).

Les informations innées correspondent à des représentations potentielles siégeant dans l’hypothalamus, le tronc cérébral et le système limbique (structure du système nerveux central comprenant notamment le gyrus cingulaire et deux ensembles de noyaux : l’amygdale et les structures de base du télencéphale) : il s’agit des commandes biologiques, nécessaires à la survie (pulsions et instincts divers). Ces circuits poussent les individus à se comporter d’une manière particulière, consciemment ou non, pour assurer leur survie. Les informations acquises siègent, elles, dans les cortex de niveau élevé et dans de nombreux noyaux de matière grise. Elles sont liées au raisonnement, à la planification de l’action, à la créativité, d’autres contiennent règles et stratégies qui nous permettent de manipuler ces images.

Damasio pose l’hypothèse qu’il existe une voie neuronale entre ces deux types de régulation, innée et élaborée. Et que des mécanismes biologiques se profilent derrière les comportements humains dans leur ensemble, même les plus sublimes, tels que l’amour, l’amitié ou l’altruisme.

4. Le corps, indispensable cadre de référence des processus neuronaux

Le corps fournit un contenu fondamental aux représentations mentales. Celui-ci constitue le cadre de référence de notre représentation du monde. Corps et cerveau interagissent aussi très fortement avec l’environnement, via les mouvements du corps et les appareils sensoriels (cinq sens). Ce qui nous place en mesure d’interpréter les messages arrivant dans les cortex sensoriels fondamentaux, et donc de formuler des stratégies de raisonnement et de prise de décision. Ainsi, le fait d’exister précéderait celui de penser, contrairement à ce qu’indique la pensée cartésienne, et symbolisé par le fameux : « Je pense, donc je suis ».

Damasio énonce trois arguments phares pour appuyer cette idée. Primo, le cerveau humain et le reste du corps constituent une entité globale (l’organisme), dont le fonctionnement intégré est assuré par des circuits de régulation neuronaux et biochimiques mutuellement interactifs (impliquant aussi les systèmes endocrinien, immunitaire et nerveux autonome). Secundo, l’organisme interagit avec l’environnement comme une seule entité : le corps et le cerveau dans un même mouvement. Tertio, les processus psychologiques que nous appelons « mentaux » sont en fait l’émanation de ce tout, fonctionnel et structurel, et non celle du seul cerveau.

Damasio fournit plusieurs exemples concrets de cette interdépendance corps-cerveau. La tristesse et l’anxiété peuvent altérer la régulation des hormones sexuelles, entraînant non seulement des changements dans le domaine des pulsions sexuelles, mais également dans celui du cycle menstruel. De même, le deuil peut entraîner un affaiblissement du système immunitaire, pouvant parfois mener à la survenue d’un cancer.

La consommation d’excitants ou de psychotropes peut altérer le fonctionnement du cerveau. Dans le corps de tous les mammifères, y compris l’homme, l’ocytocine, ou « hormone de l’amour », notamment diffusée en forte quantité lors de l’accouchement (mais aussi d’un orgasme), agit sur toute une série de comportements tels que le toilettage, la locomotion, les comportements sexuels et maternels.

5. Le rôle des émotions primaires et secondaires

Il existe deux sortes d’émotions. D’abord, les émotions primaires, que nous ressentons très tôt dans la vie, et dont l’expression ne requiert sans doute pas plus qu’un mécanisme préprogrammé : joie, colère, tristesse, peur, dégoût… Ces émotions sont traitées par une structure faisant partie du système limbique, par exemple l’amygdale. Ensuite, les émotions que nous éprouvons en tant qu’adultes, dont le mécanisme a été élaboré progressivement (émotions secondaires), comme l’euphorie, l’extase, la mélancolie, le remords, l’embarras ou le désenchantement. Elles, traitées par le néocortex.

Le neurobiologiste estime que la perturbation concernant les patients souffrant de lésions préfrontales touche aux émotions secondaires. Ils peuvent exprimer des émotions primaires, c’est pourquoi, au premier abord, leur réactivité émotionnelle peut sembler intacte. Au contraire, les patients atteints de lésions du système limbique montrent un déficit bien plus important, touchant aux deux types d’émotions.

S’ajoute à ces émotions une perception de l’arrière-plan du corps, qui est celle de la vie elle-même, de la sensation d’être, dont les états sont moins variés que ceux des émotions. Cette perception correspond plutôt à l’état du corps tel qu’il se présente entre les émotions : elle s’apparente au concept d’humeur, plus ou moins bonne. Les individus atteints d’anosognosie (trouble neuropsychologique qui fait qu'un patient atteint d'une maladie ou d'un handicap ne semble pas avoir conscience de sa condition) ne peuvent percevoir l’état présent du corps, et particulièrement l’état d’arrière-plan.

Hypothèse de Damasio : cette représentation corporelle de l’environnement a présidé au développement des processus cérébraux-mentaux. Les représentations fondamentales du corps en train d’agir constitueraient un cadre spatial et temporel sur lequel les autres représentations pourraient s’appuyer. Elles jouent aussi un rôle dans le phénomène de la conscience, ou ce que l’auteur appelle « la base neurale du moi ».

6. L’hypothèse des marqueurs somatiques

Comment sélectionnons-nous les images se déroulant dans notre champ de conscience lorsque nous sommes confrontés à un choix complexe ? L’auteur formule l’hypothèse des « marqueurs somatiques ». À savoir une réaction du corps (par exemple, une sensation désagréable au creux de l’estomac), qui fait office de signalement d’un danger, incite à rejeter automatiquement telle option et à choisir d’autres alternatives. Ou, qui, au contraire, s’il est positif, représente un encouragement.

Les marqueurs somatiques accroissent la vitesse et l’efficacité du processus de décision. Ils représentent un cadre particulier de la perception des émotions secondaires, particulièrement importantes dans le cadre des relations interpersonnelles et lorsqu’on doit prendre une décision aux conséquences immédiates négatives, mais positives à plus long terme, par exemple consentir à des sacrifices financiers pour aboutir à une situation améliorée par la suite.

Le comportement altruiste fonctionne à plein sur cette base. Comme les émotions secondaires, les marqueurs somatiques sont acquis par le biais de l’expérience individuelle et, comme celles-ci, ils sont avant tout le fait du cortex préfrontal. Ils peuvent se manifester de façon consciente ou non. Si le cerveau ou la culture sont déficients au départ, ce qui est le cas pour les patients souffrant de lésions du lobe préfrontal, les marqueurs somatiques ne fonctionneront pas correctement. Et les choix rationnels ne seront pas au rendez-vous.

Ces marqueurs somatiques ne sont toutefois pas suffisants pour expliquer l’ensemble de la faculté de raisonnement. Selon Damasio, trois grands mécanismes principaux interagissent dans le processus d’un raisonnement appliqué à une vaste gamme de scénarios : celui des états somatiques automatiques, qui exercent une pression d’orientation ; celui de la mémoire de travail ; celui de l’attention. Les marqueurs somatiques apportent les critères nécessaires au classement des différentes options.

7. Conclusion

Au final, quelle a été l’erreur de Descartes ? Celle d’avoir instauré une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, mû par des mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre. Erreur qui a notamment entraîné celle de certains spécialistes des neurosciences, qui ont pensé que l’on pouvait tout expliquer à partir des mécanismes du cerveau, sans prendre en compte ni le corps ni l’environnement.

Cependant, pointe Damasio : « Il n’y a pas de réponse unique à l’énigme du cerveau et de l’esprit, mais plutôt de nombreuses réponses, liées aux innombrables composantes du cerveau qui existent à ses nombreux niveaux d’organisation anatomique. » (p. 349) Cette idée de séparation corps-cerveau a également handicapé la médecine occidentale, qui a longtemps considéré à la marge la psychologie dans son approche du traitement des pathologies. Or un tel cloisonnement a été remis en question, notamment par les recours à l’effet placebo, mais aussi par le phénomène de somatisation.

8. Zone critique

Un ouvrage de référence, qui réconcilie la médecine occidentale avec une approche holiste (globale) qui lui a tant manqué depuis Descartes. Antonio R. Damasio est l’un des fondateurs de la neuropsychanalyse, un courant créé il y a une vingtaine d’années par des scientifiques refusant la prépondérance de l’approche uniquement sociale de la psychanalyse, d’une part, et celle basant tout sur les mécanismes neurologiques, comme la neuroscience, d’autre part.

Passés les premiers chapitres décrivant le cas Philéas Cage et d’autres cas cliniques, qui se lisent comme un roman, la lecture en est cependant assez aride et pourra lasser le lecteur non averti. Par ailleurs, le domaine de la neuropsychologie évoluant très vite, il est conseillé d’approfondir le sujet avec les ouvrages ultérieurs de Damasio et avec les dernières parutions en la matière.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Odile Jacob, 1994.

Du même auteur– Le sentiment de soi : corps, émotion, conscience, Odile Jacob, 1999– Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, 2003

Autres pistes– Catherine Belzung, Neurobiologie des émotions, UPPR, 2017.– Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, Fayard, 2012.– Boris Cyrulnik (direction), Comment fonctionnent nos émotions, Philippe Duval Editions, 2015.

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