Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arlette Farge & Michel Foucault
Les idées reçues sont tenaces : la lettre de cachet, sous l’Ancien Régime, passe aujourd’hui encore comme l’exemple même du bon plaisir royal servant à enfermer nobles infidèles ou grands vassaux désobligeants. Emblème de l’arbitraire, elle serait un moyen d’éliminer l’ennemi du pouvoir sans autre forme de procès, au point que l’histoire a fait d’elle le symbole du déclenchement de la Révolution française. Analysant les archives de la Bastille pour la période allant de 1728 à 1758, Arlette Farge et Michel Foucault dévoilent une facette méconnue de ces lettres de cachet, parfaitement admises dans la société et sollicitées par les plus humbles pour tenter de résoudre les différends familiaux, en dernier recours. Quand tout a été essayé, l’enfermement sur décision royale semblait être la seule solution.
Arlette Farge a étudié la vie de la rue dans le Paris du XVIIIe siècle, Michel Foucault les procédures de l’enfermement depuis le XVIIe siècle jusqu’à la Révolution. Tous les deux ont ainsi manipulé les archives de la Bastille, principalement composées d’épais dossiers de police, et conservées à la bibliothèque de l’Arsenal.
À la lecture de ces documents, ils ont été frappés par le très grand nombre de ceux qui concernent des lettres de cachet, définies comme des « lettres écrites par ordre du Roi, contresignées par un secrétaire d’État et cachetées du cachet du Roi ». Plus précisément, il s’agit souvent de suppliques adressées soit au lieutenant de police, soit directement à la Maison du roi pour obtenir du souverain un « ordre » restreignant la liberté d’un individu (une résidence forcée, un exil, et plus fréquemment un enfermement).
Dans la plupart des cas, ces demandes étaient formulées pour des affaires de famille, privées, et concernaient surtout des milieux modestes. Elles permettent ainsi d’entrevoir la vie quotidienne des classes populaires de Paris à l’époque de la monarchie absolue, et le désordre des familles.
Comme n’importe quel groupe social, la famille devait au roi la transparence : vie privée et vie publique se confondaient, car la tranquillité privée créait une certaine forme d’ordre public. Aussi, le roi avait-il un droit de regard sur son fonctionnement et ses soubresauts. À Paris, les demandes d’enfermement de famille suivaient une procédure tout à fait spécifique à la capitale : les grandes familles adressaient leurs plaintes (appelées « placet ») au roi lui-même ou à l’un de ses ministres. C’était au sein du conseil royal, en présence effective du roi, qu’elles étaient examinées.
Les gens du peuple procédaient tout autrement : ils faisaient parvenir leur placet au lieutenant général de police qui l’examinait, dirigeait l’enquête et procédait au jugement. Il rédigeait ensuite pour le ministre un rapport détaillé et attendait que le secrétaire d’État envoie l’ordre. C’était du moins la procédure la plus habituelle sous Louis XIV (qui régna de 1643 à 1715) ; elle se déforma et prit des allures de plus en plus rapides sous Louis XV (qui régna de 1715 à 1774), les lieutenants ne rédigeant que des notes très brèves et n’attendant parfois plus la réponse royale, prenant sur eux d’exécuter l’ordre du roi.
Avec la lettre de cachet de famille, la répression privée était, de fait, légale : le pouvoir royal accordait l’autorisation d’enfermer telle personne, même si elle ne prenait en aucune façon les frais de détention du prisonnier. De même, la signature de l’ordre se monnayait et l’argent ajouté au récit du malheur était une pièce à conviction de poids. Dans tous les cas, il s’agissait d’une pratique courante et communément admise.
Pour les Parisiens les plus humbles, écrire au lieutenant de police pour l’informer des troubles insupportables qui régnaient au sein des familles n’était pas aisé. Il fallait d’abord trouver un écrivain public qui transmettait, avec les formes habituelles du respect dû à Sa Majesté, tous les détails d’une vie familiale houleuse et bousculée.
La lecture des dossiers étonne par l’accumulation des détails domestiques et par l’énorme paperasserie suscitée par ce malheur privé. Il était également essentiel de présenter des témoins : voisins, membres de la famille ou marchands de la même rue constituaient les principaux signataires. L’éventuel appui du curé, personnage influent du quartier, assurait une plus grande force de conviction.
Les demandes entre époux représentent un tiers de l’ensemble des documents étudiés par Arlette Farge et Michel Foucault. Si une épouse voulait faire enfermer son conjoint, elle devait convaincre le roi de l’horreur de sa situation et employer des arguments forts. Un mari devait faire de même s’il décidait que sa femme méritait un ordre royal. Il y avait donc une mise en scène, à la fois de soi et de l’autre, pour démontrer l’impossibilité de la vie commune.
L’enjeu était grand, et ce n’était pas pour des broutilles que l’on dénonçait son partenaire. Au-delà d’une exagération probable des faits énoncés, se cache dans ces archives une attente collective de ce qu’une vie familiale, au XVIIIe siècle, devait être ou non : les placets contiennent de nombreuses formules du type « il aurait dû », ou « elle devait ».La démarche contenait bien entendu en elle une certaine gravité : la demande d’enfermement entre époux était un acte considérable, qui ne se faisait jamais à la légère et qui ne survenait qu’en désespoir de cause.
C’était un ultime recours, après de nombreuses tentatives de conciliation et de démarches de toutes sortes, auprès des voisins ou de la police. Ce n’était jamais immédiatement après le mariage que l’un ou l’autre envoyait le placet au roi, mais toujours après une longue durée de vie commune, en moyenne après douze ans. Et puisqu’ils vivaient ensemble depuis longtemps, ils avaient souvent beaucoup à dire : une vie faite d’insatisfactions, ponctuée par les naissances, la maladie, les coups, les infidélités. Les documents évoquent l’entente du couple, la conduite du conjoint, son rapport avec les siens, avec son travail, ses voisins, et les conséquences de tout cela sur la vie du couple. Les deux tiers des placets se plaignent autant de la conduite personnelle de l’un des époux, de son ivresse ou de sa débauche, que de sa conduite économique, reliant souvent l’une à l’autre.
Ainsi, de la vie commune il était attendu un statut économique stable qui ne devait supporter ni la dilapidation du patrimoine ni l’obligation de descendre dans la hiérarchie sociale : on accuse souvent l’autre d’avoir provoqué la nécessité de devenir domestique ou gagne-denier alors qu’on était marchand orfèvre ou tailleur. De même, des placets notent qu’il n’y a pas eu fructification des biens, ce qui apparaît comme intolérable, car du mariage on était en droit d’attendre une certaine progression sociale. Seul un tiers des placets met uniquement en cause la conduite personnelle de l’autre, sans dire mot de la situation économique.
À première vue, il ne semble pas exister de différenciation très nette entre les mauvais comportements masculins et féminins : les placets semblent retenir les mêmes critères pour les deux sexes. L’ivrognerie, la dissipation des biens, la débauche sont autant le fait des hommes que des femmes.
On ne remarque pas non plus d’insistance particulière de l’épouse sur l’oisiveté de son mari, comme si le travail masculin et le travail féminin avaient tous deux autant d’importance, et qu’un homme n’était pas plus défini par sa profession qu’une femme. En outre, l’ivresse n’était pas un défaut spécifiquement masculin : maris et femmes s’en accusent mutuellement. À ce propos, les archives révèlent que le vin venait souvent aggraver les relations conjugales, détruire l’entente et empêcher la confiance, entraînant toutes sortes de désordres économiques.
Pourtant, il existe évidemment des différences de comportements entre hommes et femmes. Les femmes se plaignaient de coups, de blessures et de mauvais traitements. Souvent, elles enduraient cela depuis longtemps voire depuis le début de leur mariage, et s’en affolaient quand elles sentaient leur vie réellement menacée. Les trois quarts des demandes d’enfermement de maris portent accusation de violences et sévices (seuls huit maris sur soixante-dix invoquent quelques mauvais traitements de la part de leur épouse). Les coups étaient l’arme masculine par excellence, celle qui pouvait se dénoncer comme intolérable, avec des mots très durs : « Il lui a crevé un œil avec la pince à feu » ou « Il a fait périr sa première femme et maltraite sa femme enceinte ».
Si la violence décrite est spectaculaire, les femmes s’étendaient peu sur d’éventuels mauvais comportements d’ordre sexuel : la pudeur est très nette et seules quelques allusions sont notées, comme « Il force sa femme un couteau à la main » ou « il est indécent ». En revanche, il est souvent fait allusion aux maladies vénériennes dont était atteint le conjoint, avec souvent un certificat d’un chirurgien ou de l’hôpital. La maladie était, en elle-même, une preuve suffisante des errements de l’autre et de sa débauche.
Enfin, si les hommes se plaignaient peu des qualités maternelles de leur épouse, les femmes insistaient souvent sur le peu de soin accordé aux enfants par leur mari : elles ne toléraient pas qu’il les maltraite, qu’il les abandonne, ou qu’il « s’en embarrasse peu ». Entretenir les enfants était un devoir du mari, et la mère avait besoin que cette responsabilité soit prise.
Les documents analysés par Arlette Farge et Michel Foucault semblent indiquer l’existence d’un moment critique dans les relations parents-enfants : il s’agit d’une phase de la vie de famille où le recours à la lettre de cachet devient plus fréquent et où, dans les conflits avec leur descendance, les parents font plus volontiers appel à l’autorité du pouvoir. Les demandes d’enfermement des enfants concernaient principalement la tranche d’âge 17-28 ans.
Sans doute s’agissait-il du moment où le système de dépendance était suffisamment distendu entre enfants et parents pour que ceux-ci ne se sentent plus en mesure de faire jouer leur autorité et d’exercer eux-mêmes les châtiments, mais où, cependant, ils considéraient qu’ils étaient toujours en droit de contrôler la conduite de leurs enfants. L’accentuation, à partir du XVIe siècle, du retard de l’âge du mariage, est considérée comme un élément déterminant des difficultés rencontrées. En tout état de cause, cette tranche d’âge des enfants représentait un moment d’épreuve pour la cellule familiale, celui où la cohabitation entre les générations devenait la plus pénible et où les moyens pour résoudre les crises ne se trouvaient plus dans l’intimité de la sphère privée.
Les demandes d’enfermement indiquaient la plupart du temps que l’enfant était orphelin de père ou de mère, ce qui laisse supposer que les conflits éclataient lorsque le dernier parent devait rendre des comptes de tutelle. Certains dossiers l’indiquent clairement, mais il est également probable que les dossiers constitués par les parents devaient permettre de se débarrasser d’un enfant dont la présence devenait difficile à supporter si l’on souhaitait se remarier.
Si le concubinage a pu être le motif de demande d’enfermement des enfants pour quelques cas, ce n’en fut souvent pas la raison principale, y compris lorsqu’il avait lieu entre une jeune femme et un homme marié, ou lorsqu’il avait engendré des naissances. Il faisait toujours partie d’une constellation d’accusations, dont il n’était pas forcément l’élément le plus grave : la débauche en général, la multiplicité des liaisons (ce qui faisait soupçonner de la prostitution), les malhonnêtetés diverses, les violences jouent un rôle beaucoup plus important. La « mauvaise conduite » des descendants induisait des affrontements entre les jeunes et les vieux, et provoquait des conflits économiques, de la violence physique, ou nuisait à la réputation dans le voisinage.
On faisait ainsi interner ses enfants le plus souvent parce qu’ils dérangeaient.
Solliciter l’intervention du roi dans un drame familial, en dehors des règles de la justice ordinaire et des tribunaux d’Ancien Régime, était une chose non seulement admise, mais également souhaitée. Cela n’était pas sans conséquence : la souveraineté politique venait de cette manière s’inscrire au niveau le plus élémentaire des relations sociales. De même, les rapports de voisinage, de métiers, entre les membres d’une même famille ou dans des relations de haine, on pouvait toujours brandir et faire valoir les armes du pouvoir absolu qui pouvaient conduire à l’enfermement. Ainsi, en analysant les lettres de cachet, il est possible de voir fonctionner concrètement les mécanismes du pouvoir.
Ce dernier, contrairement aux idées reçues, n’était ni oppressif, ni mystérieux, et intégré aux mœurs du temps. D’ailleurs, les lettres de cachet créaient un certain équilibre, né de la bonté du roi, de l’humanité de la police et du souci de tranquillité des familles.Pourtant, si le roi était considéré comme protecteur et juge des activités familiales, la réalité quotidienne des Parisiens du XVIIIe siècle était empreinte à la fois d’un sentiment de sécurité et d’inquiétude, face à l’arbitraire infini, capable de surgir à tous moments. Ainsi, les abus ont provoqué l’émergence d’une tendance libérale qui s’attaquait aux lettres de cachet.
Ce qu’on reprochait au roi, et bien des juristes allaient dans ce sens, c’était de se rendre complice des injustices de la puissance paternelle et de favoriser la tyrannie privée. Le débat se déroulait dans le contexte d’émergence des revendications de libertés et de lois propre aux Lumières. Beaucoup pensaient que le contrat social était violé par les lettres de cachet, et que c’était aux seuls juges de décider de l’emprisonnement des individus. Des remontrances au roi furent régulièrement faites sur ce thème et la cour des Aides (juridiction d’appel) s’occupa de la question avec énergie et opiniâtreté sous l’influence de son premier président Malesherbes, en 1770 puis en 1775.
Ce dernier était un fervent opposant à l’absolutisme monarchique et insistait sur le danger de demandes d’enfermement laissées au pouvoir de fonctionnaires subalternes : ceux qui étaient chargés des enquêtes rassemblaient dans la rue et dans le quartier des témoignages de toutes sortes, et rien n’était plus aléatoire, précaire et injuste que ce genre de procédures. À partir de 1786, sous l’impulsion du baron de Breteuil, la privation de liberté redevint principalement l’apanage des magistrats, et en 1790, les lettres de cachet furent définitivement abolies.
Avec cet ouvrage, Arlette Farge et Michel Foucault lèvent le voile sur le symbole le plus noir de la monarchie absolue : les lettres de cachet. Leur analyse permet de réfuter l’image traditionnelle du despotisme royal, mais aussi de mieux connaître le peuple parisien du XVIIIe siècle et la vie quotidienne des classes populaires durant cette période. On apprend notamment qu’il en appelait massivement à l’arbitrage du roi pour faire enfermer le conjoint ou l’enfant qui s’écartait du droit chemin.
L’intervention du pouvoir était à la fois une prévention et une correction, en marge de l’appareil judiciaire ordinaire, établissant un lien personnel entre le souverain et son sujet. Mais le risque d’arbitraire était réel, ce qui ne manqua pas de provoquer la désapprobation des Lumières.
Si l’ouvrage est daté, il n’a assurément pas vieilli. D’abord parce qu’il extirpe des lettres de cachet tous les fantasmes qui lui sont, aujourd’hui encore, liés. Il permet également, à travers des documents de police, de mieux connaître le Paris populaire du XVIIIe siècle, sa vie quotidienne, son organisation familiale, ses attentes et son attachement à la monarchie, dans la droite ligne des travaux de l’historienne et du philosophe.
Les très nombreuses archives transcrites et insérées, pour exemples, tout au long des trois chapitres du livre permettent de surcroît au lecteur de se confronter directement à ces femmes et ces hommes du temps, dont la vie, si désordonnée fût-elle, est décrite. Un livre qui se lit de bout en bout avec plaisir, et qui témoigne bien du « goût de l’archive », cher à Arlette Farge.
Ouvrage recensé– Arlette Farge et Michel Foucault, Le désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2014 [1982].
Ouvrage d'Arlette Farge– Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1992 [1979].– Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1997.
Ouvrages de Michel Foucault– Maladie mentale et psychologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Grands textes », 1962, – Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, – Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.– Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
Autres pistes– Sophie Abdela, La prison parisienne au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2019.– Élisabeth Badinter, Les remontrances de Malesherbes (1771-1775), Paris, Tallandier, 2017.– Bernard Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001.– Claude Quétel, L’histoire véritable de la Bastille, Paris, Larousse, 2006.– Paolo Napoli, Naissance de la police moderne : pouvoir, normes, société, Paris La Découverte, 2003.