Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arlette Farge
Cet ouvrage cherche à cerner les formes d’acquiescement ou de mécontentement face à la monarchie et s’interroge sur l’existence d’une opinion publique populaire. Il s’agit donc, pour l’historienne, d’analyser la sphère plébéienne, à Paris, au XVIIIe siècle. Pour cela, elle interroge ses acteurs, ses formes d’expression, ainsi que ses enjeux idéologiques. L’intérêt majeur de cette étude consiste à montrer les mutations de l’opinion entre le début du règne de Louis XIV et la fin du règne de Louis XV. On y suit notamment la lente dégradation de l’image sociale du roi de France, qui se trouve tiraillée entre les attentes du public, à la fois traditionnelles (figure du roi-guerrier valeureux) et neuves (revendication de transparence).
Au XVIIIe siècle, le peuple parisien s’invita en politique. Le goût pour l’information et la curiosité publique se développèrent dans le cadre de l’espace urbain de la cité. Le public vivait entre le vrai et le faux, le bruit et le secret, le possible et l’invérifiable. Ces incertitudes, aiguisées par les manipulations politiques et policières, renforçaient encore la soif de savoir du peuple concernant les rumeurs qui évoquaient l’assassinat du roi, les affaires de diables ou de poisons.
Avec cet ouvrage, Arlette Farge livre une étude qui nous immerge dans la psychologie de l’époque moderne. Elle montre comment se construisit une parole publique que les autorités craignaient, pourchassaient et incitaient tout à la fois. Elle explique que l’opinion n’était pas uniquement constituée de lettrés qui fréquentaient les sociétés de pensée : la parole se libéra et se démocratisa dès le début du XVIIIe siècle, pour toucher tous les individus.
L’historienne observe également quelles furent les tactiques d’approche de la chose publique pour ceux qui en étaient exclus. Ainsi, le siècle est décrit à travers ses dires, ses mauvais et ses bons discours.
Dès le début du XVIIIe siècle, l’opinion circulait, et d’abord à travers des « nouvelles à la main », qui constituaient une sorte de contre-information renseignant à la hâte des affaires du temps. Elles donnaient des nouvelles de la Cour. Les spectacles ou les livres répandaient des satires et des anecdotes. Quand les autorités fermaient plus ou moins les yeux sur leur circulation, les bureaux des nouvellistes étaient bien repérables. Quand la répression s’abattait sur les transmetteurs d’information, l’élaboration des feuilles empruntait des voies clandestines.
Les personnes les plus importantes dans les bureaux des nouvellistes étaient bien entendu les informateurs, dont les plus prisés étaient les domestiques des grandes maisons, les laquais et les gens de livrée, qui fournissaient les échos quotidiens des amours et libertinages des grands. La période qui s’étend de la Régence à 1743 constitua l’âge d’or des nouvellistes : peu furent poursuivis.
Il existait également les Nouvelles ecclésiastiques, qui furent les seules gazettes à donner une grande place à la parole populaire. Elles en appelaient à l’opinion du peuple et vulgarisaient l’information. Il s’agissait alors de mettre sous les yeux du public l’ensemble des persécutions faites aux jansénistes depuis le début du XVIIIe siècle. Pour mémoire, le jansénisme est un courant du catholicisme des XVIIe et XVIIIe siècles qui s’opposait à la vision absolue de la monarchie. Les jansénistes s’opposaient aux jésuites, qui avaient fait le serment d’absolue obéissance au pape.
Ces gazettes paraissaient irrégulièrement, mais fréquemment, et contenaient en général quatre à huit feuillets. Mais elles ne traitaient pas de tous les événements touchant le peuple : seules les questions liées au jansénisme y furent rédigées. Les Nouvelles ecclésiastiques avaient foi dans les dires et les jugements des pauvres, des plus humbles. C’était une manière nouvelle de considérer l’individu, comme sujet capable et compétent.
De manière générale, la population parisienne faisait preuve d’une grande avidité pour se mettre au courant de ce qui survenait dans la ville. C’était devenu une habitude, à la fois réfléchie et émotionnelle. La cité devint un espace d’information où les habitants s’organisaient pour mieux savoir. La curiosité était, dès lors, un acte qui faisait entrer chacun en politique.
Sous l’autorité de la lieutenance générale de la police, l’espace parisien était un univers propice au développement de la parole publique. Une police de la parole pourchassait les propos, les états d’esprit, et même les rêves.
Soucieuse de prévenir le roi dès la moindre variation des sentiments que lui portait le peuple, elle postait des mouchards sur les lieux publics, places ou cabarets fréquentés. Car l’ensemble de la rue était un acteur social : elle débordait de bruits, de rumeurs, de présences. Les mouchards étaient payés pour écouter et devaient rédiger un rapport par semaine, principalement sous la forme de lettre adressée directement au lieutenant général. Le roi en était systématiquement informé.
La lecture de ces missives fait apparaître une somme d’informations rédigées sans hiérarchie : ainsi passe-t-on de la découverte d’un hermaphrodite scandaleux à un mauvais propos contre la guerre ou une chasse royale. Tout ce qui pouvait refléter une opinion populaire était transcrit. Lorsque le pouvoir s’alarmait des prises de position trop critiques de la populace, la police lançait fréquemment des contre-rumeurs par le biais des nouvellistes que le peuple venait spontanément consulter pour vérifier les bruits et se forger une conviction. Ce système qui consistait à traquer les mauvais discours pour mesurer l’allégeance du peuple et prévenir les attentats contre la personne du roi, engendrait bien évidemment des effets pervers. Délations et calomnies en furent les conséquences les plus immédiates car toute personne soupçonnée d’avoir parlé de régicide ou d’avoir seulement entendu quelqu’un l’évoquer était passible d’interrogatoire et d’enfermement.
Ces mesures furent renforcées après l’attentat de Damiens en 1757, au cours duquel Louis XV fut poignardé alors qu’il s’apprêtait à monter dans son carrosse, à Versailles. L’auteur du méfait, un déséquilibré nommé Robert Damiens, fut écartelé et conduit au bûcher, ce qui horrifia les esprits du temps et contribua à l’impopularité du roi. La police parisienne se trouvait de cette manière débordée d’affaires insignifiantes. Ainsi, la peur des autorités face à l’irruption de la parole a provoqué l’organisation de la répression, la multiplication des instances d’information.
Ce qui frappe Arlette Farge dans l’analyse de l’opinion, c’est sa mobilité. Elle se déplaçait dans le temps et dans l’espace, ce qui la rendait difficilement saisissable, perpétuellement en train de naître ici et de s’éteindre ailleurs. Ce mouvement faisait d’ailleurs dire aux élites urbaines que l’opinion était capricieuse et changeante. Les individus naviguaient ainsi continuellement entre le vrai et le faux, dans une parfaite conscience de cette réalité. Toutes ces incertitudes étaient notamment alimentées par les manipulations politiques et policières.
En outre, l’unanimité populaire était bien entendu rare, le jugement public n’étant jamais énoncé d’une même voix, en dépit de l’impression que peut susciter la lecture des rapports de mouchards qui ne livraient que des constatations d’ordre général. L’historienne précise en ce sens qu’il faut s’éloigner d’une image traditionnelle de la populace figée dans ses réactions instinctives et passionnelles, incapable de percevoir la finesse des choses. C’est ainsi que, lorsque le public ne parvenait pas à savoir la vérité, l’opinion se morcelait et donnait des versions très différenciées ses faits.
Dans le Paris du XVIIIe siècle, l’opinion concernait également le savoir sur autrui, que la cité et sa configuration obligeaient chacun à détenir. L’information sur l’autre et la nouvelle donnée de certains événements publics étaient des moyens d’exister dans milieu d’une promiscuité de chaque instant ; l’espace urbain façonnait de cette manière les consciences des individus.
Les quartiers cimentaient les formes mêmes du savoir urbain tandis que la politique monarchique tentait régulièrement des gestes en accord avec sa capitale. Elle proposait notamment des spectacles pour ses cités et informait de certains événements en faisant admirer ou compatir. Mais le peuple y voyait de l’ostentation, et non pas de la communication. Sans bouder le cérémonial, le public cherchait ailleurs, et autrement, ses sources d’information.
Dans la troisième et dernière partie de son ouvrage, Arlette Farge applique ses regroupements d’archives et ses catégories d’interprétation à un cobaye très représentatif de son expérimentation de l’opinion populaire : le roi de France. Il s’agit successivement de Louis XIV, puis de Louis XV, entre 1661 et 1774, lorsque les archives de la Bastille apparaissent comme le meilleur des révélateurs. Car pour avoir parlé ou écrit contre le roi, inventé ou fomenté des complots contre la personne royale ou son entourage, certains partaient pour la Bastille.
Entre ces murs, ils s’expliquaient ou imploraient ; la police les sommait d’élucider leur relation vis-à-vis du souverain. Cette insistance des autorités permit aux prisonniers retenus longtemps d’entrer dans un travail d’explication du politique, si toutefois l’ébranlement physique ou mental dû aux conditions de détention ne venait pas abîmer l’acuité de leur réflexion intellectuelle. Le fait de réprimer, donc, donnait la parole.
Tout au long de la période, le roi est constamment « mis en parole » et le thème de la mort du roi était très présent. Certains voulaient le tuer, car ils se croyaient chargés d’une mission. Ce motif traversa les règnes et se greffa même parfois à la réalité, comme lors de l’attentat de Damiens en 1757. Ceux qui évoquèrent ces possibilités utilisèrent des propos violents et les risques semblaient être pris consciemment. Ils faisaient référence à Ravaillac ou à Jacques Clément (respectivement les assassins de Henri IV et de Henri III), ainsi qu’à des théories remontant à l’Antiquité justifiant le régicide. Mais on ne pouvait toucher ni de près, ni de loin, à l’évocation de la mort du roi sans être englouti par la nocivité extrême du thème : la seule évocation rend coupable. Dès lors, l’innocence était impossible.
En ce sens, Arlette Farge fournit plusieurs exemples concrets qui attestent qu’on ne pouvait être lavé des soupçons d’attentat contre la personne du roi. Seule la monstruosité pouvait expliquer tant d’actes imaginés, évoqués ou seulement rêvés.
Le dernier aspect de la fabrication des opinions populaires étudiée par Arlette Farge est la crise de la monarchie et de son cérémonial. Au XVIIIe siècle, le roi et Paris sont progressivement devenus étrangers l’un à l’autre.
Alors que le Régent résidait dans la capitale, Louis XV et la Cour retournèrent à Versailles et le roi, à la différence de son prédécesseur, devint inaccessible au regard de la population. Si l’attention des Parisiens restait attirée par les anecdotes de la Cour, comme le montre à maintes occasions l’historienne, la privatisation des existences royales ne satisfaisait plus l’insatiable curiosité du public. Aussi, les bruits les plus incroyables couraient les rues : les faits divers, les récits de miracles, les rumeurs sur la cruauté du souverain façonnaient un univers de réception de l’information face auquel il était de plus en plus difficile d’opposer une publicité unanimiste et respectueuse de la personne royale.
Ainsi, les critiques à l’égard des exécutions publiques et de la répression des propos de rue se multiplièrent, notamment à la suite de la vague d’arrestations qui prolongea l’attentat de Damiens. En contestant la sévérité des châtiments exercés à l’encontre des personnes ayant proféré de mauvais discours apparut une tension notable entre les consciences et la manifestation de la fidélité au monarque.
L’opinion était de cette manière une actrice sociale, tenant un rôle majeur dans l’univers politique qu’elle faisait désormais sien. Arlette Farge souligne les difficultés de la monarchie à produire une représentation de l’autorité bienveillante du monarque dans les dernières années du règne de Louis XV. Chacun réagissait et critiquait, amenant le roi lui-même à se défendre ou à modifier certaines de ses actions.
À partir des années 1770, le peuple avait la conviction que tenir une parole était non seulement un acte légitime, mais également un droit imprescriptible. Les individus se préoccupèrent alors ouvertement du système monarchique, laissant de côté un roi qu’ils jugeaient absent et une autorité qu’ils jugeaient oppressante. Il fallait faire disparaître le secret et pouvoir s’exprimer, légitimement.
Avec cet ouvrage, Arlette Farge montre comment s’est construite une parole publique au XVIIIe siècle ainsi que ses articulations avec le pouvoir et les autorités. Elle scrute les paroles et les habitudes de la rue, à travers toutes les archives qui les ont consignées.
En s’exprimant, femmes et hommes du temps sont devenus, et ont organisé leur présent. Leurs énonciations ont secoué les certitudes, inversé des situations et ont considérablement fait évoluer l’image de la monarchie. De cette manière, ils ont commencé à exister en politique, bouleversant les rapports de force qui existaient jusqu’alors.
En ce sens, l’étude précise que c’est le règne de Louis XV qui constitua sans doute l’époque-charnière dans l’évolution des rapports roi-sujets de l’Ancien Régime.
C’est à partir des travaux menés par Jacques Le Goff et Pierre Nora que l’opinion publique est devenue un objet de recherche historique à part entière, dans les années 1970. Le sujet, abordé ici sous l’angle du « populaire », permit incontestablement de mieux connaître l’opinion au XVIIIe siècle. Ce livre offre de précieux éclairages pour étudier les mille et une manières dont la population parisienne a pu entrer en intelligence avec les événements et faire la démonstration de ses capacités à exercer un jugement sur la vie publique.
D’un accès parfois difficile, cette étude d’Arlette Farge n’en demeure pas moins incontournable. Elle se nourrit de nombreux travaux existants, notamment ceux de Michel Foucault ou de Jurgen Habermas sur lequel l’historienne, dès son introduction, dit s’appuyer.
Ouvrage recensé
– Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992.
De la même auteure
– Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1979.– Le Goût de l'archive, Paris, Seuil, 1989.– La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1986.– Avec Michel Foucault, Le Désordre des familles, lettres de cachet des archives de la Bastille, Paris, Gallimard/Julliard, 1982.– Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997.
Autres pistes
– Norbert Elias, La société de Cour, Paris, Flammarion, 1985.– Jürgen Habermas, L’Espace public, archéologie de la publicité comme dimension constructive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986.– Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire l’Histoire, Paris, Gallimard, 1974, 3 vol.– Daniel Roche, Le Peuple de Paris, Paris, Aubier, 1981.– Philippe Champagne, Faire l’opinion, Paris, Minuit, 1990.