Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arlette Farge
Pour le peuple de Paris, la rue était, au XVIIIe siècle, un lieu privilégié. Elle investissait l’espace urbain tout entier d’une sociabilité multiforme et envahissait l’espace privé que constituaient le logement ou l’atelier. Arlette Farge reconstitue le monde sonore, coloré et odorant du Paris populaire et montre les peurs qui étaient liées à la rue, notamment sa violence anonyme, au point que les autorités eurent pour ambition de contrôler cet espace, qui se mua progressivement en un lieu où l’on manifeste ses opinions politiques, sous la Révolution française.
La rue parisienne au XVIIIe siècle constitue l’objet principal de cette étude historique menée par Arlette Farge. En se plongeant dans les archives judiciaires, l’historienne redonne la parole à une population oubliée de tous. À travers leurs voix, du moins celles recueillies par un greffier ou un juge du temps, on mesure combien la rue constituait à l’époque moderne un espace central où se mêlaient vie privée et vie publique, où se côtoyaient pauvres et moins pauvres et ou s’exprimait un large éventail de manifestations collectives.
À travers l’analyse des agendas du guet royal (unité de sécurité en vigueur jusqu’en 1750), des procès-verbaux, des rapports des commissaires de police, des récits de voyageurs étrangers et ceux des observateurs parisiens, les multiples témoignages retranscrits laissent entrevoir la vie, les gestes et la violence du peuple de Paris. De même, s’appuyant largement sur les archives de la juridiction du Châtelet, Arlette Farge montre comment l’institution policière a tenté de réguler, tant bien que mal, cet espace afin d’y maintenir un semblant d’ordre.
Ouvrant, lors de sa rédaction, un nouveau champ historiographique en faisant de la rue un objet d’étude à part entière, cet ouvrage s’inscrivait dans une démarche alors nouvelle, à la croisée de l’histoire culturelle et de l’histoire sociale.
Paris, au XVIIIe siècle, c’était d’abord une population principalement pauvre, composée pour les deux tiers de migrants récemment venus de la campagne pour échapper au chômage endémique qui y sévissait. Les logis débordaient souvent sur les pavés de la rue, les propriétaires cherchant à rendre toute parcelle utilisable, c’est-à-dire rentable.
Les plus pauvres, ceux qui ne pouvaient pas avancer l’argent d’un mois ou même d’une semaine de loyer, pouvaient louer des chambres à la journée. Ces logements, tenus par un logeur, abritaient les voyageurs ou les plus miséreux de la capitale, dans une saleté remarquée par les observateurs du temps. La furtivité des allées et venues de ces individus inquiétait la police, au point qu’il fut demandé à chaque logeur de tenir un registre des entrées et des sorties.
Ouvert sur la rue, le logement l’était davantage encore sur celui des voisins, avec une promiscuité de tous les instants qui provoquait indiscrétions et discordes : tout se disait, se voyait, s’entendait, tout était public. Les familles entassées essayaient de réduire l’intrusion d’autrui et c’était finalement dans la rue que débordait à toute heure ce flux de gens. Les querelles de voisinage étaient nombreuses, comme en témoignent les procès-verbaux, ce qui explique l’inévitable occupation de la rue qui constituait un lieu de relative liberté, d’action et de loisir, plus satisfaisant qu’un logis nauséabond et mal protégé des voisins et des malfaiteurs.
L’historienne précise que le logement et la rue se mêlaient l’un à l’autre sans qu’on sache exactement où commençait l’espace privé et où finissait l’espace public.Idem pour le travail : l’atelier débordait sur les trottoirs et la boutique communiquait sur la rue. Le travail ne se fixait souvent pas dans des espaces clos et, s’il n’était pas ambulant, il se faisait à travers les fenêtres et les portes ouvertes sur le pavé.
La rue était également le lieu de rencontres hasardeuses ou furtives pour qui fuyait son logis si peu accueillant : on faisait parfois l’amour dehors, à la hâte, paradoxalement protégé par le tumulte d’un espace toujours en mouvement ; le guet pourchassait ce qui était appelé des « indécences ». Les maladies vénériennes, fléaux de la rue et signes à la fois de débauche et de pauvreté, étaient redoutées de tous ; on en parlait assez souvent, car les mères tâchaient d’en protéger leurs enfants.
La rue était le refuge des mendiants qui risquaient à tout moment d’être arrêtés pour être « sans ouvrage et demander le pain ». Après les années 1760, il y avait en permanence, à Paris, 7 000 à 8 000 mendiants enfermés dans les 38 dépôts de la ville.Le prêt sur gages appartenait lui aussi à la vie de la rue. Pour ceux qui espéraient échapper à la mendicité, c’était un passage obligé.
On y venait porter ses habits, ses meubles, tous les gages sur lesquels on comptait obtenir le peu d’argent susceptible de calmer l’impatience du logeur ou les remontrances d’une blanchisseuse encore impayés. Les objets déposés pouvaient être récupérés si l’aisance revenait.
Ce système, qui dépouillait les plus pauvres et enrichissait les plus riches, était une source de profit honteux ; on se préoccupa alors d’en moraliser le fonctionnement : deux monts-de-piété furent créés par une ordonnance de Louis XVI, l’un dans le Marais, l’autre dans le faubourg de Montparnasse, en 1777. Le mendiant, sans asile et sans recommandation, ne pouvait, en aucune façon, y emprunter de l’argent.
Dans les rues de Paris vivait également tout un peuple d’enfants errants, petits et grands. Il y avait d’abord ceux qui avaient perdu leur chemin ou leurs parents dans le dédale des ruelles, ou qu’une gardienne négligente avait oubliés. Les archives relatent également des cas d’enfants qui s’enfuyaient volontairement, notamment pour échapper à la violence familiale.
Mais, bien entendu, ce sont les enfants abandonnés, dont l’errance n’inquiète guère les Parisiens, qui étaient les plus nombreux. Laisser un enfant à la rue, parfois avec un billet épinglé à son maillot où se lisaient quelques recommandations pour sa santé, c’était espérer que le pavé de Paris puisse devenir une chance. C’était bien entendu un mirage, et l’Hôpital des Enfants Trouvés était presque leur unique chance, accueillant chaque année en moyenne 4 000 enfants, bien qu’il fût également, à bien des égards, un mouroir.
Les nouveau-nés abandonnés pouvaient être des enfants illégitimes laissés dès leur naissance à la sage-femme qui les avait fait naître : c’était généralement elle qui portait l’enfant, le plus souvent baptisé, à l’hôpital, déclinant ses noms et date de naissance, en même temps qu’une déclaration d’abandon et les motifs qui avaient présidé à leur délaissement. Dans d’autres cas, les parents pouvaient eux-mêmes porter l’enfant au commissaire et expliquer leur geste d’abandon.
Lieu ludique par excellence, la rue de Paris au XVIIIe siècle offrait bien des moyens de se divertir. Les enfants y jouaient beaucoup, et partout, occupant pleinement l’espace et provoquant souvent la colère des piétons ou d’âpres disputes entre les parents.Le cabaret, lui, était le lieu du petit peuple présenté par Arlette Farge comme le prolongement évident du boulevard.
On y buvait, évidemment, on y dansait et l’on s’y bagarrait ; la dispute pouvait naître pour n’importe quelle raison. Les prostituées, présentes dans la rue et dans les cabarets, étaient habituelles et ne surprenaient pas ; ce ne fut qu’au siècle suivant que l’on considéra comme indécente cette présence dans les tavernes. Très surveillés par la police, les cabarets obéissaient à bon nombre d’obligations et étaient le plus souvent remplis de mouchards. À 23h, tous ces lieux devaient fermer leurs portes, au risque d’être poursuivis.
De nombreuses fêtes étaient également données au peuple : 32 par an, à Paris, au XVIIIe siècle. Elles attiraient du monde et inquiétaient la police, provoquant l’illusion du merveilleux et rassemblant pour un temps les pauvres et les riches. Ce fut le cas pour l’arrivée de l’infante d’Espagne en 1722, alors fiancée au jeune Louis XV, où les rues furent tapissées et huit arcs de triomphe dressés dans Paris.La rue pouvait également être le lieu du spectacle de la mort.
Les exécutions provoquaient des sentiments ambigus ; le voyeurisme et l’horreur mêlés bouleversaient la foule au point qu’au lieu de recevoir ces moments comme des spectacles grandioses, elle finit par envoyer des injures au bourreau. À la fin du XVIIIe siècle, lorsque des gens du peuple comme des domestiques étaient exécutés ou simplement exposés au pilori, il était nécessaire d’amener de grands renforts de soldats ou de gardes pour contenir la foule.
Arlette Farge rappelle enfin que la fête et la mort pouvaient se rejoindre dans la rue, comme ce fut le cas à l’occasion des fêtes données pour le mariage du Dauphin en 1770. Le peuple envahit les chaussées, en attente du spectacle promis. Mais les fiacres et carrosses réclamèrent le passage au mépris des ordres de la police et leur entrée en force provoqua panique et asphyxies. Il y eut 132 morts et des centaines de blessés ; les vêtements qu’ils portaient et les objets contenus dans leurs poches (tabatières, almanachs, dés, cartes à jouer) traduisaient leur pauvreté.
Le vêtement distinguait le riche du pauvre. Mais si le premier coup d’œil instruisait sans mal sur le statut social, il instruisait également sur le métier exercé, le pays d’origine, ou le maître auquel on appartenait. Bien des métiers avaient leurs insignes : cochers, afficheurs, etc. ; et ceux qui les portaient ne les quittaient jamais, y compris les dimanches et jours fériés. Le vêtement trahissait la condition de celui ou celle dont on ignorait le nom ou l’âge.
Le vêtement des pauvres n’était guère blanc ; le plus souvent usé et raccommodé, fait de mauvaises toiles aux couleurs passées. Rarement acheté neuf, il ne protégeait du froid que parce que l’on en enfilait plusieurs les uns sur les autres. C’est chez le fripier, quai du Louvre ou quai de la Mégisserie, que se vendaient les hardes déjà tachées et usées, déchets des gens aisés. Cela pouvait donner à certains un curieux air de déguisement, portant de bric et de broc de vieilles redingotes qui avaient perdu dorures, dentelles et formes.
D’une manière générale, au XVIIIe siècle, l’apparence extérieure était capitale. Porter les habits de sa condition et de son sexe était chose normale ; une atteinte à ce code implicite, si légère fût-elle, était souvent mal tolérée. Se parer des vêtements d’un autre, se déguiser ou porter d’autres habits que ceux destinés à son état suffisait à irriter l’opinion, et parfois à faire scandale.
C’était notamment le cas des femmes portant des vêtements d’hommes ou inversement, actes contre nature, dont les registres de police font état.
Les domestiques qui portaient la livrée de la maison à laquelle ils étaient rattachés étaient les plus reconnaissables ; on pouvait les signaler facilement à la police lorsqu’ils commettaient quelque méfait. Ils étaient également les seuls à pouvoir porter un habit qui empruntait l’apparence de ceux qu’ils avaient pour maîtres, qui mimait la richesse et le prestige. Et leur fierté était souvent sans commune mesure.
Arlette Farge précise également que c’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que les femmes du peuple ont cherché à se parer de façon plus avantageuse, se donnant beaucoup de mal à créer de jolies toilettes avec les étoffes du fripier. Ce nouveau souci d’apparence des pauvres indignait d’ailleurs les moralistes, comme le père Charles de Larue, sous la Régence (1715-1723).
Si la rue faisait assurément peur, Arlette Farge met en garde contre l’historiographie traditionnelle qui a trop longtemps privilégié les images du danger et de la misère plutôt que l’exubérance créative de la vie dans la rue.
Elle explique que les archives de la police (carnets, correspondances, notes personnelles) permettent d’entrevoir la complexité des rapports, reposant à la fois sur la répression et l’assistance, que les responsables de l’ordre entretenaient avec le peuple. Un mémoire de 1770 énumère en ce sens tous les domaines qui étaient du ressort de la police à Paris : la religion, les mœurs, les livres, la santé, la sûreté, la voirie, les sciences, le commerce.
Cette définition large correspond à une vision non limitative de l’ordre social et de son maintien. Sur tous ces sujets, édits et ordonnances accompagnés de réglementations tombaient avec une étonnante régularité : les textes étaient répétitifs et en grande partie inappliqués. De fait, la police ne parvenait pas réellement à s’approprier l’espace urbain. Pourtant, son intention était bel et bien d’être présente partout, d’imposer sa présence à chaque détour de rue, d’être visible de tous et d’assurer la sécurité et l’hygiène de chacun.
À mesure que l’on avance dans le XVIIIe siècle, et plus particulièrement dans la seconde moitié, apparaissent toutes sortes d’interventions. Les élites (médecins, juristes, architectes, entrepreneurs) souhaitaient une réelle prise en charge de la population car elles pensaient qu’elle devait être soumise et réglée pour devenir productive. L’assistance fut progressivement abandonnée et la police se préoccupa davantage de l’ordre et de la santé.
Dès lors, l’espace urbain et son organisation furent l’objet de réflexions. Sur la rue et ses mouvements se profila le projet d’un quadrillage pour l’assainir et faire éclater la foule en individus séparés : le temps des hygiénistes et des médecins, emplis d’idées de progrès et d’efficacité, commençait à poindre. Avec la notion de progrès s’insinua aussi le souci d’une nouvelle surveillance, très éloignée de celle du guet.
On éclaira les rues, le nom des ruelles fut inscrit partout où cela manquait et l’on numérota chaque bâtisse, afin de mieux se repérer dans la ville.
Avec cet ouvrage, Arlette Farge montre tout d’abord la confusion qui existait, dans le Paris du XVIIIe siècle, entre espace privé et espace public. Ce constat établi, elle explique comment la rue pouvait influencer les façons de vivre, les relations entre les individus et surtout comment chacun pouvait s’approprier cet espace pour mener son existence.
La vie des catégories populaires est ici envisagée dans tous ses aspects, du travail à la fête, en passant par l’exclusion ou le contrôle de la rue, mené par une police dont l’ambition était de tout surveiller, sans qu’elle pût réellement le faire. Le jeu, les cabarets ou les vêtements portés par le peuple ne sont pas non plus négligés par l’historienne, laissant entrevoir toutes les spécificités des catégories populaires et offrant au lecteur un panorama aussi complet que possible de la rue parisienne d’avant la Révolution.
En rédigeant cet ouvrage en 1979, Arlette Farge entendait proposer l’espace urbain comme un objet d’histoire et comme un acteur social dont dépendaient certaines formes populaires.
Novateur et fécond, ce travail lui a permis de poursuivre ses recherches sur les comportements des plus humbles, influencée en cela par les travaux de la micro-histoire dont Carlo Ginzburg fut l’un des initiateurs.Enrichi de très nombreux extraits de documents d’époque puisés dans les archives, le livre offre un autre visage de la ville de Paris au XVIIIe siècle, bien éloigné des enjeux de pouvoir qui nourrissent l’imaginaire collectif.
Si, assurément, cette étude n’est plus si avant-gardiste qu’elle a pu l’être il y a 40 ans, elle n’en demeure pas moins riche et passionnante. Il s’agit d’un incontournable pour qui aborde le dernier siècle de l’époque moderne.
Ouvrage recensé– Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1992 [1979].
Du même auteur– Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1979.– Le Goût de l'archive, Paris, Seuil, 1989.– La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1986.– Avec Michel Foucault, Le Désordre des familles, lettres de cachet des archives de la Bastille, Paris, Gallimard/Julliard, 1982.– Des lieux pour l’histoire, Paris, Seuil, 1997.
Autres pistes– Denis Bruna et Chloé Demey (dir.), Histoire des modes et du vêtement, du Moyen Âge au XXIe siècle, Paris, Textuel, 2018.– Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de Paris, Paris, Robert Laffont, 1996.– Arlette Lebigre, Les Dangers de Paris au XVIIIe siècle. L’assassinat de Jacques Tardieu, Paris, Albin Michel, 1991.– Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003.– Laurent Turcot, Le Promeneur à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 2007.