Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arnaud Esquerre
Après La manipulation mentale. Sociologie des Sectes en France et Les Os, les cendres et l’État, Interdire de voir Arnaud Esquerre clôt sa trilogie sur l’État. Depuis dix ans, le sociologue travaille à contrecarrer l’idée reçue selon laquelle l’État français a de moins en moins d’influence sur ses citoyens. Ici, Esquerre montre la censure qu’exerce l’État sur le cinéma, en définissant ce qui est moral de ce qui ne l’est pas, et ce, à travers une administration policière. Depuis la Révolution française jusqu’à aujourd’hui, Esquerre montre comment le cinéma est une affaire d’État en France.
Aujourd’hui en France, un film ne peut être projeté sans que le ministre de la Culture, sur l’avis d’une commission d’examen des films, ne lui ait accordé une autorisation préalable, le visa d’exploitation, le refus de visa signifiant une interdiction totale.
Si ce jeu d’interprétation collectif est bien huilé, il n’a pourtant rien d’évident. Il y a en France ce qu’Arnaud Esquerre nomme « les suppresseurs » et les « spectateurs supprimables », ceux qui choisissent de supprimer tout ou partie d’un film et ceux qui n’auront jamais connaissance de ces films censurés. Sans compter également la suppression a posteriori.
Dans cet ouvrage, le sociologue montre que le concept de suppression recouvre trois termes : la censure, le contrôle et la classification.
En d’autres termes, le sociologue se demande pourquoi la liberté d’expression n’est jamais définitivement gagnée, même dans une démocratie comme la France.
Pour tenter de répondre à cette question plus qu’actuelle, il mène son enquête à partir de trois axes : l’analyse d’archives, l’observation ethnographique et une série d’entretien. Grâce aux concepts sur la suppression et à la diversité de son approche méthodologique, Esquerre s’inscrit dans la lignée de Bourdieu et Boltanski : il pose la question du rôle de l’État sur ses sujets. Quelles images en mouvement l’État décide-t-il de montrer ? Quel est l’influence de ces mesures de suppression dans un pays mondialisé, empli d’images en mouvements ?
Pour aborder la censure de l’État sur le 7e art aujourd’hui, Arnaud Esquerre plonge le lecteur dans les archives royales. Car pour comprendre la censure au cinéma, il faut revenir au système de censure touchant la littérature et le théâtre – le cinéma étant considéré encore au début 20e comme un spectacle de curiosités.
À l’origine, la Révolution française brise le régime de censure de l’Ancien Régime : la censure jadis centralisée de l’État fut décentralisée. Ainsi, les municipalités et préfectures récupèrent le droit d’interdire des spectacles. Sous l’Empire, le système de censure se centralise à nouveau autour du pouvoir exécutif : aucune pièce de théâtre ne peut être représentée sans l’accord du ministre de la police.
Dans l’héritage de la révolution et de l’empire, pendant la Première Guerre mondiale, la préfecture de police invente le visa cinématographique, puis créé une commission pour attribuer les visas nationalement. Enfin, les visas sont autorisés ou pas par ordre de la préfecture ou des autorités locales. Après la Deuxième Guerre mondiale, les Beaux-Arts se voient charger de l’administration des visas.
Entre la censure des débuts du 20e siècle et le système de classification aujourd’hui, il demeure une continuité : le visa d’exploitation qui peut être refusé ou non sur tout le territoire. Cette décision appartient toujours à l’exécutif suite à un avis de la commission. Ce qui a changé à partir des années 1990 est le fait que les avis sur les scénarios avant le tournage et les coupes des versions tournées, avant la sortie en salles ne soient plus juridiquement autorisés.
Au fil des décennies et des différents contextes sociopolitiques, les critères de suppressions des films ont évolué. La censure est passée de la défense des intérêts nationaux et de la conversion des mœurs aux restrictions de la circulation des films à caractère sexuel (catégorisés X) ou violent (-18 ans).
Esquerre explique ces changements à la fois par le contexte sociopolitique et l’évolution de l’industrie cinématographique. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, le cinéma parlant apparaît, il est donc plus difficile de couper des bouts de films discrètement – la censure à ce moment est essentiellement axée sur les mœurs et le respect de la religion chrétienne. Puis, pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’accord des visas se complexifie. Il en existe dorénavant trois types : celui de production (facultatif), d’exploitation et d’exportation (obligatoires).
C’est aussi l’apparition des catégories -18 et -16 ans. Après la guerre, le système ne change pas beaucoup (outre le fait que les films interdits deviennent ceux sortis pendant la guerre et pas ceux d’avant 1937, période de la montée de l’antisémitisme en France). Le changement significatif survient en 1968 et s’installera tout au long des années 1970, à force de films faisant scandale. Par exemple, les films de Jacques Rivette ou bien Claude Mulot qui comportent des scènes d’actes sexuels.
Ce tournant est caractérisé par un changement dans les critères de censure : alors qu’avant il s’agissait de censurer les films qui ne correspondaient pas aux « bonnes mœurs » et qui « troublaient l’ordre public », désormais la suppression des films est décidée par rapport à la « pornographie » et à l’« interdiction à la violence ».
Dans l’héritage de ce tournant des années 1968, le cas de Mad Max dans les années 1980 montre que la liberté d’expression se réalise par petits pas et non par grandes enjambées. En effet, il a fallu attendre trois ans après sa sortie officielle en Australie pour que Mad Max soit diffusé en France après avoir obtenu une interdiction aux moins de 18 ans et s’être fait amputé de six minutes. Dans les années 1990, le palier des interdictions sur les longs métrages s’assouplit nationalement et l’interdiction est levé à 16 ans. C’est en 2015, que Mad Max est à nouveau projeté dans les cinémas français à la demande de la production, cette fois ci l’interdiction tombe à 12 ans.
Dans les années 1990, le paysage change complètement entre la fin du monopole d’État sur la télévision et la radio, la privatisation de TF1 et l’apparition des radios libres, de la chaîne payante Canal + qui diffuse des films pornographiques tard en soirée et enfin, la chute considérable des fréquentations de cinémas.
L’enjeu politique est alors de passer d’une commission de contrôle à une commission de classification pour faire croire que la censure a disparu.
Il faudra attendre le début des années 2000 pour que de nouveaux scandales apparaissent et donnent lieu à la formation de nouvelles craquelures dans la liberté d’expression. Le film Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi défraye la chronique en croisant, pour la première fois et de manière aussi crue, l’incitation à la violence et des scènes de sexe assumé comme pornographiques. À ce moment, les associations se présentant comme défenseuses de la dignité humaine et de la protection de la jeunesse entament aux côtés du gouvernement et des suppresseurs un long combat contre la violence et la pornographie, non sans heurts.
La grande question demeure alors : comment se fait cette sélection ? Qui la fait ? Sur quels critères, épousant quelles valeurs et dans quels objectifs politico-économiques ?
Entre travail sur archives, ethnographies et entretiens, Esquerre éclaire en partie ces zones d’ombres. Depuis l’Ancien Régime, les suppresseurs n’en font pas une activité professionnelle à temps plein, il s’agit d’une petite partie du travail (ils sont souvent auteurs, journalistes, intellectuels, artistes, hommes politiques) et indemnisée au mieux. Aujourd’hui, ce sont plutôt des représentants nommés par leurs milieux professionnels, des associations, des instances gouvernementales (pour la protection de l’enfance par exemple).
Ces suppresseurs ou commissaires se réunissent en soirée autour de deux projections de longs-métrages entrecoupées d’un dîner. Après les projections a lieu un « débat interprétatif » au cours duquel ils sont censés discuter de l’interprétation à donner des films. Le débat est lancé par le commissaire-président qui donne l’avis du comité (organe s’étant réuni en amont) puis les autres commissaires sont invités à prendre la parole. Les commissaires prennent plus ou moins la parole selon leurs âges, leurs expériences, leurs professions.
Esquerre synthétise deux postures qu’adoptent généralement tour à tour les commissaires. Soit une position fermée (le commissaire a déjà un avis et il est présent pour représenter son collectif et défendre ce point de vue dans l’avis final délivré au ministre de la culture) ou ouverte (le commissaire mêle son point de vue professionnel et personnel).
Une fois ce cadre de réunion des commissaires donné, à force d’ethnographie et d’entretiens avec certains commissaires, Esquerre tente de comprendre les règles plus ou moins explicites qui leur permettent d’avoir un avis sur un film.
Premièrement, les commissaires ne situent pas le film dans son époque sociopolitique et ils ne se fient pas aux avis attribués aux mêmes films dans d’autres pays. Ils jouent le rôle du spectateur qui donne son avis après la séance de cinéma. Aussi, se détachent-ils de l’intention de l’auteur – à l’inverse du Festival de Cannes visant à connecter intention de l’auteur et avis du public, par exemple, dans le cadre de la conférence de presse. La raison principale de ce rejet est l’idée reçue selon laquelle le spectateur n’aurait pas connaissance des intentions exprimées par l’auteur. Si les suppresseurs ne reprennent pas l’interprétation donnée par un auteur à son film, comment procèdent-ils pour aboutir à une autre interprétation, qui doit être unique ?
Esquerre distingue huit procédés interprétatifs auxquels les commissaires ont recours. Trois reposent sur la comparaison, ce sont les plus réguliers : comparer les interprétations formulées par d’autres suppresseurs, comparer le film selon les critères de son genre – le genre est important, car il permet de classer les films et les effets sur les spectateurs et enfin, comparer des films en dehors de leur genre principal d’appartenance – ce qui engendre en général les débats les plus houleux.
Aussi, les suppresseurs sont invités à considérer le film dans sa totalité (en fonction de son récit et de son ambiance). Ils doivent hiérarchiser les degrés d’interprétation d’un film donc hiérarchiser des catégories de spectateurs supprimables. Ainsi, les commissaires estiment pouvoir faire la distinction entre 1er et X degrés et ainsi anticiper quel spectateur pourra la faire aussi. Les suppresseurs peuvent se référer au contexte, non pas de la fabrication de l’œuvre mais celui dans lequel le spectateur est placé en regardant le film. Les commissaires peuvent invoquer des textes juridiques – ce qui est rare. Enfin, ils peuvent prendre en compte la dimension économique d’un film.
Après avoir tenté d’établir quelques grandes règles d’interprétation des films adoptés par les commissaires. Esquerre, dans la lignée de Jacques Rancière, pose la question fondamentale de la fabrication de l’interprétation et de sa circulation. En d’autres termes, l’auteur explique que le sens commun résulte de la confrontation d’interprétations individuelles. Cette rencontre d’interprétation devient synthèse à force de débats et est ensuite reprise par une institution qui va la valider.
À ce moment, elle deviendra « le sens commun » en circulant dans le reste de la société. Concrètement, plus les commissaires seront nombreux à assister à une projection et à donner leurs avis et moins la synthèse sera clivante, car des paires se formeront au sein des différents avis et créeront une majorité voire un consensus final.
Toutefois le débat interprétatif ne fonctionne pas de manière aussi mécanique. Son issue est souvent incertaine, car les commissaires peuvent changer d’avis au cours de la discussion. Cela arrive surtout lorsque le film ne fait pas l’unanimité (lorsque cela arrive, il n’y a pas de vote). Les observations d’Esquerre montrent qu’un film engendre beaucoup de débats lorsqu’il n’est pas facilement classable dans un genre bien défini et destiné à une catégorie de spectateur spécifique.
Lorsqu’un film est difficilement classable, les commissaires ont recours à deux modèles de suppression qu’Esquerre nomme « la mesure et le calcul » et « le sens et le débat ». Le premier modèle tend à mesurer tout ce qui est mesurable dans un film (par exemple, telle scène d’acte sexuel dure tant de temps donc ce film peut être classé dans la catégorie X). Le deuxième modèle consiste à réunir tous les sens et interprétations possibles d’un film dans un débat où ses membres pourront faire émerger l’interprétation la plus partagée.
Ces deux méthodes doivent surmonter un même obstacle : rendre présent un spectateur absent, pour lequel l’ensemble du dispositif a été inventé.
Esquerre rappelle que le principe de la censure est la division du public en deux : les spectateurs suppresseurs et supprimables. D’un côté ceux qui peuvent voir tous les films et, de l’autre, ceux qui ont accès aux films qu’on leur réserve. Alors qui protège qui contre qui ? Esquerre définit quatre catégories d’agents : ceux qui produisent des images (producteurs, réalisateurs…), les suppresseurs (juges, commissaires), le public supprimable (par exemple les -16 ans pour certains films) et les êtres qui ont accès à certaines images mais demandent qu’elles ne circulent pas, car ces dernières menaceraient leur « ordre » (l’auteur évoque les adultes sur les enfants – d’ailleurs la catégorie la plus supprimée est celle des enfants).
Ces processus de division du public sont soumis au contexte sociopolitique et au temps long. Ainsi, au début du 20e siècle les suppresseurs s’inquiétaient des perturbations de « l’état social » et aujourd’hui, il faut rajouter à cela la crainte des œuvres générant des « perturbations intérieures ». Par exemple, ce qui pose problème depuis les années 1970, ce sont les actes sexuels. Depuis le début des années 2000, aux actes sexuels s’est rajoutée la problématique du consentement et des rapports de domination ainsi que les enjeux autour de l’incitation à la violence. Dans une perspective foucaldienne, Esquerre analyse à ce propos que si l’État autorisait des films où l’acte sado masochiste serait pratiqué par des corps consentants, il perdrait son pouvoir de violence légitime, car le message envoyé serait : il est possible de prendre du plaisir à être dominé par autrui.
Par cet exemple, Esquerre pose la question de la liberté d’expression et surtout, des velléités de contrôle de l’État sur ses sujets – dans quelle démocratie vivons-nous si le sens des œuvres cinématographique ne peut être débattu par n’importe quel spectateur sans que l’avis de l’auteur prime ?
Ce que propose de retenir Esquerre de son enquête sur la censure au cinéma est ce qu’il nomme « le paradoxe du débat classificatoire ». En d’autres termes, pour interpréter un film, les suppresseurs comparent chacun leurs avis, tout en comparant le film en fonction de son genre. Par cette double opération de comparaison, les suppresseurs fabriquent « des spectateurs projetés » et par ce biais, vont à l’encontre de deux conceptions classiques d’interprétation des œuvres d’art.
Soit, le caractère unique de chaque œuvre et l’intention de son auteur. À mesure que les critères de suppression se sont concentrés sur la violence et la pornographie, les suppresseurs opèrent le paradoxe soulevé par Esquerre : la comparaison entre les films et le recours à l’intention de l’auteur comme support aidant à l’interprétation sont souvent convoqués à un moment donné, bien que dénié avant et après.
Face à cette historiographie et aux voiles soulevés de ces processus de suppression, une question demeure pour l’auteur : celle de l’effet, de la puissance des images sur les spectateurs, en particulier les spectateurs souvent supprimés – les jeunes et les enfants.
L’enquête d’Esquerre puise sa richesse le recours à la méthodologie durkheimienne, en alliant travail sur archives, ethnographies et entretiens. À cela, le lecteur pourra travailler sa réflexivité tant dans la forme que dans le questionnement de fond sur le rôle de l’État sur ses sujets. Cet ouvrage est ponctué de chassé-croisé entre les grands débats des sciences sociales (notamment le débat entre les méthodes qualitatives VS quantitatives qu’Esquerre évoque dans les annexes) et les débats portant sur l’interprétation des œuvres d’art. Interdire de voir constitue donc un excellent livre pour un lecteur intéressé par la sociologie.
Néanmoins, on notera un manque – que l’auteur soulève lui-même en citant un philosophe célèbre de la french theory Jacques Derrida – celui de l’autocensure dans la censure, des effets de la censure de l’État plus insidieux, moins visibles et pourtant effectifs sur ses citoyens.
Ouvrage recensé– Arnaud Esquerre, Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d’expression au cinéma, Paris, Fayard, 2019.
Du même auteur– La manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, Paris, Fayard, 2009.– Les os, les cendres et l'État, Paris, Fayard, 2011.– Prédire. L'astrologie au XXIe siècle en France, Paris, Fayard, 2013.– Théorie des événements extraterrestres, Paris , Fayard, 2016.– Avec Luc Boltanski, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2017.
Autres pistes– Luc Boltanski, De la critique, Gallimard, 2009– Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L'Amour de l'Art : les musées et leur public, Éditions de Minuit, 1966– Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français. La Découverte, 2000 – Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Éditions de Minuit, 1970– Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008