Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arno J. Mayer
Étude comparative des contextes d’émergence et de développement des révolutions française (1789) et russe (1917), cet ouvrage rappelle combien l’histoire ne s’écrit pas au futur : marche après marche, elle s’établit en fonction des mouvements et des contraintes qui s’opèrent au cœur du présent. Déterminée à « caresser l’histoire à rebrousse-poil » – pour reprendre une expression chère à Walter Benjamin –, cette étude de Mayer bouleverse le regard habituellement porté sur la violence des révolutions : en effet, il apparaît que sa cause première n’est pas l’idéologie, mais le contexte national et international qui y pousse de façon primordiale et décisive.
Comme l’écrivait Trotski dans son autobiographie, « la révolution est la révolution parce qu’elle ramène toutes les contradictions de son développement à une alternative : la vie ou la mort ».
Dans ces conditions, par définition, lorsque la révolution se produit dans un pays, son déclenchement s’accompagne automatiquement de son pendant : la contre-révolution. C’est ainsi qu’ensemble, révolution et contre-révolution inaugurent une interaction et une dialectique qui, dans les faits, se traduisent par un combat à mort ; combat qui ne peut prendre fin qu’une fois l’un des deux adversaires entièrement défait, détruit et enterré pour de bon. Relativement différent des conflits qui peuvent exploser entre États sur le plan extérieur, ce combat se caractérise alors par une guerre intérieure, une« guerre civile ».
Avec l’émergence de l’élément révolutionnaire, puis de son corollaire contre-révolutionnaire, le terrain politique se scinde rapidement le long de ce que Carl Schmitt décrit comme un « clivage ami / ennemi ». Pour autant, ces deux-là sont inséparables jusque dans la tombe : oppositions dialectiquement liées et aussi mortellement incompatibles que vérité et mensonge, lumière et ténèbres, rupture et continuité, libération et oppression, salut et damnation, espoir et désillusion.
Et comme l’explique Arno Mayer, « cette bipolarisation se fait particulièrement féroce lorsque, face à cette résistance [contre-révolutionnaire], la révolution promet et menace tout à la fois d’entreprendre une refondation radicale du corps politique et social » (p.16). Or, précisément, ce fut le cas en France à partir de 1789, avec, au sommet de la contestation, le mot d’ordre « Liberté ! », et en Russie à partir de 1917, avec, à ce même sommet, le mot d’ordre « Égalité ! ».
Toutes les révolutions n’ont pas eu la même portée que celles qu’eurent la révolution française, au XIXe siècle, et la révolution russe, au XXe siècle. Par exemple, la révolution des Œillets, au Portugal, en 1974, ou, plus proche, la révolution ukrainienne dite « révolution orange », en 2004, ne portaient pas de message universel. Elles se sont en fait limitées à des bouleversements intérieurs qui n’ont nullement outrepassé le cadre d’émergence de leurs frontières respectives.
À l’inverse, la révolution française et la révolution russe eurent un retentissement planétaire. C’est en ce sens que Arno Mayer distingue « révolutions » et « révoltes » : « les grandes révolutions sont épidémiques et cosmiques, contrairement aux révoltes, endémiques et territoriales » (p.22).
Or, à l’échelle de ces deux révolutions qui, à plus d’un siècle d’écart, se sont produites au cœur de deux grands pays et acteurs majeurs du système international, la révolution n’a pas seulement entraîné, dans son sillage, la contre-révolution et la guerre civile. Elle a également provoqué et entretenu le risque et la réalité perpétués de la guerre extérieure : de 1792 à 1815 dans le cas de la France révolutionnaire, et de 1917 à 1991 dans le cas de la Russie révolutionnaire.
Dans ces conditions, révolution et politique internationale se révèlent très étroitement imbriquées. Dans les faits, « la guerre extérieure, forme principale et sans doute la plus banale de violence collective meurtrière, [a été] l’un des principaux agents de radicalisation de la révolution ». De fait, en 1792-1794 comme en 1917-1921 (puis tout au long des années 1930), la révolution française et la révolution russe étaient sur le point d’être renversées par les Etats contre-révolutionnaires qui s’étaient alliés au sein de coalitions militaires déterminées à les abattre pour éviter la contagion. En résumé, révolution française et révolution russe « prirent l’une comme l’autre une résonance et une portée historique mondiales en raison de l’universalisme réel et virtuel de leurs idées et de leurs projets messianiques ». Or, « la contre-révolution n’a pas été innocente ». Elle était « réelle et tangible ». Et à certains moments clés, elle a même été « à deux doigts de l’emporter » (en France comme en Russie).
Se mêlant à l’idéologie, le processus suivant s’est donc mis en place pour se déployer jusqu’aux extrêmes : la révolution menace de s’étendre au monde entier, celui-ci y réagit énergiquement, et, peu à peu, guerre civile et guerre extérieure fusionnent pour ouvrir la voie à une violence exponentielle.
Comme l’explique Arno Mayer, « son idéologie, qui perturbe le système international, fait de la révolution, par essence, un phénomène d’histoire mondiale ». Et dans la mesure où son ambition est totale jusqu’au niveau international, la révolution se traduit nécessairement par une résistance active de la part des Etats qui, en y étant opposés, se rangent automatiquement dans le camp de la contre-révolution. Ce phénomène fut patent dans le cas de la révolution française comme dans celui de la révolution russe.
En effet, à l’intersection des XVIII-XIXe siècles, la question d’abattre l’Ancien Régime et l’arbitraire intéressait et menaçait toutes les monarchies européennes. De même qu’au XXe siècle, la question d’établir le communisme visait et concernait bien l’ensemble des États composant le système international.
Or, au temps de la révolution française comme au temps de révolution russe, « le régime révolutionnaire impudent et les grandes puissances hostiles se méprenant sur leurs capacités réciproques et se méfiant de leurs intentions respectives, l’idéologie pénétra de plus en plus la politique internationale, augmentant ainsi les risques et la fréquence de la guerre » (p.22).
Mais ce processus ne fut pas seulement observable et effectif au niveau extérieur. Parallèlement et par addition, il vint se mêler au processus de guerre civile qui opérait déjà à l’échelon intérieur. Ce qui contribua à radicaliser le cycle infernal de violence, de vengeance et de terreur, tout à la fois révolutionnaires et contre-révolutionnaires, qui y avait déjà cours.
Dans ces conditions, véhicule d’une peur panique de la contagion, la révolution « fait figure de spectre menaçant et omniprésent aux yeux des puissances étrangères » ; puissances qui, dès lors, « deviennent ainsi le moteur de la résistance sur la scène mondiale en même temps qu’à l’épicentre même du séisme révolutionnaire » (p.32).
Surtout, ce faisant, les dirigeants révolutionnaires français et russes se virent contraints d’adopter des décisions radicales qui, de nature interne, ont été intimement dictées par la réalité, perçue et avérée, d’un monde extérieur effectivement hostile et tout aussi radicalement déterminé à les abattre. Or, mus par la sauvegarde de leurs embryons de révolutions, les révolutionnaires n’ont eu qu’une seule idée en tête : le salut de la révolution comme loi suprême.
À contre-courant de nombreuses idées reçues, Arno Mayer analyse que « les terreurs de la révolution russe ne devaient pas davantage aux idées des « pères » du socialisme que celle de la révolution française aux idées des « pères » des Lumières » (p. 37). En d’autres termes, la terreur, la radicalité et la violence des Jacobins et des Bolcheviks ne provenaient pas de leur idéologie. Elles étaient contingentes et corrélées à la situation d’urgence dans laquelle la contre-révolution nationale et internationale les avaient placés.
Ce constat est d’autant plus patent que les décisions les plus catégoriques, prises par les révolutionnaires français et russes, le furent aux moments où la survie de la révolution était la plus grandement menacée par l’intervention militaire extérieure.
C’est ainsi que, dans le cas de la révolution française, le décret sur la levée en masse, la proclamation de la Terreur, l’adoption de la loi des suspects, et l’exécution de Louis XVI, intervinrent en 1793, soit au moment critique où la coalition militaire contre-révolutionnaire étrangère (avec, entre autres puissances, l’Angleterre, la Prusse, la Hollande et l’Espagne) menaçait l’ensemble des frontières de l’État révolutionnaire français en passe de se retrouver submergé et renversé.
De même, c’est en 1918, soit au moment où la révolution russe était militairement bravée et étouffée par une coalition militaire réunissant, entre autres puissances et sur tous les fronts, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et le Japon, que le gouvernement bolchevique se hâta de créer l’Armée rouge, d’adopter le décret sur la « Patrie socialiste en danger », de proclamer « la Terreur Rouge », et d’exécuter Nicolas II, soupçonné, comme, à son époque, Louis XVI, d’encourager à la fois la contre-révolution intérieure et l’intervention militaire étrangère.
En ce sens et de façon décisive, la guerre extérieure s’est donc chargée d’orienter et de révolutionner le cours intérieur de chacune de ces révolutions. C’est ainsi – en effet – que, confrontés à la menace de périr, « le Comité de salut public (français) et le Conseil des commissaires du peuple (soviétique) eurent recours à la terreur pour imposer la conscription, les contrôles des prix et des salaires, les réquisitions alimentaires, et la confiscation des biens du clergé » (p.22).
L’une comme l’autre animées par la dialectique de la révolution et de la contre-révolution internes et externes, les Furies de la révolution française et de la révolution russe furent sensiblement analogues.
En effet, en 1789-1795 comme en 1917-1922, la combinaison de la guerre civile et de la guerre étrangère occasionna davantage « de victimes que les exécutions et les tourments de la terreur politique proprement dite » (p.66). Pour autant, leurs contextes d’émergence et de développement respectifs furent aussi différents que les voies qu’elles devaient, chacune, finir par emprunter : l’extériorisation dans le cas de la révolution française, l’intériorisation dans celui de la révolution russe.
La révolution française a émergé dans un contexte de paix et ne fut bravée par une coalition militaire contre-révolutionnaire que trois ans après avoir éclaté, autrement dit en 1792. Cette circonstance est d’autant plus significative qu’il convient de rappeler qu’à la différence des dirigeants soviétiques, ce sont les dirigeants révolutionnaires français qui ont déclaré la guerre aux monarchies européennes, choisissant, par ce biais, d’extérioriser leur fait révolutionnaire à la pointe de leurs baïonnettes. En ce sens, Marx et Engels feront remarquer que les dirigeants révolutionnaires français – des Montagnards à Napoléon en passant par les Jacobins – auront finalement « perfectionné la terreur en substituant la guerre permanente à la révolution permanente ».
À l’inverse, la révolution russe a surgi tandis que la Grande Guerre faisait encore rage. D’une part, la contre-révolution militaire intérieure s’est manifestée dès le début du mois de novembre 1917 (soit quelques jours, à peine, après l’insurrection d’Octobre 1917). D’autre part, l’intervention militaire d’une coalition d’Etats anticommunistes s’est employée au renversement du gouvernement bolchevique dès le mois d’avril 1918. S’en est suivie la perpétuation d’une guerre civile économiquement et militairement soutenue de l’extérieur jusqu’aux abords de l’année 1922.
De fait, contrairement à la France révolutionnaire – et cette situation se prolongea tout au long de l’entre-deux-guerres ainsi qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale –, la Russie soviétique fut continûment traitée en paria. Epuisée qu’elle était en 1921-1922, elle se révéla incapable de porter la révolution au-dehors. Toute la violence de la révolution et de la contre-révolution fut donc dirigée et répercutée vers l’intérieur. Et de la sorte, en l’isolant économiquement et politiquement, le monde extérieur prépara ainsi le terrain au « socialisme dans un seul pays » cher à Staline » ; prélude à l’autarcie mortifère dans laquelle la révolution russe se vautra jusqu’à la fin de la Guerre Froide.
Le savant britannique Edward Hallet Carr considérait que « ce qui intéresse l’histoire, c’est la relation entre le particulier et le général ». À cet égard, il ajoutait que « l’historien ne peut pas plus les disjoindre ou donner à l’un le pas sur l’autre qu’il ne peut séparer le fait de son interprétation ».
À travers son étude comparée de la violence et de la terreur dans les révolutions française et russe, Arno Mayer perpétue brillamment cette tradition : s’attacher à examiner les révolutions à la lumière des contraintes extérieures qui pèsent inévitablement sur elles à partir du déchaînement (tout à la fois intérieurs et extérieurs) de la contre-révolution.
Plus largement, la démarche incite à se remémorer que, dialectiquement et de façon générale, « les relations transnationales ont contribué à la naissance de toutes les crises sociales révolutionnaires et [que] leur influence s'est toujours fait sentir sur l'issue et sur la forme des luttes révolutionnaires » (Theda Skocpol).
Difficilement critiquable tant la proposition d’étudier les révolutions à partir et en fonction de leurs gravitations extérieures est novatrice et pertinente, la démarche mise en œuvre par Arno Mayer tend parfois à omettre le poids et la force que peuvent présenter certaines personnalités parties prenantes du cours de l’histoire.
De fait, attachant peut-être un peu excessivement ce rôle englobant qu’il attribue à la dialectique nationale et internationale de la révolution et de la contre-révolution, un examen plus approfondi des personnalités de Staline et de Trotski – notamment pour la charnière de 1927 – eût sans doute été plus éclairant pour comprendre pourquoi le second fut supplanté par le premier.
De même, pour ce qui est du processus révolutionnaire français, une nuance plus marquée de sa dynamique interne – et de plusieurs personnalités très en vue de l’époque – eût pu être des plus appropriées pour saisir l’opposition fondamentale qui, longtemps, divisa Montagnards et Jacobins. Opposition perpétuée jusqu’à ce que la mainmise napoléonienne, en exacerbant et en systématisant la guerre extérieure permanente, ne tranche définitivement entre aspiration bourgeoise, d’une part, et velléités socialistes, d’autre part.
Aspiration et velléités contraires d’une France que, finalement, le Directoire, le Consulat puis l’Empire, affermirent par-delà ces oppositions perpétuées jusqu’à la Restauration monarchique de 1815.
Ouvrage recensé– Arno J. Mayer, Les Furies. Violence, vengeance, terreur aux temps de la révolution française et de la révolution russe, Paris, Fayard, 2002.
Du même auteur– La persistance de l’Ancien Régime : l’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1983.– La « solution finale » dans l’histoire, Paris, La Découverte, 1990.
Autres pistes– Edward Hallet Carr, Qu’est-ce que l’histoire ?, Paris, La Découverte, 1988.– L’Ère des révolutions (1789-1848), Paris, Fayard, 1970.– Theda Skocpol, Etats et révolutions sociales, Paris, Fayard, 1995.– Trotski, Ma vie, Paris, Gallimard, 1953.