Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arthur Danto
Qu’il y a-t-il de commun entre un sonnet de Shakespeare, un monochrome de Malevitch et une symphonie de Beethoven ? Ce sont trois œuvres d’art, mais qu’est-ce qui, en chacune d’elles, fait que c’est de l’art ? Et comment distinguer une œuvre d’un simple objet ? Définir l’art est complexe parce que ses formes sont très diverses et ne cessent d’évoluer. C’est pourtant à cette tache ambitieuse qu’Arthur Danto s’attèle dans cet ensemble d’articles. Il livre la clé pour tenter de définir ce qui constitue une œuvre d’art.
En 1964, devant les Boîtes Brillo d’Andy Warhol, Arthur Danto est frappé par le fait que l’œuvre est parfaitement indiscernable des boîtes de la marque Brillo vendues dans le commerce. Si cette question le préoccupe, c’est qu’elle l’oblige à repenser la manière dont il faut définir l’art.
Normalement, comme tout concept, celui-ci devrait pouvoir se comprendre à partir de ce que la tradition logique, chère à Danto, a nommé une intension et une extension. L’intension est la liste des caractéristiques qui forment la définition du concept. Mais dans le cas de l’art, ces caractéristiques semblent impossibles à déterminer, car il existe une bien trop grande diversité de pratiques artistiques et chacune est en perpétuelle évolution. Même l’esthétisme, qui est la caractéristique la plus souvent mentionnée pour définir l’art, varie en réalité d’une époque à l’autre, et même d’un individu à l’autre. Si l’art est indéfinissable, pour le saisir on peut alors toujours se tourner vers son extension : les œuvres d’art elles-mêmes.
De la même manière que l’on identifie à un air les membres d’une même famille, on doit pouvoir reconnaître des similarités entre les œuvres Mais c’est ici que les Boîtes Brillo et les autres ready mades posent problème. Car ces objets du quotidien exposés ne sont précisément pas reconnaissables en tant que tels. Problématique à définir comme à reconnaître, l’art doit donc être repensé. C’est en en faisant un concept ouvert, c’est-à-dire sans définition fixe, que la plupart des philosophes du XXe siècle se sont saisis du problème. Mais contre cet abandon de définition et contre les critères classiques (comme celui de la beauté esthétique) remis en cause par l’art contemporain, Danto veut penser l’essence de l’art, applicable à tous les arts et à toutes les époques.
Depuis l’avènement de l’art contemporain, il est parfois très difficile de déterminer si un objet doit avoir le statut d’œuvre d’art. Car certains objets utilitaires revendiquent par ailleurs leur esthétisme (c’est le cas des objets design, de la haute couture ou encore des maisons d’architecte) et à l’inverse certaines œuvres d’art sont ou ressemblent à des objets du quotidien.
C’est particulièrement le cas des ready mades évoqués par Danto. Ces objets utilitaires parfois exposés par l’artiste sans la moindre transformation matérielle sont indiscernables de simples objets fonctionnels. En effet, si on ne se fonde que sur la perception, qu’est-ce qui permet de discerner les Boîtes Brillo d’Andy Warhol (1964) de celles que l’on trouvait alors dans le commerce ? Absolument rien. Et pourtant les premières sont reconnues comme une œuvre d’art unique de renommée mondiale, alors que les secondes sont produites en série et vendues à un prix modique pour être utilisées et jetées. Si le statut d’œuvre d’art n’est pas arbitraire ou uniquement relié à la réputation établie d’un artiste, alors quelque chose les distingue bien ; mais c’est invisible. Ce n’est donc plus en partant de l’observation des œuvres que l’on pourra définir l’art.
Mais pour Danto, l’art contemporain ne fait que révéler un problème qui aurait toujours existé en art. Car même si dans l’art classique et moderne, les œuvres étaient plus aisément identifiables en tant que telles, il était déjà vain de partir de leur observation. En effet, observer les pratiques artistiques pour offrir une théorie de l’art revient à faire des théories un simple miroir des œuvres. Or ces œuvres évoluent sans cesse.
Tout se passe donc comme si leurs miroirs renvoyaient une image perpétuellement obsolète. Ainsi, quand on se fonde sur ce que font les artistes pour définir l’art, on ne fait que raconter une histoire de l’art, fatalement au passé, mais on ne dit pas ce qu’est l’art de tout temps. Or, c’est ce qu’ambitionne de faire Danto.
Il faut chercher la nature de l’art en dehors du monde des apparences. Mais un autre monde existe-t-il réellement ? Pour Danto oui, et ce monde est celui de la signification. Une signification ne se perçoit pas : elle se connaît ou se comprend. Le spectateur d’une œuvre peut s’exclamer « C’est de l’art » si, grâce à ses connaissances générales, il comprend la signification de l’objet qui lui fait face. Prenons l’exemple d’un artiste décidant de réaliser des fresques évoquant les grandes lois scientifiques. Il peindrait une ligne horizontale sur un mur et un point sur le mur opposé. Il faut pouvoir sortir de la perception ordinaire pour comprendre que le trait noir n’est pas qu’un trait noir, mais a une signification : il représente le chemin d’une particule isolée. Et que les deux peintures prises ensemble représentent la première loi du mouvement de Newton. Grâce à nos connaissances, on peut donc entrer dans le monde de l’art.
Mais si seules les connaissances de l’histoire de l’art et des idées nous permettaient de définir et de reconnaître l’art, celui-ci ne serait accessible qu’à une infime part de la population. Or ce n’est pas le cas. Lorsqu’on connaît mal l’art, son accès est parfois plus limité, sans pour autant être clos. C’est pour cette raison que Danto montre que la subjectivité de l’artiste, que l’on peut comprendre sans bénéficier de connaissances, contribue à former le monde de l’art. Car l’artiste rêve les objets qu’il utilise et l’époque dans laquelle il vit. Ce rêve éveillé s’incarne dans ses œuvres. Ainsi, devant l’amoncellement de Boîtes Brillo pensé par Andy Warhol et laissé à la contemplation, nul besoin d’avoir appris les théories du Pop Art ou du ready made pour ressentir tout le poids de la consommation de masse et la signification critique qui s’en dégage.
Si Danto définit l’art par la signification, ce n’est donc pas pour valoriser la connaissance théorique. Il pense même que les connaissances seules nous éclairent finalement peu sur le monde. Il le montre en comparant la manière dont la philosophie et l’art ont pu traiter du corps. Quelle que soit sa densité, la philosophie n’est pas parvenue à nous éclairer sur ce qu’est un corps tel qu’on le vit, c’est-à-dire incarné dans la chair. Tandis que la peinture chrétienne a pu évoquer sans détour le corps souffrant.
L’art, pour Danto, peut incarner des significations que notre esprit à pourtant perdues, comme celles du rapport originaire au monde datant de la petite enfance. C’est notamment pour lui ce que parvient à faire la peinture de Willem de Kooning, qui « remplit ses tableaux d’expériences infantiles, telles que sucer, toucher, mordre, excréter, retenir, barbouiller […] » (p.101). Ce qui réunit toutes les œuvres d’art et tous les artistes, pour Danto, est donc bien qu’ils transmettent du sens à travers des objets et à nous faire vivre ce sens. L’œuvre d’art est une signification incarnée.
Selon Danto, il faut distinguer deux mondes : le monde ordinaire et le « monde de l’art ». Si un monde est une totalité d’objets, alors le monde ordinaire serait formé de tous les objets techniques, utilisés dans la vie quotidienne, tandis que le monde de l’art se composerait des œuvres d’art. Et un monde étant régi par des lois, on peut dire que la loi du monde ordinaire est la perception tandis que la loi du monde de l’art est la signification. Dans ce monde, l’essence des objets est en effet une signification incarnée, saisie par notre sensibilité et par nos connaissances.
Ainsi, dans le monde ordinaire, il n’y a effectivement pas de différence entre les Boîtes Brillo de Warhol, entassées comme dans l’entrepôt d’un supermarché, et des boîtes commercialisées en grande surface. Mais dans le monde de l’art, les premières sont des œuvres qui incarnent le poids et l’absurdité de la consommation de masse ; tandis que dans le monde ordinaire, les secondes se consomment.
Ces deux mondes ne sont cependant pas fermés sur eux-mêmes. Danto utilise dans son article « Le monde de l’art » une analogie éclairante : le monde de l’art se rapporterait au monde réel comme la Cité de Dieu se rapporte à la cité terrestre, pour les chrétiens. Et de la même manière que les chrétiens sont à la fois citoyens de la cité terrestre et de la Cité de Dieu, les objets jouissent de cette double citoyenneté. Les Boîtes Brillo d’Andy Warhol sont aussi bien des boîtes de détergent (du monde réel) qu’une œuvre d’art (du monde de l’art). Chaque artiste se fait donc le douanier d’une frontière entre deux mondes, permettant aux objets de circuler de l’un à l’autre. Et le spectateur peut également voyager d’un monde à l’autre, en sortant du rapport utilitaire aux objets, pour les contempler d’une manière désintéressée, avec ses connaissances et sa sensibilité.
Cette expression « monde de l’art » a souvent valu à Danto d’être assimilé, à tort, à un partisan de la définition institutionnelle de l’art, notamment telle que défendue par le philosophe George Dickie dans les années 1960. Cette thèse affirmait que la définition de l’art dépendait entièrement de la façon dont on définissait le « monde de l’art ». Mais l’expression était prise en un sens plus sociologique, de la même manière qu’on parlerait du « monde de l’édition » ou du « monde du cinéma », pour référer à ses codes, ses réseaux d’influence et ses institutions. Ainsi, un objet était de l’art si le monde de l’art l’acceptait comme tel. Mais Danto n’adhère pas à cette thèse et montre même qu’elle ne fait que repousser le problème de la définition. Danto reprend donc bien la même expression, mais le monde de l’art réfère chez lui à un monde d’objets définis par une nature précise.
Une conséquence capitale de ce travail de définition est qu’il tranche l’une des questions les plus épineuses concernant l’art, à savoir : une œuvre doit-elle nécessairement être esthétique, c’est-à-dire produire une impression de beauté ? Cette question est problématique, car on peut répondre d’un côté que les œuvres d’art sont les seuls objets à être autotéliques, c’est-à-dire à n’avoir aucun but extérieur à eux (au sens strict, ils ne servent à rien, n’ont pas de fonction) et donc que la seule finalité qu’on peut leur attribuer est interne.
Autrement dit, être de beaux objets. Mais d’un autre côté, la beauté est subjective, ce qui signifie que si une œuvre d’art se définit par sa beauté, sa reconnaissance en tant que telle dépendra entièrement de sa réception dans le regard des spectateurs. Cela reviendrait à renoncer à définir l’art : il n’aurait qu’un statut et pas d’essence.
La réponse que Danto apporte à ce problème est qu’il faut réviser la notion d’esthétique. En effet, sa définition de l’art est que celui-ci est la production d’objets incarnant des significations. Qu’elle soit esthétique ou non n’est plus nécessaire pour l’auteur, mais contingent. Il souligne bien le rôle qu’a pu jouer l’esthétique dans le renouvellement des pratiques artistiques, et notamment à la Renaissance, mais pense que cela ne peut pas constituer un critère essentiel de définition de l’art. Précisément, parce qu’à toute époque, les pratiques artistiques ont pu être en décalage avec les normes esthétiques, sans pour autant cesser d’être de l’art. Certains artistes n’hésitant pas à produire des œuvres considérées comme laides, comme Marcel Duchamp et son urinoir baptisé Fontaine (1917), ou de mauvais goût, comme les œuvres kitsch.
Enfin, la découverte des ready made repose avec davantage d’acuité la question du lien entre beauté esthétique et œuvre d’art, mais elle n’en change pas la réponse : pour Danto il a toujours été erroné d’associer intrinsèquement l’art à l’esthétisme. Face à l’art contemporain, il refuse donc la thèse courante consistant à affirmer que le but de l’art, même lorsqu’il représente la banalité, l’ordinaire et même le trivial, serait de nous révéler la beauté cachée du monde. Il peut le faire, mais à l’inverse, une œuvre d’art qui ne remplirait pas ce rôle ne cesserait pas pour autant d’être une œuvre d’art. L’esthétique, qui a longtemps été appréhendée comme la finalité de l’art, se voit donc reléguée par Danto au statut de simple moyen, sa fin étant l’incarnation de significations.
Les six articles de Danto développent la thèse défendue dans « Le monde de l’art » dès 1964, rédigé après avoir découvert l’œuvre d’Andy Warhol, et en tirent les conséquences. L’expression même de « monde de l’art » a souvent entraîné une confusion avec les théories institutionnelles de l’art, renonçant à attribuer une essence à l’art et ne lui accordant qu’un statut reconnu par un ensemble d’acteurs et d’institutions.
Mais avec cet ouvrage, on voit qu’il n’en est rien : Danto réussit à penser une véritable essence à l’art, quel que soit son contexte culturel ou historique. Il marque ainsi la théorie artistique en offrant non seulement une définition de l’art, mais une véritable ontologie, c’est-à-dire une théorie portant sur son essence.
Avoir pensé une véritable essence à l’art est la force de la thèse de Danto, mais également la principale source des critiques qu’on peut lui adresser. On peut en effet douter qu’une définition transhistorique de l’art soit valable.
Car on ne peut nier que le contexte technique, politique et esthétique de création des œuvres a une immense influence sur l’œuvre créée. Si bien qu’il semble bien impossible d’établir une définition valable à toute époque. Et on peut même se demander si la définition de l’art avancée par Danto n’est pas uniquement valable pour les courants artistiques du XXe siècle.
En effet, les sculptures antiques incarnaient-elles vraiment une quelconque signification ? Et les natures mortes hollandaises du XVIIe siècle ? Afin de répondre à cette critique, Danto a développé dans son ouvrage L’Assujettissement philosophique de l’art une philosophie de l’histoire de l’art montrant que sa définition était valable à toute époque.
Ouvrage recensé– Ce qu’est l’art, Paris, Post-Éditions, coll. « Questions théoriques », 2015.
Du même auteur– « Le monde de l’art », Philosophie analytique et esthétique (p. 183-198), Paris, Klincksieck, 1988. – L’Assujettissement philosophique de l’art, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1993.– Andy Warhol, Paris, Les Belles Lettres, 2011.
Autres pistes– Mélissa Thériault, Arthur Danto ou l’art en boîte, Paris, Éditions L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2010.