Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arthur Schopenhauer
Écrit posthume inachevé, originellement intitulé Eudémonologie (science du bonheur), L’Art d’être heureux est une reconstitution de textes et réflexions épars sous forme d’un petit traité de philosophie pratique regroupant 50 règles de vie édictées par Schopenhauer et destinées d’abord à lui-même. Dans cette véritable sagesse vécue, le philosophe nous livre quelques clefs pour atteindre une existence supportable et contrer les difficultés qui se présenteront inéluctablement à nous chaque jour de notre vie. Il nous offre ici une conception négative du bonheur comme absence de souffrance.
Volontiers qualifié de pessimiste, Schopenhauer, après avoir rencontré des problèmes financiers, devient professeur à l’Université de Berlin en 1818 mais, déçu de cette expérience, il se consacre à la rédaction de son texte majeur, Le Monde comme volonté et représentation (1818) qui, malgré ses espérances, ne rencontre pas le succès escompté.
Ses déconvenues lors de ses années berlinoises le poussent, à partir de 1822, à recenser régulièrement dans un cahier des citations, des maximes, des règles de vie d’auteurs variés, portant sur le bonheur. Il s’en inspirait dans ses écrits, mais tenait aussi ce cahier dans le but de concevoir un véritable « catalogue de règles de comportement » (p.15) sur le modèle de celui du jésuite espagnol Baltasar Gracián dont la vision du monde, reposant sur une forme de pessimisme désillusionné, était en affinité avec la sienne.
Si « la vie oscille, comme un pendule, de la souffrance à l’ennui », selon son expression célèbre, cet ouvrage est la preuve qu’il croyait en la possibilité d’accéder à une certaine sagesse pratique afin de rendre l’existence sinon heureuse, du moins vivable. Ce traité est resté inconnu jusqu’à peu. En effet, il s’agissait de propos épars et d’un traité inachevé qui a nécessité un travail de reconstitution. On peut le garder avec profit près de soi, sur sa table de chevet. Chacune des recommandations vise à exhorter de manière pédagogique ; c’est une véritable « lucidité vécue » (p.13). Il ouvre le chemin vers « une voie moyenne », selon le mot d’Aristote, qui n’exclut pas les autres comme fins en soi, et n’oblige pas à se livrer bataille à soi-même.
Éviter les extrêmes consiste à ne pas se forger un état d’esprit stoïque, ce qui reviendrait à se priver et à renoncer, mais à ne pas non plus vivre aux dépens des autres.
Dans Le Monde comme volonté et représentation (1818), Schopenhauer exposait sa thèse sur la félicité : « Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée ; au fond ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera infailliblement ou une peine nouvelle, ou bien quelque langueur, une attente sans objet, l’ennui. »
En somme, qu’on puisse définir ou non le bonheur, Schopenhauer estime que la définition serait de toute façon purement négative, car il n’est pas dans la vie d’état durable de satisfaction complète : le bonheur, c’est l’absence momentanée d’une insatisfaction, d’une souffrance, mais aucune présence, aucune jouissance ne peut durer suffisamment pour être ce que l’on appellerait le bonheur.
Selon lui, le malheur, c’est de rechercher le bonheur. Il faudrait donc supprimer le désir, l’expression du vouloir-vivre, car il est insatiable, et absurde. Le bonheur, c’est la négation du désir : l’extinction bouddhiste de la volonté, pour atteindre le nirvana. Mais de là naît le paradoxe : viser l’extinction du désir, n’est-ce pas encore supposer le désir de bonheur ?
Dans son Eudémonologie, Schopenhauer se fonde sur trois points essentiels considérés comme conditions de possibilités du bonheur. Ces points différencient les êtres humains entre eux.
En premier lieu, il importe de déterminer ce qu’est quelqu’un, du point de vue à la fois physique et moral. La personnalité d’un individu comprend, au sens large, « la santé, la force, la beauté, le caractère moral, l’esprit et la formation de l’esprit » (p.113). Les hommes sont naturellement différents sur ce point et auront de la peine à infléchir leur nature première, qui est immuable.
Les deux autres biens participant au bonheur se situent à l’extérieur de soi. Il s’agit des biens matériels et de ce que nous représentons, c’est-à-dire de l’opinion que les autres se font de nous. Ils font partie de ce qui est objectif et, contrairement à ce que l’on est, ils peuvent être, dans une certaine mesure, modifiés par nos actions. Souvent, nous leur attribuons une influence démesurée sur notre souffrance ou notre bonheur. Par exemple, nous sommes préoccupés par le fait d’amasser des biens alors que cela ne saurait nous rendre plus heureux car, dès lors qu’un manque est comblé, un autre lui succède : « La richesse ressemble à l’eau de mer : plus on en boit, plus on a soif » (p.44).
Quant à l’opinion que les autres se font de nous, elle n’est que vanité. On peut certes se consoler un instant de ne pas avoir une humeur gaie ou de posséder peu de biens en se grisant des compliments qu’on nous fait ou de la reconnaissance que nous accordent les autres hommes ; mais ce goût de la flatterie nous soumet aussi à la tristesse et à la déception que pourrait susciter un reproche. L’homme soucieux de sa réputation est donc esclave. En effet, les honneurs d’autrui comme les possessions sont subordonnés à la fatalité et au hasard. Le seul bien qui vaille et dont on puisse jouir est donc le premier : notre personnalité.
Bien qu’il soit le plus difficile à changer, celui sur lequel nous avons le moins d’emprise, le premier point – ce que l’on est, c’est-à-dire la part de subjectif en soi – demeure sans doute le plus important pour accéder au bonheur. En effet, notre vie intérieure détermine notre représentation du monde. Le tempérament de l’individu, potentiellement sujet à quelques légères variations sous l’influence de l’extérieur, définit ses sensations, ses perceptions, ses jugements et sa souffrance a priori. Toute la richesse est en soi-même et non dans le monde extérieur. En conséquence, il faut accepter ce fait que la souffrance vient de nous.
Ainsi, avant tout, Schopenhauer insiste sur l’impossibilité d’être heureux sans une bonne santé, car celle-ci nous permet de percevoir les événements sous un jour favorable. La santé est le plus grand bien, le sol dans lequel s’enracine le bonheur, car elle s’accompagne de bonne humeur. Celle-ci nous permet de percevoir même les déconvenues avec philosophie. « Un mendiant en bonne santé est plus heureux qu’un roi malade », plaide le philosophe.
Toutes nos actions doivent donc concourir à nous maintenir en bonne santé : il faut « chercher avec zèle à conserver une santé parfaite » (p.58) en évitant tous les excès du point de vue physique, intellectuel et moral. Enfin, faire au moins deux heures d’exercice intense à l’air libre préserve notre santé. Platon déjà liait système digestif, système nerveux et humeur.
Reprenant la distinction platonicienne, Schopenhauer décrit deux types de tempérament : le grincheux, duskolos, très sensible aux émotions désagréables, qui ne se réjouit pas quand l’issue est favorable et s’irrite quand elle est défavorable ; et son contraire, l’eukolos, celui qui est d’humeur gaie et non seulement se réjouit quand l’issue est favorable mais ne va pas s’irriter quand elle ne l’est pas. L’un vit dans le désespoir, ressent un mal-être permanent et nourrit un fort attrait pour le suicide, tandis que l’autre vit dans la joie quoiqu’il advienne. Cela fait dire au philosophe « qu’en tout individu la mesure de souffrance qui lui est inhérente serait déterminée une fois pour toutes par sa nature » (p.46).
Il faudra dès lors plutôt s’appliquer à se connaître parfaitement soi-même en tant qu’individualité. Cette connaissance parfaite de soi – de notre volonté et de nos capacités – est ce que le philosophe appelle caractère acquis.
En effet, la connaissance de notre caractère acquis permet de nous adapter à notre nature, d’aiguiller nos choix et de saisir quelles sont nos forces et nos faiblesses d’esprit et de corps. Une telle connaissance permet de mettre au jour notre volonté immuable et vraie. La seule manière d’accéder au bonheur est de chercher à tirer avantage de sa personnalité grâce à une formation de qualité, apte à nous apprendre qui nous sommes et à développer nos qualités innées.
La réalité nous offre de nombreux exemples de la préséance du tempérament sur tout le reste. Ainsi, nous ne sommes jamais durablement heureux ou malheureux à la suite d’une grande joie ou d’une grande douleur car nous nous y habituons. Notre tempérament reprend rapidement le dessus. Si nous sommes de tempérament mélancolique, nous trouvons toujours une cause à notre douleur et en faisons la cause principale du jour. Celle-ci est toujours là en puissance, masse informe, et prend autant de visages différents que se profilent de possibilités. La preuve en est que, si une cause disparaît, une autre naît.
Seul moyen de conjurer notre mal : choisir une trajectoire adéquate. On en voit certains s’affairer en tous sens, aller d’activités en activités sans jamais suivre une ligne droite, car ils n’ont pas pris le temps de se connaître et de se donner des règles appropriées, c’est-à-dire mettant en valeur leurs dispositions naturelles pour certaines tâches. Ceux-ci sont perdus, car ils ne peuvent rien achever et ne peuvent donc jamais être satisfaits d’eux-mêmes: « Nous ne sommes en mesure d’aller vraiment, avec sérieux et succès, au bout de nos aspirations au plaisir, à l’honneur, que si nous abandonnons tout désir qui leur est étranger, si nous renonçons à tout le reste. » (p.35). Mener à bien ses projets permet au moins de gagner l’estime de soi nécessaire au bonheur.
Se connaître soi-même, c’est-à-dire savoir ce qui nous correspond, nous épargne bien des maux, dont le douloureux sentiment de la jalousie. Celle-ci est presque toujours le fait de ceux qui ignorent qui ils sont et se laissent tenter et séduire par des objets inappropriés : en voyant les autres et en considérant leurs possessions ou leurs réalisations, ils les envient.
Cependant, la manière de vivre des autres ne conviendrait sans doute pas à leur personnalité et en réalité, s’ils étaient clairvoyants, il leur paraîtrait évident que pour rien au monde ils ne prendraient la place d’un autre au risque de devoir lutter contre leur nature et d’être malheureux à jamais. Au mieux, on pourrait envier le plaisir que prennent les autres ou la satisfaction qu’ils tirent de la réalisation d’actions qui leur correspondent.
Au rang des ennemis du bonheur, les deux plus grands sont la douleur et l’ennui. Pour y échapper, le seul moyen est de se plonger dans l’activité. D’ailleurs, celui qui n’est pas dans l’action s’ennuie. L’être humain a naturellement besoin de « franchir des obstacles » ; c’est là le « plaisir le plus souverain de son existence » (p.79). Pourtant, le divertissement ne suffit pas à fuir l’ennui. Encore faut-il que les épreuves à surmonter aient un sens à nos yeux. L’homme se doit de définir une trajectoire en adéquation avec son caractère acquis.L’ironie du sort tient au fait que les remèdes à la douleur et à l’ennui sont respectivement la bonne humeur et l’esprit ; or ceux-ci semblent incompatibles dans la mesure où un génie est mélancolique et une personne gaie, superficielle.
L’homme d’esprit pourra échapper à l’ennui mais non à la douleur, tandis que l’homme doté d’un caractère doux et modéré pourra se satisfaire dans des circonstances difficiles mais souffrira de l’ennui : « Un homme d’esprit s’entretient excellemment dans la totale solitude grâce à ses propres pensées et son imagination, tandis qu’un crétin éprouve de l’ennui même s’il ne cesse d’alterner fêtes, spectacles et sorties » (p.115).
Les émotions tristes ou gaies peuvent être très intenses selon la vitalité de la personne qui les ressent. Notre exaltation se fonde sur une illusion : celle que notre vie va changer, que nos désirs seront enfin assouvis et que nos soucis vont disparaître à jamais. De même, la souffrance qui la suit est liée au caractère disproportionné de la joie précédemment ressentie – « en quoi elle ressemble parfaitement à un sommet d’où l’on ne peut descendre qu’en chutant ». La cause de nos douleurs est le manque de modération, le fait que l’on colore de nos désirs les événements.
À l’instar des Stoïciens, il vaut mieux préférer une forme d’impassibilité et de tempérance en ne laissant pas monter en nous trop de joie ou de chagrin, car toute chose est éphémère. Il faut se soucier surtout d’être gai dans le présent qui seul est sûr et certain, alors que le passé n’existe pas et que le futur ne saurait être anticipé adéquatement.
La raison doit être notre guide plutôt que les intuitions, les émotions et tout ce qui a trait à l’imagination. Celle-ci, « bourreau détestable » (p.66), nous projette dans le futur par des inventions qui exaltent la joie à venir ou anticipent les malheurs en les grossissant, donnant ainsi un terreau fertile à la désillusion et à l’angoisse. « Nous devons nous appréhender uniquement avec notre faculté de juger, qui opère […] par une réflexion froide et sèche » (p.67) et donne à voir la vie dans sa globalité, au contraire de la folie qui se concentre sur une infime partie. La raison nous dicte que, pour apprécier ce dont nous disposons, il ne faut pas penser à ce que nous pourrions obtenir, mais à ce que nous pourrions perdre. Sinon, aussi riches et puissants que nous soyons, nous nous sentirons toujours misérables.
Enfin, la douleur est plus acceptable si nous ne cédons pas à la culpabilité. Car nous ne sommes pas responsables de tout ce que nous arrive et la plupart des événements dépendent du hasard.
Accepter la fatalité nous console. On supporte les nécessités : une infirmité, la pauvreté, le deuil, comme l’éléphant qui, sous le joug, se débat, comprend que cette lutte est vaine, puis accepte sans colère. Cette attitude renvoie à une forme de résignation. Dès 1818, dans Le Monde comme volonté et représentation, le philosophe affirmait : « La résignation ressemble à un patrimoine héréditaire ; celui qui le possède est à l’abri des soucis pour toujours
Il faut tendre vers un bonheur modéré, car un grand bonheur est impossible et nous avons de grandes chances que demain soit pire qu’aujourd’hui. Le bonheur réside à l’intérieur de soi. Un bon usage de la raison doit nous faire prendre conscience que ce qui se passe en nous est la vérité de ce que nous vivons. On peut être, à l’instar de Cervantès, enfermé dans une prison inconfortable et écrire Don Quichotte. En ce sens, il convient de limiter ses interactions avec le monde extérieur et les autres, vecteurs d’incertitude et de souffrance. La seule chose qui importe : ce qu’on possède en soi et non à l’extérieur de nous, ou que les autres voient en nous.
Malheureusement, la personnalité nous est donnée une fois pour toutes tandis que ce que nous possédons et ce que nous représentons peuvent être acquis au cours de notre existence. Le meilleur moyen de cultiver la personnalité est de lui offrir l’éducation qui lui convient le mieux, d’où la nécessité de se connaître soi-même.
Bien qu’il puisse paraître contradictoire de se consoler en lisant le philosophe le plus pessimiste qui soit, cela ne doit pas suffire à nous dissuader de nous plonger dans L’Art d’être heureux. Le pessimiste a plus de chances d’être heureusement surpris que déçu, au contraire de l’optimiste.
D’ailleurs, Schopenhauer lui-même préconise de savoir observer plus misérable que soi pour se rassurer.Il s’agit en outre d’une lecture agréable, car Schopenhauer est un lecteur assidu des grands philosophes antiques qu’il considère comme des « maîtres de vie » et qu’il cite régulièrement – émaillant son traité de citations d’auteurs comme Aristote, Lucrèce ou Sénèque et de vers empruntés à la poésie –, mais aussi des penseurs bouddhistes, qui recommandent de cesser de désirer afin d’atteindre le nirvana.
Ouvrage recensé– Arthur Schopenhauer, L’Art d’être heureux à travers 50 règles de vie, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1998.
Du même auteur– Aphorismes sur la sagesse vécue, PUF, coll. « Quadrige Grands Textes », 2012 [1886].– Le Monde comme volonté et représentation, Paris, PUF, coll. « Quadrige Grands Textes », 2011 [1819].
Autres pistes– Baltasar Gracián, L’Art de la Prudence, Paris, Payot, coll. « Rivages Poches », 1994.– Christophe Salaün, Apprendre à philosopher avec Schopenhauer, Paris, Ellipses, 2010.