Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arthur Schopenhauer
Et si nous pouvions découvrir la nature réelle des choses, sous la forme d’un seul principe, derrière toutes les représentations que l’on s’en fait, qu’elles soient scientifiques, artistiques ou encore sociales ? Schopenhauer réalise ce vieux rêve de philosophe en identifiant, derrière ce qu’on perçoit du monde et ce que l’on ressent en nous, un principe unique qu’il nomme Volonté. Au fil de son immense œuvre, devenue incontournable en philosophie, il explique ce qu’elle est et l’influence qu’elle a sur notre existence.
« La vie est un dur problème ; j’ai résolu de consacrer la mienne à y réfléchir. », écrit Arthur Schopenhauer dans son journal, alors qu’il n’a que dix-sept ans. Le philosophe voulait comprendre le monde, savoir l’expliquer, c’est-à-dire identifier les causes réelles de ce qu’il observait. Mais cette ambition n’était pas de nature proprement scientifique : elle visait surtout à mettre au jour le sens de l’existence humaine. Son point de départ est le constat selon lequel nos cinq sens et notre pensée nous permettent d’interagir avec le monde, car ils nous fournissent ce qu’on peut appeler des représentations. Mais par-là, avons-nous accès à la nature profonde du monde, à ses réelles causes ? Pour lui, non.
Ces facultés ne nous livrent précisément que des représentations. Mais alors qu’est le monde en réalité ? Et comment lui-même pourrait-il le savoir, si tous les hommes n’ont jamais accès aux choses elles-mêmes ? L’idée selon laquelle quelque chose existe en dehors de nos représentations est pour Schopenhauer évident, mais impossible à prouver. Paradoxalement, il fait de cette limite de notre connaissance une réponse à son problème.
Car s’il doit exister une force à l’origine de tout ce que nous nous représentons, sa nature serait précisément d’être inconnaissable et « sans pourquoi », c’est-à-dire se produisant sans but. Cette force invisible et sans but, que l’on peut parfois sentir en soi-même, il la nomme Volonté. Et il entreprend de montrer dans son ouvrage les réponses à l’existence que peut nous offrir sa compréhension.
Schopenhauer a lu Kant et retient de lui une distinction majeure : celle entre les phénomènes et la chose en soi. Les phénomènes sont les choses telles qu’elles nous apparaissent, dans l’espace et dans le temps. Nous vivons tous dans un monde de phénomènes. Quant à la chose en soi, elle serait la nature véritable de ces phénomènes, à laquelle nous pourrions accéder si nous étions capables de connaître, comme Dieu, avec l’entendement seul et que nous n’avions pas besoin de nous représenter les choses dans l’espace et dans le temps. Dans l’ouvrage de Schopenhauer, on peut dire d’une certaine manière que la chose en soi devient Volonté et que le phénomène devient représentation.
Mais pourquoi croire à l’existence d’une telle chose en soi et choisir d’en faire le fondement de sa philosophie ? Parce que nous ne pouvons limiter le monde aux représentations que nous en avons. En effet, avant de se lancer dans la rédaction de son ouvrage majeur, Schopenhauer doutait de l’existence d’une chose en soi inaccessible. Il pensait qu’une fois que l’on retranchait du monde tout ce qu’on percevait de lui, il ne restait rien.
Mais s’il en était ainsi, cela signifiait que le monde n’était qu’un prolongement de nous. Ce serait comme si nous étions enfermés dans nos représentations, sans aucun moyen d’en sortir. Ainsi, croire en l’existence de la chose en soi est capital, car cela nous permet d’envisager une réalité indépendante de nous. Et, cette réalité étant seulement pensable, mais inconnaissable, cela permet également de limiter les prétentions de notre connaissance. La grande leçon de Kant, que Schopenhauer reprend, est donc que les choses existent en dehors des représentations que l’on en a, mais que nous ne pouvons pas prétendre les connaître en elles-mêmes.
Schopenhauer apporte toutefois une nouveauté à cette distinction kantienne : la « chose en soi » devient la Volonté et si on ne peut pas la connaître, on peut au moins penser sa nature. En effet, ce qu’on sait d’elle est qu’elle est parfaitement indépendante de nos représentations. Donc elle ne peut pas être soumise aux lois qui les régissent.
Or parmi ces lois, on trouve la nécessité d’être pris dans des rapports d’espace et de temps (essayer de se représenter quelque chose en dehors de tout espace et de toute temporalité est impossible). Donc la Volonté est sans origine, et elle n’est pas un objet concret, spatial. Et comme elle n’est pas non plus soumise aux lois du principe de raison (comme la causalité et la finalité), on peut dire qu’elle est sans but.
Fondamentalement, la réalité (la Volonté) est ainsi une force sans but. Or, elle serait synonyme de souffrance. Non pas au sens où elle nous ferait parfois souffrir, mais au sens, plus radical, où elle serait par nature une souffrance. Pourquoi affirme-t-il cela ? Précisément parce que la Volonté est aveugle, au sens où elle avance sans destination. Schopenhauer s’oppose ici aux philosophes antiques, et notamment à Aristote, qui voyaient dans chaque chose, vivante ou inerte, une fonction s’accomplissant en vue d’un but.
Pour eux, la réalité avait alors un sens ; pour Schopenhauer, elle n’en n’a aucun. La Volonté qui anime le monde est un effort sans fin, dans tous les sens du terme (§29). Et nous-mêmes, qui sommes traversés par cette Volonté, en ressentons les effets. Par une célèbre image, Schopenhauer explique ainsi que nous oscillons éternellement, tel un pendule, entre désir de fuir la souffrance (causée par nos désirs) et désir de fuir l’ennui (provoqué par l’absence de désirs). Car nos volontés particulières, nos désirs, ont toujours un but. Mais une fois ce but atteint, nous réalisons qu’il était éphémère et illusoire. Et que ces buts successifs ne font que nous cacher provisoirement le fait que le monde en est dépourvu. Cette caractérisation du monde et de la vie comme dénués de raison d’être et de but a conduit à voir en Schopenhauer le philosophe de l’absurde. En effet, le terme « absurde » désigne soit quelque chose de contradictoire, soit dénué de sens. En suivant ce second sens, nous vivons bien, selon Schopenhauer, dans un monde absurde. Le philosophe français, Clément Rosset, l’a très bien interprété en ces termes : ce qui est absurde n’est pas exactement que la réalité soit dépourvue de raison d’être et de but, car « on pourrait fort bien imaginer un monde entièrement dénué de finalité, mais dont l’absence de finalité ne serait pas un sujet d’étonnement en soi ».
Ce qui est réellement absurde et nous fait souffrir, c’est que tout ait l’air d’avoir un but, et que nous-mêmes soyons sans cesse occupés à le chercher, alors qu’en réalité il n’y en a aucun. C’est donc le contraste entre ce que l’on se représente du monde et ce qu’il est réellement, qui est absurde. Si on compare Schopenhauer à l’autre grand penseur de l’absurde Albert Camus, on comprend mieux que la postérité ait perçu le premier comme profondément pessimiste. Car Camus part de la même conviction, mais en tire des idées tout à fait opposées. Pour lui, l’absurdité n’est pas qu’une souffrance, et même lorsqu’elle est souffrance, c’est dans notre lutte contre l’absence de sens que se développent nos capacités et que l’on atteint le bonheur. Son grand ouvrage sur l’absurde, Le mythe de Sisyphe, s’achève ainsi sur cette phrase : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Notre accès au monde par nos représentations (qui nous font croire à l’existence de buts réels) est-il alors illusoire ? En un sens oui : les représentations ne sont effectivement que des apparences. Mais elles ne sont pas illusoires au sens où nous pouvons agir sur elles et les modifier.
Nous pouvons choisir de vivre au sein de belles représentations. Et on a d’autant plus intérêt à le faire qu’elles éloignent notre souffrance. On a coutume de penser l’art comme (belle) représentation d’objets, mais l’originalité de Schopenhauer est ici de plutôt en faire un effacement du sujet (c’est-à-dire du spectateur ou de l’artiste).
En quoi s’efface-t-on lorsqu’on regarde ou que l’on crée une œuvre d’art ?
Il semble au contraire que notre point de vue subjectif soit mis en avant. Car l’artiste insuffle à sa création ce qu’il est, et le spectateur comprend l’œuvre à l’aune de ses goûts et de son histoire personnelle. Mais pour Schopenhauer, on s’efface en réalité, car devant une œuvre d’art, nos désirs s’éteignent : on s’oublie dans la contemplation, on se fond dans l’œuvre et on cesse d’être attentif à soi. La conséquence immédiate est que nos souffrances (qui sont liées au désir incessant et à son inquiétude) s’endorment.
Il faut par ailleurs souligner le rôle particulier que joue la musique, qui est pour Schopenhauer à la fois le plus haut des arts et une exception parmi eux. Elle n’offrirait pas de belles représentations du monde, mais un accès direct à la Volonté. Pourquoi la musique plutôt qu'un tableau ou encore une danse ? Parce que lorsqu’on entend une musique, elle nous paraît insituable : elle provient d’un ailleurs, qui semble exprimer l’envers du monde. D’autre part, elle nous donne une impression d’éternité. Certes une musique a une durée, mais lorsque nous sommes plongés dans son écoute, elle semble durer pour l’éternité. Elle serait ainsi le seul art à transmettre l’indépendance vis-à-vis de l’espace et du temps, caractéristique première de la Volonté.
D’une manière générale, c’est l’immatérialité de la musique qui lui donne son statut privilégié. Cette manière de degré d’immatérialité provient de sa lecture de Platon. Car si le philosophe antique critiquait l’art, qui n’était pour lui qu’imitation inutile illusoire du monde, c'était pour encourager à contempler les Idées.
Or pour Schopenhauer la Volonté se manifeste dans des Idées, que nous pouvons contempler lorsque nous nous oublions, par exemple devant une œuvre d'art. Portée à son plus haut point, cette capacité à voir dans une œuvre non pas un objet trivial ou utilitaire mais une Idée, se nomme le génie.
L’effacement de l’homme comme individu devant l’œuvre d’art ne doit pas seulement le soulager de ses souffrances, mais également le conduire à la morale. Abordée au livre IV, la morale est pour Schopenhauer la destination de toute vie. En effet, on ne peut pas passer sa vie à contempler : il faut travailler, agir et prendre des décisions pratiques (au double sens d’utiles et de morales).
Lorsqu’on ressort de la contemplation esthétique, on doit donc revenir à la vie en ayant appris quelque chose. En nous effaçant et en suspendant l’attention à soi, on peut apprendre à compatir avec la souffrance des autres qui, comme chez nous, est celle de la Volonté. La contemplation esthétique n’est donc qu’une étape sur le chemin du soulagement de la souffrance, mais son but est la morale de la compassion. Elle seule apporte un véritable soulagement durable.
Il s’agit pour Schopenhauer de passer de l’égoïsme à la compassion. Dans l’égoïsme, on se dissocie des autres, privilégiant nos intérêts et nos souffrances. Cela revient à se reconnaître comme à la fois différent et plus important qu’autrui. Tandis que dans la compassion, on s’associe aux autres, on se met à leur place, on se reconnaît en eux. Par exemple, si l’on remarque une expression de désarroi et d’impuissance sur le visage de quelqu’un, ce sentiment nous paraîtra familier, car il nous aura déjà été possible de l’éprouver. Et de manière plus profonde, avec la compassion, on reconnaît l’Autre comme faisant partie du même monde que nous : un monde fait d’une Volonté souffrante. On peut comparer ce rôle accordé à la compassion à celui que Rousseau lui donne. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau vante en effet l’existence d’une « pitié naturelle » (terme qui signifie pour lui compassion).
Ce serait une passion naturelle, que l’homme ressentirait fortement s’il vivait à l’état de nature – c’est-à-dire s’il n’était soumis qu’à sa propre nature et non pas à la société. Cette pitié est une répugnance innée ressentie devant le spectacle de la souffrance d’autrui, ce qui nous incite à nous retenir de lui en causer. Mais comme nous ne vivons pas à l’état de nature, mais toujours en société, notre pitié naturelle est étouffée par le quant-à-soi social.
Schopenhauer se rapproche ainsi de Rousseau dans la mesure où il distingue également deux attitudes à l’égard d’autrui : celle où je me compare à lui (l’égoïsme pour Schopenhauer, l’amour propre qui éclot en société pour Rousseau) et celle où je m’identifie à lui (la compassion pour Schopenhauer, la pitié naturelle pour Rousseau).
Cependant, pour le penseur des Lumières il était très difficile de retrouver cette pitié naturelle dans l’état social. Tandis que pour Schopenhauer c’est au contraire la culture (et surtout l’art) qui nous permet d’accéder à la compassion, par le biais l’oubli de soi dans la contemplation. En un sens, on pourrait dire que Schopenhauer est ici finalement plus optimiste que son prédécesseur.
Le succès de cet ouvrage, bien tardif pour son auteur, se comprend aujourd’hui aisément : il réussit, sur le fondement de la philosophie kantienne réputée si difficile à lire, à aborder dans une prose simple tous les aspects de l’existence humaine.
Si Schopenhauer a inspiré nombre de philosophes, il a également subi leurs critiques et en particulier celles de Nietzsche. Celui-ci en fait notamment la cible de ses attaques contre la métaphysique, qui inventerait des arrières mondes (chez Kant la chose en soi, chez Schopenhauer la Volonté) pour fuir le monde présent. La Volonté serait une pure invention dont on ne peut rien affirmer si ce n’est qu’elle existe (ce qu’on ne peut toutefois prouver, de l’aveu même de l’auteur).
Et contrairement aux fictions de l’art, ces fictions métaphysiques n’auraient aucune utilité pour la vie réelle : comme il l’affirme dans Humain, trop humain (§9), quand bien même la métaphysique pourrait prouver l’existence d’un tel monde existant en soi, indépendamment de ce qu’on perçoit de lui, cette connaissance serait aussi indifférente que l’est celle de la composition chimique de l’eau pour le navigateur au milieu de la tempête.
Finalement, pour Nietzsche, ce monde inventé, ainsi que la solution morale trouvée par Schopenhauer ne seraient que les symptômes d’une incapacité à faire face à l’existence dans ce qu’elle a de changeant, d’apparent et d’inquiétant.
Ouvrage recensé– Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige Grands Textes », 2011 [1819].
Du même auteur– Le fondement de la morale, Paris, Éditions Le Livre de poche, Coll. « Les Classiques de la philosophie », 1991 [1840].
Autres pistes– Arnaud François, Bergson, Schopenhauer, Nietzsche : volonté et réalité, Paris, Éditions PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 2009.– Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain I-II (1878), trad. par P. Wotling, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 2019.– Clément Rosset, Schopenhauer, philosophe de l’absurde (1967), Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige », 2013. – Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio essais », 2009.– Christophe Salaün, Apprendre à philosopher avec Schopenhauer, Paris, Éditions Ellipses, 2010.