Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Arturo Escobar
Cet ouvrage se situe dans la continuité des travaux d’Arturo Escobar et de ses réflexions sur l’écologie et la construction d’un nouveau monde qui aborderait différemment le rapport entre nature et culture. Ce que défend Arturo Escobar, c’est qu’il existe de nombreuses manières de concevoir le monde, c’est-à-dire différentes ontologies. L’une d’entre elles a pris le pas sur les autres, les a conquises. Ainsi, la vision occidentale du monde occupe une position dominante et hégémonique. Escobar suggère donc de s’intéresser à d’autres représentations, à travers différentes études de cas, et de se baser sur elles pour construire de nouveaux mondes. Il propose, dans cette optique, une méthode qui permet de designer des théories et des pratiques de transition d’un monde à un autre.
Depuis la fin du XXe siècle, les structures qui régissent notre monde sont largement remises en question, critiquées et attaquées sous différents angles. Ces structures, en effet, montrent leurs limites et leurs faiblesses, notamment avec l’émergence de thématiques comme le réchauffement climatique qui a donné lieu à de nombreuses controverses en questionnant la pertinence du modèle capitaliste. De ces débats sont nés de nouveaux champs de recherches, à l’instar de la collapsologie, qui étudie la manière dont notre civilisation va s’effondrer.
C’est dans ce contexte que s’est développé en Amérique latine le groupe « Modernité, colonialité, décolonialité » qui adopta, cependant, une approche différente. Pour ces penseurs, il s’agissait de proposer une critique du récit de la modernité venu d’Europe. Ce récit, nous disent-ils, a conquis les langages et la pensée, s’est approprié les territoires et la nature, et il est temps de le changer pour mettre sur pied de nouveaux schémas, d’inventer de nouveaux mondes.
Arturo Escobar s’inscrit dans cette volonté, et montre que la comparaison avec d’autres schémas de représentation est possible afin de dessiner les chemins de cette transition.Il s’appuie sur différentes formes de communauté et de vie alternatives, dont par exemple, celles du Processus des communautés noires du Pacifique sud-colombien, une coordination de différents mouvements sociaux qui propose un projet communautaire qui diverge de celui de l’État colombien. Le PCN s’est formé au moment de la guerre contre les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, affichant une volonté de créer une zone de paix qui se distingue, sur différents plans, du projet national. Quelle est la critique envers le modèle dominant et comment s’articule-t-elle ? Quels autres mondes peut-on construire ? Comment les construire ? De quelle manière pourra-t-on passer d’un monde à l’autre ? Ce qu’il faut comprendre avant tout, c’est que pour Escobar, les conflits environnementaux ne sont pas des conflits simplement politiques ou idéologiques. Ils relèvent de l’ordre ontologique, c’est-à-dire que les opposants ne peuvent en aucun cas s’entendre puisque leur conception du monde, de ce qu’est le monde, est radicalement différente. Ainsi, l’injonction au développement est une vision du monde, la critique de ce concept en propose une autre. Escobar propose de rendre compte d’une ontologie originaire d’Amérique latine et qui se démarque de la vision occidentale : c’est l’approche qu’il nomme le « sentir-penser ».
Qu’est-ce que l’ontologie ? L’ontologie, au sens premier, c’est littéralement « la science de l’être ». En d’autres termes, l’ontologie désigne le discours sur l’être, le réel, ou encore la manière dont on perçoit le monde. L’ontologie, traditionnellement définie en philosophie comme la discipline qui s’occupe de définir l’essence des choses, de faire apparaître leur définition propre, désigne selon Escobar une certaine vision du monde.
En somme, l’ontologie c’est une conception, une approche, une vision du monde propre à une certaine culture. Cependant, nous enseigne-t-il, l’ontologie est plus qu’une culture : elle est la manière de définir le monde dans une culture donnée. Or, cette définition-là est invisible, nous n’avons pas conscience du fait qu’elle est propre à une culture. Nous pensons que notre définition du monde est tout simplement la vérité, que celle-ci est absolue, et non relative. Qu’est-ce que l’ontologie occidentale ? Quelle est donc cette vision du monde qui nous est propre, mais que l’on ne perçoit pas ? Escobar nous l’explique. Pour nous, Occidentaux, le monde est binaire : l’ontologie dite dualiste divise tout en binôme. C’est ainsi que sont associés les couples suivants : nature/culture ; homme/femme ; individu/communauté, et tant d’autres. La séparation de ces notions est propre à la civilisation occidentale qui conçoit le monde comme un ensemble d’entités figées.
À l’inverse, il existe d’autres ontologies, qu’Escobar définit comme celle des peuples originaires d’Amérique latine, qu’il appellera ontologie relationnelle. Dans cette approche du monde, tout se définit toujours en relation. Il n’y a pas d’entités fixes, mais toujours seulement des relations qui évoluent : par exemple, l’individu se définit en rapport avec la communauté et inversement. Qu’entend-on alors par ontologie politique et politique de l’ontologie ? Ce que montre cet ouvrage, c’est que l’ontologie détermine la politique, et que les conflits politiques sont en fait des conflits ontologiques. Par exemple, si l’on considère que la montagne est un être sensible, on s’opposera au projet de carrière qui, lui, provient d’une ontologie dans laquelle la montagne est une ressource naturelle. L’ontologie est donc politique, mais nous pouvons aussi mener une politique de l’ontologie afin de changer certaines visions du monde qui ont des conséquences dévastatrices, comme la conception extractiviste des ressources naturelles, illustrée par l’exemple de la montagne.
Rendre visible le fait que nos mondes reposent sur des ontologies relatives, cela permet deux choses pour Escobar : d’abord, « remettre le monde moderne à sa place : ce dernier est un monde parmi de nombreux autres », et ensuite pouvoir mener une politique de l’ontologie, tenter de modifier l’ontologie dominante dans l’optique de mener une transition écologique.
N’est-ce pas une formulation intrigante que le titre de l’ouvrage « Sentir-penser » avec la Terre ? Comment le comprendre ? Le concept de « sentipensar », en espagnol, traduit en français par « sentipensée » ou « sentir-penser » est formulé par le sociologue Orlando Fals Borda en 1986 et désigne une manière d’appréhender le monde, celle des peuples originaires d’Amérique latine. On entend par peuples originaires les communautés et cultures originaires sur le territoire latino-américain (ou encore Abya Yala, comme le nomment justement les différentes communautés originaires) par contraste avec les peuples issus de la colonisation.
« Sentir-penser avec le territoire implique de penser simultanément avec le cœur et l’esprit ou encore comme le formulent si bien les collègues du Chiapas inspirés par l’expérience zapatiste “raisonner avec le cœur’’. “La sentipensée’’ c’est la manière dont les communautés territorialisées ont appris à vivre » (p. 29). En d’autres termes, « sentir-penser », c’est aborder le monde tant avec la raison qu’avec les sensations, tout en ayant pleinement conscience d’être partie intégrante de ce même monde. Afin de donner rendre cette définition un peu plus concrète, voici un exemple issu du Processus des communautés noires du Pacifique sud-colombien et des cinq principes fondamentaux qui régissent leur projet de vie. Les cinq principes sont les suivants : le droit à l’identité ou l’affirmation de l’identité noire ; le droit au territoire ; l’autonomie, l’auto-organisation et la participation ; le droit à construire de propre vision du futur ; enfin, l’identité à travers la lutte du peuple noir dans le monde. Ces principes découlent directement d’une idée plus générale propre aux cultures originaires d’Amérique latine, celles du « bien vivre », c’est-à-dire de vivre en relation avec le territoire et la Terre. Le mode de vie proposé par le Processus des communautés noires du Pacifique Sud colombien repose donc sur une manière d’aborder la vie et le monde, bel et bien différente du mode occidental, et qu’Arturo Escobar traduit par le verbe « sentir-penser ». Ainsi, au lieu d’évaluer le monde à travers des connaissances décontextualisées et selon les critères de l’économie et de la croissance, il s’agit de fonctionner sur un mode alternatif, au sens d’un mode d’appréhension du monde différent, qui n’a pas de commune mesure avec le modèle dominant. Ce qu’Escobar cherche à faire dans son travail, c’est de rendre compte des tous ces différents projets alternatifs en les rassemblant sous l’idée de « sentir-penser » afin de comprendre ce qu’ils peuvent signifier de manière générale.
Nous vivons dans un monde dans lequel un unique modèle écrase tous les paradigmes existants et prétend être le seul modèle envisageable et légitime. Nous vivons sous une « occupation mono-ontologique du monde », comme l’appelle Escobar.
Certains appelleront ce modèle le capitalisme, d’autres l’anthropocentrisme. Il est clair, pourtant, qu’il n’existe pas qu’un seul monde possible, et pour notre auteur, il faut réhabiliter le « plurivers », la possibilité d’envisager différents univers, c’est-à-dire différents modèles et modes d’existence. Il ne s’agit donc plus de suivre un unique modèle, mais bien de rendre possible la cohabitation des différents projets de vie possibles au sein du même monde.
Dans quelles conditions, dans quelles mesures ce « plurivers » pourrait-il naître ? « Lorsque les fissures du maillage ontologique individu-marché-science se feront plus visibles avec l’aggravation de la crise environnementale et sociale, on percevra de plus en plus nettement les formes relationnelles » .
En d’autres termes, il faut se saisir du contexte actuel, celui de l’épuisement du modèle en place qui dévoile ses faiblesses, pour tenter d’apercevoir d’autres horizons possibles. Les modèles alternatifs, en effets, sont plus visibles lorsque le nôtre s’effondre sous les coups des crises climatiques et économiques mondiales.
Escobar propose, en dernier lieu, une méthode pour un champ de recherche universitaire qui viserait à accompagner et encourager cette transition vers un « plurivers », vers un monde dans lequel cohabiteraient différents modèles de vie : il s’agit des « études pluvierselles ». Citant quelques travaux, tels que ceux d’Anibal Quijano ou encore de Enrique Dussel, deux auteurs qui partagent son point de vue, Escobar suggère de construire des méthodes pour désigner les transitions vers un monde pluriversel, encourage la créativité pour dessiner des ponts entre les mondes.
À la fois court et riche, l’ouvrage d’Arturo Escobar Sentir-penser avec la Terre est un précieux outil pour penser l’avenir de l’humanité. Tout en critiquant le modèle dominant qui régit notre monde actuel, Escobar suggère avec finesse des alternatives au développement et au capitalisme qu’il puise dans les modes de vies des peuples originaires d’Amérique latine, sans se les approprier, mais au contraire en cherchant à en rendre compte justement et honnêtement, tout en leur rendant hommage. Il ne s’agit pas simplement, par ailleurs, d’adapter le modèle dominant aux problèmes qu’il rencontre, mais de changer de modèle : au lieu de changer le monde, il faut changer de monde. Premier ouvrage de Pablo Escobar traduit en français, Sentir-penser avec la Terre fait réfléchir et constitue une base à partir de laquelle les universitaires ont tout intérêt à travailler dans un contexte de crise non seulement écologique, mais aussi économique et sociale, bref : une crise du système en place.
Il y a peu à remettre en question d’un ouvrage aussi finement pensé, original et lucide sur notre monde actuel si ce n’est un avertissement à émettre, avertissement qu’Escobar lui-même a anticipé. Est-il encore possible de s’extraire totalement du modèle dominant ? N’est-on tous pas pris dans les mailles du filet même si certains le sont certainement moins que d’autres ? Pour Escobar « cette position est en partie fondée. Mais comme le démontre la persévérance des mondes relationnels, il existe toujours quelque chose qui excède à l’influence de la modernité » . En d’autres termes, pour lui, la subsistance d’une certaine résistance au modèle dominant est la preuve même la survivance de mondes alternatifs.
Pour nous, il convient de rappeler un des mécanismes du capitalisme qui consiste, à l’instar d’une réadaptation d’une logique colonialiste, à intégrer dans son modèle tout ce qui prétend y résister, en sortir, en différer. Par exemple et pour rester dans le domaine de l’écologie, si certaines initiatives avaient pour but initial de renverser l’ordre dominant en proposant des alternatives au modèle capitaliste, elles ont fini par le servir : c’est ce qu’on appelle le greenwashing.
On pense notamment à la reconversion « au vert » de McDonald’s en France.Telle est donc la question : si le « plurivers » apparaît comme un très bon remède à l’effondrement de notre monde, a-t-il pour autant les armes pour résister à ce que l’on appelle la « récupération » ?
Ouvrage recensé– Sentir-penser avec la Terre : une écologie au-delà de l'Occident, Paris, Seuil, 2018.
Autres pistes– Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005. – Philippe Descola, L'Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris, éditions Quae, 2011.– Philippe Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, coll. « Sciences humaines », 2014.– Bruno Latour, Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.– Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence : Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.