Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Avishaï Margalit
On tente depuis l’Antiquité de théoriser ce que serait une société idéale sans toutefois y parvenir. Margalit refuse donc de s’engager dans cette quête et s’attaque dans son ouvrage à une plus grande urgence : savoir comment vivre dans une société non pas parfaitement juste, mais au moins décente. Autrement dit, une société dont les institutions n’humilient pas les individus. À travers une argumentation limpide et une attention fine aux détails de la vie quotidienne, il montre que la lutte contre l’humiliation est le véritable défi politique à résoudre et le critère le plus pertinent pour juger de la valeur d’une société.
On pourrait schématiser l’histoire de la pensée politique comme étant la recherche de l’équilibre entre égalité et liberté. Celui-ci étant difficile à établir, toute philosophie politique et plus encore tout régime a dû privilégier l’un au détriment de l’autre : une tradition allant de Hobbes au socialisme a fait le choix de l’égalité, tandis qu’une tradition allant de Rousseau au libéralisme a préféré garantir la liberté des individus.
Mais un auteur a fait le pari d’atteindre l’équilibre idéal : il s’agit de John Rawls, dans Théorie de la justice (1971). Il y parvient en se demandant sous quelles conditions et en suivant quelles procédures les citoyens choisiraient une société réalisant cet équilibre. L’ouvrage, bien qu’ayant eu une grande importance pour la pensée politique du XXe siècle, est d’une grande complexité, si bien qu’on peut se demander si ce qu’il défend est réalisable.
Et c’est précisément le reproche que lui adresse Avishaï Margalit. On ne peut tout simplement pas atteindre cette société idéale, réalisant une parfaite balance entre égalité et liberté, tout juste peut-on la théoriser.
Faut-il alors abandonner toute pensée politique ? Ne plus tenter de perfectionner les institutions ? Non, mais il faut prendre acte d’une plus grande urgence, négligée par la recherche de l’idéal : atteindre une société décente. Il ouvre son ouvrage en la définissant ainsi : « Une société décente est une société dont les institutions n’humilient pas les gens. »
Mais parmi tous les critères auxquels on pouvait penser pour juger de la valeur d’une société, pourquoi avoir choisi l’humiliation ? Comment cette simple émotion peut-elle avoir suffisamment d’épaisseur morale et politique pour être la norme à l’aune de laquelle évaluer toute société ?
Le choix de l’humiliation comme critère d’évaluation de toute société peut surprendre : il ne s’agit en apparence que d’une émotion, que l’on aurait donc tendance à classer parmi les expériences privées et non pas politiques, et qui par définition est subjective, donc variable.
Mais Margalit analyse finement ce concept et montre qu’on ne peut en réalité l’assimiler aux émotions courantes et en apparence proches, telles que la gêne ou la honte. On peut en effet être gêné d’avoir taché un vêtement, mais si personne n’utilise cette maladresse pour nous heurter, on ne se sentira pas humilié. Elle n’est pas non plus la simple honte, car on peut commettre un geste grossier et réaliser avec grande honte que quelqu’un nous a vus , mais si la personne n’évoque pas cette scène pour nous rabaisser, elle ne nous aura pas humiliés.
La caractéristique essentielle de l’humiliation est qu’elle ne renvoie pas à une simple action ou réalisation, c’est-à-dire à une chose que l’on pourrait mettre à distance de nous-mêmes. Elle désigne une appartenance, c’est-à-dire ce que l’on est, indépendamment de ce qu’on fait. Par exemple, si un collègue moque le fruit de mon travail, cela ne constitue pas au sens strict une humiliation. Ma performance professionnelle ne me définit pas en tant que personne, je peux la mettre à distance. Humilier quelqu’un, c’est au contraire abaisser ou faire perdre à cette personne son sentiment de respect d’elle-même, en raison de ce qu’elle est.
Définie de cette manière, l’humiliation se révèle être un critère pertinent pour évaluer les sociétés. En effet, on a davantage l’habitude d’entendre parler du critère de dignité humaine, qui est au cœur des débats politiques et bio éthiques contemporains (on peut par exemple penser au cas de l’euthanasie, présentée par ses défenseurs comme étant le droit de mourir avec dignité). Mais la dignité est seulement l’attitude qui manifeste que l’on éprouve du respect pour soi.
Par conséquent, on peut très bien se respecter sans le montrer volontairement aux autres. Et ce respect provient du sentiment de faire partie de l’humanité au même titre que les autres individus ; à l’inverse, porter atteinte au respect qu’une personne a d’elle-même revient à la rejeter hors de l’humanité. Or, la société politique est précisément le lieu dans lequel l’être humain peut et doit se réaliser. Une société humiliante serait donc bien une société dysfonctionnante : elle n’organiserait pas la vie humaine, mais détruirait au contraire notre sentiment d’appartenance à cette vie.
Ce qui nous montre que l’humiliation définie comme atteinte au respect de soi est bien un critère moral et politique pour juger de la valeur d’une société.
Ce qui intéresse Margalit n’est pas l’humiliation ressentie face à quelqu’un dans une relation privée, mais celle infligée par la société en tant qu’organisation politique. C’est pour cela qu’il différencie les sociétés décentes, qui sont celles dans lesquelles les institutions n’humilient pas les gens, des sociétés civilisées, qui sont celles dans lesquelles les gens ne s’humilient pas entre eux. Cependant, si on peut aisément imaginer la manière dont un individu seul peut nous humilier, il est plus difficile de comprendre comment une personne abstraite (la société dans son ensemble ou ses institutions) peut le faire.
Margalit écarte deux interprétations incorrectes de sa thèse : la société ne nous humilie pas en nous faisant perdre notre honneur ou notre intégrité. L’un et l’autre jouent un rôle dans le respect de soi, mais les perdre ne constitue pas nécessairement une humiliation. En effet, imaginons une société dont les institutions forceraient des criminels à renoncer à leur intégrité en dénonçant leurs complices, afin de résoudre des affaires criminelles : il s’agirait d’une société non intègre, mais potentiellement décente. Et à l’inverse, la garantie de notre honneur social n’est pas suffisante pour former une société décente : on peut par exemple recevoir une médaille pour avoir courageusement combattu pour son pays et pour autant se sentir humilié d’une autre façon par la société.
Le véritable critère permettant de comprendre la définition de la société décente est en réalité celui du droit : une société non décente nous humilie lorsque les institutions chargées de la faire fonctionner échouent à garantir le respect de nos droits. Avec cette reformulation, Margalit résout le problème du caractère subjectif de l’humiliation, car faire intervenir nos droits offre un critère objectif : quel que soit le sentiment subjectif de l’individu concerné, il y a humiliation de la part des institutions lorsqu’on a dénié à cet individu son droit.
Cela peut survenir dans une société qui autorise l’envahissement de la vie privée, enlevant alors aux individus le contrôle de ce qui est censé leur appartenir, quelle que soit leur condition sociale. Mais également dans une société qui encourage l’efficacité bureaucratique. Celle-ci se fonde en effet sur le traitement des individus comme ensembles impersonnels de données, ce qui revient à ne plus reconnaître leur appartenance à l’humanité. Et de manière surprenante, l’humiliation peut aussi survenir dans une société qui admet et entretient le snobisme. Celui-ci transforme en effet le moindre geste en signe d’appartenance ou d’exclusion, humiliant alors les exclus.
Un grand argument de Margalit pour prouver le bien-fondé de sa thèse est de montrer que toutes les orientations politiques peuvent trouver comme point d’accord la possibilité et même la nécessité de vivre dans une société non humiliante. Et il est en effet difficile d’associer le propos de l’auteur à une étiquette politique puisqu’il refuse précisément toute affiliation. La difficulté est cependant que tous les courants politiques ne s’accordent pas avec sa thèse : les pensées anarchistes et stoïciennes sont incompatibles avec celle-ci. C’est la raison pour laquelle il prend le temps de les réfuter.
Il reconnaît tout d’abord que la théorie anarchiste ne pourrait adhérer à sa thèse puisque des institutions étatiques non humiliantes sont pour elle une contradiction dans les termes. En effet, les anarchistes ne prônent pas, comme on le pense parfois à tort, une société chaotique, sans ordre, dans laquelle chacun ferait ce que bon lui semble, mais pensent que l’individu n’a pas besoin de l’État pour s’imposer des règles et un ordre.
Autrement dit, pour être autonome. L’anarchisme désigne donc une idéalisation de la capacité de chacun à acquérir de l’autonomie sans l’aide de contraintes supérieures. Or cette thèse implique que toute limitation de cette autonomie par des institutions est en soi humiliante. Une société étatique non humiliante ne peut donc exister. Margalit objecte à cette théorie que les anarchistes échouent à construire une véritable société sans institutions permanentes. Et ce manque d’institutions est finalement plus humiliant que leur présence, du fait des conditions d’existence dans lesquelles sont placés les individus livrés à eux-mêmes.
De manière symétrique, la démarche de Margalit est dénuée de sens pour une théorie stoïcienne. Le stoïcisme grec comme latin croit en effet en l’autarcie de l’individu, conçue comme autonomie spirituelle. Or celle-ci peut se réaliser jusque dans les pires conditions extérieures : la vie spirituelle sera toujours du ressort de l’individu et aucune pression du monde ou d’autrui ne pourra jamais s’en emparer ni l’atteindre. De ce fait, une société décente est impossible parce qu’elle serait dénuée de sens : pour les stoïciens, une société n’a pas le pouvoir de nous humilier.
Cependant, Margalit s’appuie sur Nietzsche pour mettre au jour les manques de cette conception, et en particulier le rôle fondamental que jouent les autres dans l’acquisition du respect de soi-même. Nier cette importance correspond en effet à ce que Nietzsche nomme « la morale des esclaves » et s’apparente à un mécanisme de défense. Il serait en réalité impossible à un homme d’un statut social inférieur d’être vraiment immunisé contre l’humiliation extérieure.
Même si Margalit parvient à argumenter contre les deux positions qui pourraient invalider son propos, une objection capitale demeure : après tout, au nom de quoi devrait-on exiger de nos institutions un respect inconditionnel ? La réponse n’est pas évidente. L’humiliation est certes une expérience douloureuse, mais on pourrait arguer qu’un État qui se soucierait de maximiser nos plaisirs personnels et de nous éviter la douleur serait un despotisme doux (Tocqueville) qui outrepasserait ses prérogatives.
Cependant, la privation de respect est un cas particulier : ce n’est pas une simple douleur, mais le rejet d’un être humain de l’humanité. Ainsi, si on ne peut demander à la société et à l’État qu’ils nous rendent heureux, il semble que l’on puisse exiger qu’ils ne nient pas ce que l’on est, à savoir des êtres humains.
Mais est-ce aussi simple ? « Quel élément de la nature humaine, s’il en est un, justifie de respecter tous les êtres humains simplement parce qu’ils sont humains ? » (p. 61) La réponse est : aucun. Car nos caractéristiques dites humaines, comme le fait de posséder la raison, ne sont pas en soi dignes de respect : seules nos œuvres peuvent l’être.
Or nous n’accomplissons pas tous les mêmes œuvres. La seule chose qui nous est commune est la nature humaine ; mais c’est une notion purement abstraite, qui ne repose sur aucune qualité particulière et change au gré des conceptions qu’on en forme. Margalit se sort néanmoins de ce problème épineux : c’est précisément parce que l’être humain n’a pas de nature fixe ni concrète que la seule manière de faire exister l’humanité est non pas de la connaître (c’est impossible), mais de la reconnaître (au double sens de l’identifier et de lui attribuer de la valeur).
C’est une solution que l’on peut qualifier de sceptique. On confond souvent le scepticisme avec le nihilisme. Mais ici, un nihiliste dirait qu’en l’absence de raisons valables d’être respecté, nous n’avons tout simplement pas à l’être. Tandis que la réponse de Margalit prend modèle sur le scepticisme de David Hume : celui-ci refuse de croire qu’il existe de véritables causes invisibles aux phénomènes que nous observons, et montre qu’on ne peut dire qu’un événement A est cause d’un événement B que si A est toujours accompagné de B. De la même manière, Margalit montre que le respect de soi en tant qu’être humain ne peut se fonder sur de véritables causes invisibles en nous (telle une nature humaine) et qu’on ne peut dire qu’un individu est un être humain qu’en lui accordant toujours du respect.
C’est donc pour cela que nous pouvons exiger du respect de la part des autres, et en particulier des institutions : c’est la seule manière de faire exister l’humanité.
Le point fort de l’ouvrage est qu’il répond à une grande question traditionnelle (celle de savoir ce qu’est une bonne société politique), mais avec un critère ayant une portée concrète et préservant les individus des souffrances quotidiennes dont l’État est responsable.
Bien qu’ayant admiré l’intelligence de l’ouvrage de John Rawls, Margalit lui livre ici une réponse qui n’est pas un simple pis-aller, mais une véritable contestation.
En effet, la société juste décrite par Rawls était finalement une société non décente. Les précautions théoriques de son contrat ne protégeaient pas les individus d’un manque de respect inévitable, voire qui aurait servi de méthode de pouvoir. Et au-delà de la critique de John Rawls, l’œuvre de Margalit attire notre attention sur l’importance non seulement personnelle, mais politique de la reconnaissance, à laquelle se rendent aveugles nos sociétés contemporaines, visant la répartition efficace des biens et des richesses.
L’ouvrage de Margalit parvient à convaincre dans sa démarche : en politique, il est pertinent de se détourner des idéaux pour s’attaquer aux maux bien présents et souvent négligés par la société. Cependant, et même si Margalit refuse de se rallier à un quelconque courant politique ou théorie de philosophie politique, on peut lui objecter qu’il reste tributaire d’un présupposé qui n’est pas universel : la nécessité d’une communauté morale Il n’est pas étonnant que le philosophe, Michael Walzer, ait salué à propos de l’ouvrage le fait qu’il rendait très bien compte des principes moraux guidant nos institutions politiques et nos usages sociaux : on ne peut adhérer à la thèse de Margalit qu’en acceptant la nécessité d’un accord implicite sur les valeurs morales en société.
Mais le problème est qu’il n’est pas certain que cet accord soit possible au sein de nos sociétés multiculturalistes. Margalit a donc sorti la philosophie politique de la recherche de l’équilibre idéal entre égalité et liberté, mais la plonge dans celle d’un autre équilibre idéal : celui entre les différentes conceptions morales qui forment la société et donnent du sens à nos droits.
Ouvrage recensé
– La Société décente, trad. F. Billard, Éditions Flammarion, coll. « Champs essais », 2007.
Du même auteur
– L'éthique du souvenir, Paris, Climats, 2006.– L'occidentalisme : une brève histoire de la guerre contre l'Occident, coécrit avec Ian Buruma, Paris, Climats, 2006.
Autres pistes
– Hegel, Phénoménologie de l’esprit (voir en particulier le texte sur la dialectique du maître et de l’esclave portant sur la reconnaissance), Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1993.– Will Kymlicka, Les Théories de la justice : une introduction, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Poche », 2003.– John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 2009.