Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Axel Honneth
Dans La Lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth propose de comprendre les différents moments de la socialisation des individus comme les fruits d’une lutte pour la reconnaissance. Celle-ci commence par la formation nécessairement intersubjective de l’identité personnelle, par laquelle la singularité de chacun est reconnue et intégrée dans la société d’égaux. La dynamique du mouvement de lutte pour la reconnaissance, qui admet des conflits et des réconciliations, laisse entrevoir un potentiel moral à même de fonder une « vie éthique absolue ». Parallèlement, il ouvre sur un modèle critique des dénis de reconnaissance.
La Lutte pour la reconnaissance est un ouvrage central dans le travail de recherche d’Axel Honneth dans la mesure où il pose les bases d’un véritable programme de recherche, que le philosophe allemand n’a cessé de poursuivre ces trente dernières années. À travers le développement d’une théorie de la reconnaissance réciproque, Honneth compte relancer la Théorie critique, qui, dès son émergence, prête à la philosophie la mission de formuler une critique sociale du capitalisme, plutôt que de légitimer l’ordre existant.
Pour cela, la philosophie doit bien sûr se nourrir et fonder son propos sur les sciences sociales empiriques. Poursuivant cet objectif, Honneth ambitionne de tirer du modèle de la « lutte pour la reconnaissance » de Hegel (1770-1831) les fondements d’une « théorie sociale à teneur normative », capable d’expliquer comment se reproduit et se transforme la vie sociale. Or, ce faisant, la théorie de la lutte pour la reconnaissance met inévitablement en avant le fait que tous ces processus de reproduction et de transformation de la vie en société s’accomplissent sous l’impératif d’une reconnaissance réciproque entre les individus, qui attendent de voir reconnaître leur identité individuelle.
Outre le fait que cet impératif permette d’expliquer le fonctionnement de certains processus sociaux, force est de constater qu’il opère comme une contrainte normative qui pousse les individus à élargir le contenu de la reconnaissance. C’est, en effet, le seul moyen pour eux de voir les exigences toujours croissantes de leur propre subjectivité acquérir une expression sociale, par laquelle ils parviennent à une relation confiante et pratique avec eux-mêmes. On entrevoit dans ce modèle les fondements de la « vie éthique ».
Autrement dit, une société d’êtres qui, tout en dépendant les uns des autres, sont autonomes et individualisés. Un tel modèle offre parallèlement un cadre d’interprétation critique des développements sociaux qui ont méprisé les attentes, et même les exigences de reconnaissance.
Dans la première partie cet ouvrage, découpé en trois grandes parties, Honneth prend le temps d’exposer le modèle hégélien de la lutte pour la reconnaissance sur lequel il fonde tous ses développements ultérieurs. Il est important de faire remarquer que ce modèle est moins celui de Hegel lui-même que la reconstruction qu’en fait Honneth. Plutôt que de limiter l’importance de la reconnaissance mutuelle des identités de chacun à l’accession à la conscience de soi, tel que le fait Hegel à partir de La Phénoménologie de l’esprit, Honneth veut englober dans le modèle de la lutte pour la reconnaissance les ébauches du jeune Hegel, qui voyait dans la reconnaissance un enjeu au niveau de la formation éthique de l’esprit humain et, partant, de la « vie éthique » comme forme de communauté humaine.
En effet, Hegel est alors convaincu que la lutte pour la reconnaissance produit au sein de la société un mouvement qui tend à établir sur le plan politique et pratique des institutions garantes de libertés. Autrement dit, il voit dans le développement graduel d’une lutte pour la reconnaissance l’édification d’une communauté éthique. D’après Honneth, les traits théoriques fondamentaux de cette idée se dessinent déjà si clairement dans les écrits du jeune Hegel qu’ils suffisent à fournir les prémisses d’une théorie sociale. Il importe peu à Honneth de savoir que celle-ci a été abandonnée par Hegel ultérieurement.
Ce dont Honneth se soucies en revanche, c’est de l’aspect spéculatif de la théorie hégélienne et de ses présupposés idéalistes, qui, d’après lui, ne peuvent être maintenus dans « le contexte d’une pensée postmétaphysique ». Ainsi, après avoir reconstruit ce qu’il appelle « l’idée première de Hegel », il la reformule sur un plan empirique à l’aide de la psychologie sociale de George Herbert Mead (1863-1931). Les analyses de Mead confirment de manière empirique les intuitions du jeune Hegel sur l’intersubjectivité, soit les liens directs entre reconnaissance et socialisation.
L’idée de lutte pour la reconnaissance est très éloignée de celle hobbesienne de « lutte pour l’existence ». Hegel part d’ailleurs d’un autre point de départ pour développer son concept : plutôt que de la « guerre de tous contre tous », il part des formes élémentaires de reconnaissance que se témoignent les hommes, profondément sociaux.
Celles-ci sont néanmoins sans cesse bouleversées pour divers motifs (spoliation intentionnelle ou non-intentionnelle, lutte pour l’honneur), avant de se reformer par un nouveau mouvement de reconnaissance mutuelle qui mène à un nouvel état d’intégration sociale. L’intersubjectivité, qui est nécessairement constitutive de l’identité personnelle de chacun, en témoignent les travaux empiriques de Mead sur les liens entre la mère et le nourrisson notamment, admet un lien de complémentarité et donc de nécessaire solidarité entre les individus, que vient garantir le mouvement de reconnaissance mutuelle. Le conflit joue un rôle majeur dans ce processus, dans la mesure où il est ce par quoi on prend conscience des relations de reconnaissance qui lui sont sous-jacentes.
Autrement dit, via le conflit, on prend conscience de sa propre dépendance à autrui et du fait qu’on ne peut se réaliser soi-même sans l’aide de ses partenaires d’interaction. Ainsi, tel qu’elle est présentée par Honneth, la lutte pour la reconnaissance de Hegel correspond à un évènement social qui renforce les liens communautaires en provoquant un élargissement des formes de conscience individuelles. Dans le Système de la vie éthique, cette lutte est pensée comme un facteur d’individualisation, favorisant le développement des capacités du moi.
L’élargissement des formes de consciences individuelles induit une progression des rapports éthiques entre individus qui fonde pour Honneth l’idée d’un potentiel moral contenu dans la lutte pour la reconnaissance : un individu qui se sait reconnu par un autre dans certaines de ses qualités découvre toujours de nouveaux aspects de son identité par lesquels il diffère des autres individus. Il s’oppose alors de nouveau à ceux-ci comme un être particulier ; les individus doivent ainsi à chaque fois se détacher à nouveau, de manière conflictuelle, du stade éthique précédemment atteint pour accéder à une forme plus exigeante de reconnaissance de leur individualité.
Toute forme de « vie éthique » se construit donc sur une lutte pour la reconnaissance. Elle peut admettre divers rapports éthiques selon les communautés et leurs valeurs, mais, toutes, affirme Honneth, tendent à un idéal moral d’universalité. Autrement dit, indépendamment des valeurs particulières et propres à chaque société, la lutte pour la reconnaissance renferme toujours en elle-même ce potentiel moral.
Hegel et Mead opèrent la même division tripartite parmi les formes de reconnaissance réciproque : l’amour, le droit et la solidarité. Elles se distinguent les unes des autres en fonction du degré d’autonomie qu’elles apportent au sujet. En effet, à travers cette succession de relations de reconnaissance, les individus se confirment mutuellement à un degré toujours plus élevé comme des personnes autonomes et individualisées.
Cette tripartition fournit le cadre par lequel il est possible d’expliquer la formation de l’éthicité, de la « vie éthique » effective, comme un développement progressif des relations sociales intersubjectives. Reprenant ce cadre, complété par la psychologie sociale de Mead, Honneth distingue pour chaque forme de reconnaissance le type de dimension personnelle qui est reconnu, la relation pratique à soi qui en émerge, les formes de mépris auxquelles chaque forme peut correspondre et le développement potentiel qu’elles peuvent suivre.
L’amour, conçu comme une relation primaire impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes, est le premier élément de l’éthicité – son « pressentiment », son noyau structurel. Par lui, ce sont les affects et les besoins des partenaires qui sont reconnus réciproquement, ce qui les conduit à se comprendre comme des êtres dépendants les uns des autres. L’expérience intersubjective de l’amour place l’individu dans la position fondamentale de sécurité émotionnelle qu’est la confiance en soi : en se sentant en sécurité dans ce rapport intersubjectif, l’individu peut rester tranquillement seul avec lui-même. Honneth conceptualise le déni de cette forme de reconnaissance comme une menace de l’intégrité physique.
Une telle relation d’amour ne peut être étendue à volonté au-delà de l’entourage immédiat : c’est là qu’intervient le droit comme forme de reconnaissance étendue. Le droit reconnaît la responsabilité morale de chacun et lui apporte le respect de soi. Avec le passage à la modernité, le système juridique doit désormais pouvoir être compris comme l’expression d’intérêts universalisables. Une privation de droits ou l’exclusion sociale constituent des menaces pour l’intégrité sociale de l’individu.
Enfin, la solidarité se pense comme une synthèse des deux modes de reconnaissance précédents : elle partage avec le droit la conception de l’égalité universelle et avec l’amour la dimension affective de l’attachement et de la sollicitude. Ce sont les capacités et les qualités des individus qui sont reconnues, leur apportant l’estime de soi. Leur mépris menace la dignité de la personne. Cette relation de solidarité présuppose l’existence d’un horizon de valeurs commun aux différents individus.
Pour Honneth, les acquis de l’universalisme juridique moderne ne font pas de doute. Alors qu’il s’attarde dans la troisième partie de l’ouvrage sur la manière dont certaines philosophies sociales modernes (Marx, Sorel, Sartre) ont repris le motif de la lutte sociale de Hegel, il reproche à Marx sa relation « extrêmement ambivalente » avec le droit : Marx est trop convaincu que les idées bourgeoises de liberté et d’égalité servent les besoins de légitimation de l’économie capitaliste pour avoir une attitude positive à l’égard des aspects juridiques de la lutte pour la reconnaissance. Ce versant juridique est pourtant nécessaire d’après Honneth pour parvenir à la « vie éthique », comprise comme une solidarité universelle entre les membres d’une collectivité.
Honneth admet cependant qu’il faut faire attention à l’étendue matérielle des droits qui ont été garantis institutionnellement au préalable : ce n’est pas parce que le droit moderne prétend avoir une portée universelle d’un point de vue formel qu’il est mis à exécution de manière universelle. Le principe universel d’égalité promu par la conception moderne du droit constitue néanmoins une exigence, portée par les luttes sociales, envers la société. Soumises à un tel principe d’égalité, les exigences juridiques individuelles s’accroissent et l’on voit se déployer une dynamique d’évolution des droits individuels fondamentaux, pouvant conduire jusqu’à la remise en cause effective des inégalités économiques et de celles liées aux anciennes organisations traditionnelles du droit.
Honneth reprend à Hegel la nécessité pour l’individu de se concevoir comme une personne juridique. Le droit comme condition sociale d’existence garantit non seulement une autonomie personnelle à l’individu, mais lui donne surtout le statut de partenaire d’interaction à part entière, doté des mêmes droits moraux que ses semblables, à partir duquel il peut parvenir à une attitude positive envers lui-même. Aussi, le droit est-il plus qu’une simple technique de pouvoir ainsi que le conçoit Sorel. Celui-ci y voit seulement le terrain de la lutte des classes par lequel la classe opprimée formule des normes juridiques positives afin de concourir pour le pouvoir politique et de combattre le système juridique de l’ordre social dominant.
Selon Sorel, l’ordre juridique d’un État ne représente que la matérialisation des sentiments d’injustice propres à une classe sociale. Autrement dit, il correspond à l’ordre social lui-même et non à un potentiel universaliste, par lequel l’individu est censé obtenir une responsabilité morale et réfléchir aux normes universelles qui pourraient réglementer les échanges sociaux.
Avec l’inauguration de la conception du droit moderne, Honneth indique que la reconnaissance connaît un point de rupture historique entre sa forme juridique et sa forme culturelle, par laquelle les individus sont reconnus selon des valeurs communes pour leurs capacités et leurs qualités. Le droit traditionnel, qui n’exprimait pas encore les qualités universelles des individus, avait tendance à valoir pour les individus porteurs d’estime sociale, alors que les autres, qui en étaient dépourvus, étaient complètement exclus. Hegel comme Mead essayent de réconcilier ces deux formes de reconnaissance : l’individu doit être reconnu pour ses qualités universelles juridiques d’autonomie et de responsabilité morale, mais il doit également pouvoir être reconnu pour ses qualités particulières par l’ensemble de la communauté. Ainsi, on atteint le but de la « vie éthique » poursuivi. Cette troisième forme de reconnaissance requiert un « médium social », une instance par laquelle il est possible d’exprimer d’une manière universelle les caractères distinctifs de chacun. Celle-ci a essentiellement pour fonction de montrer la contribution particulière que l’individu apporte à la réalisation des fins poursuivies par la société. Chez Mead, elle prend la tournure d’une division démocratique du travail : la coopération des travailleurs témoigne de la complémentarité de leurs tâches et de leurs fonctions au sein de la société. Honneth préfère appréhender ce « médium social » en fonction de la catégorie de « solidarité » qui admet des relations d’estime symétriques basées sur la conscience de partager une pratique commune. Sur cette base, il est également possible de reconnaître positivement ses propres qualités dont on sait qu’elles ne sont pas dépourvues de « valeur » aux yeux des autres membres de la société. Honneth remarque sans étonnement que le terme de « solidarité » s’est surtout appliqué jusqu’à présent aux relations de groupe nées de l’expérience d’une résistance commune à l’oppression politique. Cette résistance représente en effet un accord entre les dominés sur un objectif pratique, qui témoigne de l’existence de valeurs communes inaugurant un nouvel horizon intersubjectif. L’oppression, fondamentalement vécue comme une expérience du mépris, plutôt que comme celle d’une dépossession, et dont on reconnait les réactions émotionnelles négatives, s’ouvre sur une lutte pour la reconnaissance.
La lutte pour la reconnaissance agit comme une force structurante dans le développement moral de la société. Via la lutte pour la reconnaissance, on assiste en effet à un double-mouvement : l’émancipation croissante des individus et le renforcement de leurs liens communautaires au sens de solidarité intersubjective. Sans s’incarner dans des idéaux de vie substantiels, qui décideraient des politiques à suivre pour sortir de « la société du mépris » et donneraient ainsi automatiquement à la théorie sociale de Honneth un caractère prescriptif, le mouvement des différentes formes de reconnaissance est porteur de développements assez riches pour mettre en lumière les structures générales d’une vie réussie.
Même si Honneth fait dépendre l’avenir de la société des luttes sociales elles-mêmes et non de la théorie, il semble présupposer un processus général d’évolution selon la logique de l’élargissement des relations de reconnaissance.
Honneth reproche à maintes reprises à Hegel son idéalisme, mais le statut qu’obtient la lutte pour la reconnaissance dans son ouvrage laisse parfois planer un doute quant à la teneur téléologique de celle-ci : la « vie éthique » est-elle seulement appréhendée comme l’aboutissement possible d’une succession idéale de luttes ou constitue-t-elle un avenir déjà tracé que seules les expériences de mépris viennent empêcher de se réaliser ? On notera également dans cet ouvrage l’attention particulière portée par Honneth aux conséquences qu’engendrent les différentes formes de déni de reconnaissance sur l’identité.
D’une manière générale, on peut trouver surprenant l’importance centrale accordée à l’identité personnelle, élaborée à travers des rapports de reconnaissance, pour penser la vie en société et la solidarité : d’autres concepts comme ceux de « redistribution » (Fraser, 2011) ou de « coopération » viennent à l’esprit.
Ouvrage recensé– La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2010.
Du même auteur– La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006.
Autres pistes– George Herbert, Mead, L’Esprit, le Soi et la Société, Paris, PUF, 1963.– Nancy, Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2011.– Georg Wilhelm Friedrich, Hegel, Système de la vie éthique, Paris, Payot, 1976.