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Manières d’être vivant

de Baptiste Morizot

récension rédigée parKarine ValletProfesseure certifiée de Lettres Modernes.

Synopsis

Société

L’urgence écologique nécessite un changement de nos comportements. Pour Baptiste Morizot, il ne s’agit pas de revenir à un mode de vie primitif, mais bien plutôt d’ajuster nos activités dans le respect des écosystèmes que nous investissons. S’inspirant du pistage et de l’observation des loups, l’auteur développe au fil des pages une philosophie des interdépendances entre les vivants et nous invite à renouer avec nos ascendances animales.

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1. Introduction

Depuis des siècles, l’homme se perçoit comme l’aboutissement parfait de la création, surplombant le vivant. C’est pourtant occulter l’existence de dix millions d’espèces, certes différentes, mais tout aussi complexes que l’être humain du point de vue de leurs capacités. L’homme semble, hélas, avoir oublié qu’il était relié par une multitude de fils aux autres êtres vivants qui cohabitent et participent avec lui à la pérennité d’écosystèmes communs.

Au lieu de cela, il a transformé l’ensemble de son environnement vital en matières exploitables, qu’il s’agisse des animaux, des sols ou des végétaux, engendrant par là une crise écologique à laquelle il doit désormais faire face. L’homme n’a plus qu’une solution pour enrayer un tel mécanisme : réapprendre à vivre de façon respectueuse avec les altérités qui l’entourent.

En quoi cette prise de conscience apparaît-elle cruciale pour affronter les enjeux environnementaux actuels ? Comment se reconnecter aux différentes formes de vie qui partagent la Terre avec nous ? Dans quelle mesure est-ce un moyen de renouer avec nos ascendances animales ? Baptiste Morizot propose une philosophie qui se donne pour objectif de revitaliser nos liens au reste du vivant et de remettre en perspective la place de l’homme dans son environnement.

2. Une crise écologique sans précédent

L’être humain est responsable de la crise de la biodiversité à laquelle on assiste actuellement. S’imposant comme le gestionnaire d’une nature qu’il s’accapare, il bouleverse l’équilibre entre les vivants.

Selon un principe d’inspiration coloniale, les progrès humains visent à contrôler les environnements et à se les approprier, sans essayer de comprendre les écosystèmes investis ou prendre en considération les autres êtres qui les peuplent. L’homme domestique ou transforme les animaux au point de les rendre dépendants. À l’inverse des mouflons sauvages dont elles descendent, les brebis sont devenues incapables, par exemple, de se protéger du loup à cause des sélections dont elles ont fait l’objet pour les rendre plus dociles. En fait, l’objectif majeur est d’adapter chaque espace à l’occupation humaine afin que l’homme puisse y prospérer et s’y épanouir, au mépris des dix millions d’espèces qui y vivent aussi.

Fermé dans sa logique anthropocentriste, l’être humain néglige d’instaurer les conditions d’une cohabitation harmonieuse avec les autres formes de vie. À force d’élargir son périmètre d’activité, il provoque l’écofragmentation des territoires, c’est-à-dire qu’il détruit les écosystèmes des autres vivants. Ainsi, la construction de villes ou de routes qui empiètent ou morcellent l’habitat de certaines espèces les fragilise et provoque leur déclin. Le productivisme ou la logique extractiviste, consistant à puiser sans fin dans les ressources disponibles, sont à l’origine de cette dévastation effrénée au profit exclusif des humains. La sanctuarisation de certains espaces, dans une optique de protection, n’est alors qu’un miroir aux alouettes pour se donner bonne conscience.

Comble de l’ironie, l’homme détruit par ses pratiques les conditions de vie idéales pour sa propre espèce. Il va sans dire que cette activité dévastatrice fait émerger l’éventualité d’une sixième extinction, qui réduira à néant le potentiel évolutif de chaque espèce vivante, même si la biodiversité renaîtra certainement sous une autre forme, comme cela a été le cas après la disparition des dinosaures.

3. Une scission culturelle entre homme et nature

Nous sommes dotés d’une tradition culturelle qui, dès l’origine, a établi un fossé entre l’humanité et l’animalité. Les philosophes platoniciens de l’Antiquité, puis ceux de l’époque classique comme Descartes, ont forgé cette idée en théorisant la maîtrise des passions.

L’homme peut s’élever au-dessus de l’animal grâce à sa raison, qui lui permet de gouverner ses pulsions. L’âme humaine est ainsi considérée comme une arène, où se joue une « psychomachie » opposant la raison et les passions. La morale du cocher est, à cet égard, parfaitement significative : le cocher cherche à dompter ses chevaux rétifs pour suivre le chemin de la sagesse et ne pas se laisser conduire par des instincts vils. Ce type de philosophie s’élabore évidemment au détriment de la dignité de l’animal qui incarne, par nécessité, la bassesse et la sauvagerie.

Cette éviction de l’animal du champ du respectable a été perpétuée au XXe siècle par des philosophies qui plongeaient l’homme dans un « huis clos anthroponarcissique » (p.33). Jean-Paul Sartre et Albert Camus ont développé la théorie d’un homme seul dans l’univers, effaçant l’existence de Dieu, mais surtout occultant la présence des non-humains et leur ôtant tout intérêt. La théorie synthétique de l’évolution, quant à elle, voit l’homme comme l’aboutissement final d’un processus évolutif, ponctué d’étapes intermédiaires imparfaites, incarnées par des formes de vie considérées comme moins élaborées, à l’instar des animaux ou des bactéries.

Cet héritage culturel nous a éloignés des animaux et leur a ôté toute valeur. La langue française porte les traces de cette déconsidération dans de nombreuses expressions courantes, telles que « valoir à peine mieux qu’un animal ». De façon plus générale, notre intérêt pour le monde vivant s’est amoindri au point qu’on peut parler d’une crise de la sensibilité. Nous avons en effet de moins en moins d’occasions d’être en contact avec la nature. Selon une étude réalisée en 2014, un enfant américain ne connaît pas plus de dix plantes issues de sa région. La nature est devenue pour nous un monde à part, opaque, auquel nous ne sommes plus réceptifs. Nous apprécions le silence et le calme de la campagne sans voir qu’elle bruit de milliers de messages émanant d’une multitude d’espèces. Nous ne savons plus déceler ces signes de vies multiples, qui composent « le souk inter-espèces le plus bariolé et bruyant » (p.19).

4. Les convergences évolutives entre vivants

La complexité du vivant est faite d’héritages communs et d’altérités qui singularisent chaque espèce. Comme les autres animaux, nous sommes originairement issus d’un milieu aquatique. Notre ancêtre commun ? L’éponge Porifera, le premier animal ayant vécu dans la mer. Se sont ensuite créées des lignées animales, qui ont suivi des chemins divergents en fonction des milieux qu’elles ont investis. Chaque espèce, y compris la nôtre, est composée de différentes strates d’« ancestralités animales ». Pour les humains, ces héritages successifs d’un passé animal sont perceptibles dans certains comportements.

L’auteur considère que le fait de saler nos aliments représente un rituel qui nous reconnecte symboliquement au milieu aquatique de nos origines. De même, le fait d’étreindre quelqu’un pour lui témoigner son attachement constitue un héritage de notre ancêtre primate, capable de prendre ses congénères dans ses bras à la différence des quadrupèdes. Nous entretenons donc avec les autres formes de vie une « parenté alienne » (p.67), puisque nous appartenons à une même famille tout en étant dotés de différences. Celles-ci nous rendent si étrangers que nos comportements respectifs deviennent parfois des énigmes intraduisibles.

Cela signifie que chaque être vivant a évolué parallèlement à nous pendant le même laps de temps. Il possède des facultés qui, tout comme les nôtres, peuvent être amenées à poursuivre leur évolution. Nous n’avons pas le monopole d’une intelligence dite « supérieure ».

Bien au contraire, toutes les formes de vie sont en mesure de développer des capacités susceptibles de dépasser nos propres facultés. La prétendue supériorité de l’intelligence humaine est d’ailleurs toute relative, en ceci qu’elle est fondée sur un jugement strictement humain. Peut-on en effet sérieusement considérer que l’écholocalisation des chauves-souris ou la communication des arbres par neurotransmetteurs sont des sous-facultés ? Les organes de tout être vivant connaissent d’incessantes évolutions, qui leur confèrent des fonctions non pas figées, mais changeantes et plurielles, d’autant plus que chaque individu peut en enrichir l’utilisation pour s’adapter à son environnement.

C’est ainsi que l’aigrette ardoisée africaine a détourné l’usage de ses ailes, en les utilisant pour faire de l’ombre à la surface de l’eau et attirer les poissons cherchant à se protéger du soleil.

5. Se reconnecter à tout le vivant

Nous devons reprendre conscience que nous partageons le monde avec d’autres formes de vie et nous départir de notre anthropocentrisme dévastateur. La crise écologique nous révèle, à elle seule, les dérives dangereuses de notre logique nombriliste. L’« attention intensifiée », c’est-à-dire la curiosité à l’égard de ce qui incarne l’altérité ou l’étrangeté, peut nous permettre de renouer avec le souci du vivant dans sa globalité. Nous devons aussi admettre que la nature est animée d’une dynamique propre, à laquelle nous n’avons pas besoin de nous greffer pour qu’elle fonctionne bien.

Cette approche du vivant n’est éthiquement possible que si nous sommes nous-mêmes en harmonie avec notre propre animalité. Nous devons dépasser la dualité entre homme et nature, en déployant des valeurs cultivant les égards et le respect pour le vivant sous toutes ses formes. Alors qu’en Occident, on cherche depuis des siècles à s’élever au-dessus de l’animalité, la culture zen ou amérindienne propose une élévation jusqu’à l’animal pour en acquérir les qualités.

D’une certaine façon, la philosophie de Spinoza offre aussi des pistes en repensant le rapport conflictuel de l’homme à ses passions destructrices. Le philosophe ne les perçoit pas comme des bêtes à dompter et contraindre. Il les voit plutôt comme des forces avec lesquelles il faut apprendre à cohabiter et dont on peut canaliser l’intensité par une meilleure connaissance de soi. Cette théorie ouvre la voie d’une relation à nous-mêmes plus apaisée et respectueuse de nos ascendances animales.

Sur le terrain, nos pratiques doivent être radicalement transformées par la prise en considération des interactions entre les êtres vivants. Grâce à une compréhension plus fine des écosystèmes, elles doivent s’inscrire dans une forme de diplomatie interspécifique, rejetant les effets de nuisance et s’efforçant de répondre aux besoins de chacun dans une cohabitation harmonieuse. Cela exige d’avoir des intercesseurs qui, par l’observation et l’écoute, développent une empathie pour tous les camps. C’est tout l’enjeu de projets comme CanOvis, qui se fixe pour objectif d’étudier les interactions et les interdépendances entre brebis, loups, chiens de berger et éleveurs, afin de trouver des solutions permettant à tous les acteurs de vivre ensemble.

6. Un exemple d’éthologie perspectiviste avec le loup

L’éthologie perspectiviste permet de mieux appréhender les comportements d’autres espèces en les comparant avec les nôtres. Le pistage et l’observation des loups peuvent ainsi conduire à de multiples parallèles avec l’espèce humaine, notamment concernant la communication entre individus.

Comme le langage humain, le hurlement lupin est porteur de subtilités de sens. Il peut avoir un rôle géopolitique, lorsque les loups désirent affirmer leur occupation d’un territoire, ou bien une fonction de regroupement quand ils cherchent à se repérer dans le brouillard ou à se réunir. La stratégie du poker howl consiste, pour les jeunes loups isolés, à pousser des hurlements discrets pour se faire entendre des leurs, sans donner trop d’informations ni attirer des inconnus. Quant au hurlement chorus où tous les loups d’un même groupe hurlent ensemble, il précède une activité collective en guise de cérémonial fédérateur.

Le hurlement, qui permet au loup de concilier vie collective et vie en solitaire, peut être considéré comme un langage à part entière. Tout d’abord parce qu’il ne relève pas d’un comportement instinctif : le loup l’utilise comme modalité d’échange avec ses congénères de façon délibérée et choisie. D’autre part, parce que les imitations humaines du hurlement lupin éveillent la curiosité du loup avant qu’il ne s’en désintéresse et n’y réponde plus. Il y a donc, de sa part, tentative de compréhension et de traduction d’un langage qu’il associe finalement à une langue étrangère. À la différence du langage humain, le hurlement lupin est dépourvu de syntaxe complexe, ce qui le rend purement informatif.

En revanche, il rejoint notre langage par sa capacité à cumuler plusieurs fonctions. Il est incitatif en fédérant les congénères. Il a aussi la particularité de livrer des messages qui prennent sens simultanément pour plusieurs destinataires, tels que le chevreuil qui doit l’entendre comme une menace ou les charognards qui l’interprètent comme l’opportunité d’un festin à partager.Mais le corps du loup est aussi un vecteur de communication fort. Le marquage aux phéromones, par les excréments ou par les « grattis » réalisés avec les pattes, peut être assimilé à la fois à un « blason », puisqu’il révèle l’identité précise d’un individu, et un « drapeau », dans la mesure où il renseignesur les déplacements géographiques.

Par ailleurs, la mobilité, les coloris et les symétries faciales rendent le loup particulièrement expressif. L’auteur parle de « survisage », parce qu’il possède un potentiel plus puissant que le nôtre, mais aussi de « masque politique », en ceci qu’il permet de réguler les relations sociales. On retrouve cette expressivité du visage chez l’être humain à travers les mouvements des sourcils. Elle est même rehaussée par l’art du maquillage des yeux, que l’on cercle de noir pour accentuer la profondeur d’un regard.

7. Conclusion

Baptiste Morizot déconstruit le mythe de l’évolutionnisme anthropocentriste, au sommet duquel trônerait l’espèce humaine. L’homme n’est pas à considérer comme une espèce isolée, se détachant sur un décor composé d’entités négligeables.

L’auteur nous invite au contraire à redécouvrir nos ascendances ancestrales avec les animaux, mais surtout à repenser nos rapports actuels avec le vivant afin d’endiguer la crise écologique. C’est seulement en explorant de nouvelles solidarités interespèces et retissant nos liens avec les écosystèmes que nous pourrons apporter des solutions viables à l’extinction qui guette toutes les formes de vie, y compris l’homme.

8. Zone critique

Du point de vue scientifique, Baptiste Morizot s’ancre pleinement dans les théories de l’évolution défendues par Charles Darwin. Il adhère à l’idée que la sélection naturelle opère des transformations organiques et comportementales chez les espèces végétales ou animales. Les ressemblances interspécifiques sont héritées d’un ancêtre commun. Pour lui, il n’y a donc pas lieu d’établir de hiérarchie entre les vivants concernant leur perfection. Sur ce point, il s’oppose à certains aspects de la théorie synthétique de l’évolution, développée par Theodosius Dobzhansky, Ernst Mayr ou Julian Huxley. Celle-ci postule qu’il existe des espèces intermédiaires, sortes d’esquisses du vivant qui se trouvent couronnées par l’apothéose humaine. Ce courant repose aussi sur l’idée que l’évolution résulte d’un processus d’adaptation au milieu.

Pour Ernst Mayr, un groupe qui est séparé de son espèce va progressivement changer et connaître des mutations génétiques par la nécessité de se conformer aux exigences de son nouvel environnement. Selon Stephen Jay Gould, cette approche ne prend pas en compte le fait que l’évolution peut être le fruit du hasard ni qu’elle est cyclique et non pas constante. Pour lui, le vivant alterne des périodes de stagnation, durant lesquelles les espèces n’évoluent pas, et des phases se caractérisant par une grande richesse de mutation des formes de vie.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2020.

Du même auteur– Baptiste Morizot, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016.– Pour une théorie de la rencontre : hasard et individuation chez Gilbert Simondon, Paris, Vrin, 2016.– Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, 2018.– Pister les créatures fabuleuses, Paris, Bayard, 2019.– Raviver les braises du vivant : un front commun, Arles et Marseille, Actes Sud et Wildproject, 2020.

Autres pistes– Pierre Athanaze, Le Retour du sauvage, Paris, Buchet-Chastel, 2015.– Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2015.– Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes sud, coll. « Mondes sauvages », 2019.– Stephen Jay Gould, L’Équilibre ponctué, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2012.

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