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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Barbara Cassin
Comment le langage agit-il ? Les mots ne sont pas que des paroles en l’air, ils désignent une réalité. Mais ils peuvent aussi faire quelque chose : avoir de l’effet et incarner une force. Et ils peuvent le faire indépendamment de la vérité de ce qu’ils disent. C’est ce pouvoir d’action et de création, pouvoir à la fois merveilleux et effrayant du langage, que la philosophe Barbara Cassin questionne dans son ouvrage.
En 1955 paraît l’essai du philosophe John Austin How to do things with words, traduit en français sous le titre Quand dire c’est faire. On a retenu de cet ouvrage majeur de la philosophie du XXe siècle la catégorie d’énoncés dits « performatifs ». Comme le titre original de l’ouvrage l’indique, ce sont les propositions langagières qui font littéralement quelque chose. « Je vous déclare mari et femme » n’est ainsi pas une phrase qui décrit une situation, mais qui la crée. Cette phrase équivaut à une action. C’est de ce pouvoir du langage que part Barbara Cassin.
Revenant sur l’œuvre d’Austin, elle s’attache à montrer les limites de ses distinctions entre les discours qui seraient performatifs et ceux qui ne le seraient pas. Elle se demande ainsi : peut-on dire que le discours est performatif ? Et la rhétorique, qui consiste à convaincre l’interlocuteur par l’usage de règles et procédés ? Et qu’en est-il du discours politique ?
On serait tenté de dire que celui-ci vaut effectivement comme action, dès lors qu’il est prononcé par un responsable politique. Mais cela signifierait également que la politique peut s’affranchir de la vérité. Car l’énoncé performatif, tel que théorisé par John Austin, n’est ni vrai ni faux. Alors quels sont les usages et les limites de ce pouvoir performatif du langage ?
La philosophie s’est traditionnellement intéressée à un type d’énoncés que l’on peut nommer « énoncés constatifs ». Ce sont tous les usages du langage destinés à décrire la réalité afin de la connaître. Ce qui a amené le courant dit « logicien » (notamment incarné par les philosophes Bertrand Russell et Rudolf Carnap) à affirmer que toutes les propositions langagières étaient soit vraies soit fausses. Cela semble plutôt intuitif. Car si je déclare « Ce stylo est bleu. », il est effectivement soit bleu soit d’une autre couleur. Les énoncés seraient donc susceptibles d’être vrais ou faux selon la définition classique de la vérité datant d’Aristote : celle de la vérité comme correspondance entre le discours et la réalité.
Cependant, le langage ne sert pas qu’à décrire la réalité. Il persuade également. C’est le rôle de la rhétorique, c’est-à-dire l’art des discours visant à produire un certain effet sur l’auditoire (toucher, plaire, persuader). Ces deux usages du langage (description de la réalité destinée à la connaître et rhétorique destinée à persuader d’une réalité) se sont traditionnellement affrontés. Dès l’Antiquité, le philosophe Socrate et son disciple Platon luttent ainsi contre les maîtres de rhétorique. Ceux-ci promettent d’être persuasifs sur tous les sujets, sans avoir à les connaître. Ils sont ce que Platon nomme des « sophistes ».
À cette époque, sophiste désigne ceux qui possèdent des connaissances dans tous les domaines reconnus, de la physique au droit. Mais pour Socrate et Platon, posséder une connaissance sur une chose exige de commencer par s’interroger sur sa nature. Celui qui fait l’économie de cette étape et se contente de joliment exposer des informations ou des opinions sur tous les sujets n’est pas un savant, mais un ignorant et un manipulateur. Les maîtres de rhétorique seraient donc des sophistes, c’est-à-dire des manipulateurs du discours. Connaissance et persuasion sont ainsi deux pouvoirs différents du langage, aux mains de deux types d’individus.
Pour Barbara Cassin, la tradition philosophique n’aurait perçu que ces deux dimensions du langage : le fait de « parler de » (les énoncés qui décrivent la réalité) et le fait de « parler à » (les énoncés visant la persuasion de l’interlocuteur). Du moins jusqu’à John Austin, et son ouvrage Quand dire c’est faire. Dans une série de conférences données à Harvard en 1955, il tente de théoriser ce qu’il nomme le « performatif », de l’anglais to perform, qui signifie accomplir, exécuter (une action ou un rôle). Les énoncés performatifs ne sont ni vrais ni faux : ils accomplissent une action. Par exemple, le croupier de casino qui déclare « Les jeux sont faits. » ne dit rien de vrai ni de faux : par sa déclaration, il fait quelque chose. Austin renverse ici l’opposition habituelle entre parole et action : des mots peuvent à eux-seuls constituer une action.
Pour Austin, le langage a ainsi trois dimensions : il a une « fonction locutoire » (le sens premier d’une phrase, qui dit quelque chose d’une réalité), mais aussi une « fonction perlocutoire » (l’effet psychologique produit sur l’interlocuteur, l’effet rhétorique en somme) et enfin une « fonction illocutoire » (lorsque le message est à lui seul une action au-delà des mots, c’est-à-dire le performatif). Le langage a donc trois pouvoirs : connaissance, persuasion, action.
Barbara Cassin propose d’élargir le performatif à la poésie, que l’on n’associerait pourtant pas spontanément à une action. Mais comme le dit l’étymologie grecque (poïésis), la poésie est création, conception au sens de fabrication. C’est-à-dire qu’elle fait être ce qui est dit. Elle lui donne naissance d’une manière particulière, qui n’est pas concrète, la poésie ne créant pas d’objets tangibles. Mais elle le fait tout de même être.
Elle analyse une scène tirée de l’Odyssée d’Homère. Ulysse, seul rescapé d’un naufrage, se réveille sur une île et va au-devant de la princesse Nausicaa. Il a le choix entre lui parler ou s’agenouiller et lui entourer les genoux de ses mains (geste de politesse traditionnel des suppliants, mais dont la dimension physique pourrait l’effrayer). Entre la parole et l’action, il choisit une troisième voie, qui est de lui dire qu’il effectue l’action : « Je te prends les genoux, maîtresse, que tu sois déesse ou mortelle. »
C’est pour la philosophe un parfait exemple d’une « parole qui gagne » (p.28) puisque Nausicaa réagit comme s’il avait effectué le geste, mais sans le choc qu’aurait provoqué un contact physique. C’est l’une des premières apparitions de l’usage performatif du langage dans le discours poétique. Nul doute qu’elle a pu servir de modèle à bien d’autres. Mais également à toute scène (écrite ou vécue) de séduction en général. Car cette scène est hautement sexuée (Nausicaa étant vierge, Ulysse nu, et le mot genou étant en grec de la même famille que les mots naître et femme). Pour Barbara Cassin, le langage poétique, qu’il soit l’œuvre d’un écrivain ou d’un individu désirant en séduire un autre, a donc bien un pouvoir performatif.
La philosophe reconnaît toutefois elle-même que ce pouvoir performatif fonctionnait essentiellement dans le monde antique. Car les énoncés, pour être des « paroles qui gagnent », doivent venir d’une autorité. « Adjugé, vendu ! » n’acte une vente que si le commissaire-priseur le dit, et dans un cadre adapté (hurlée dans la rue, la phrase demeure sans effet). Or, ces conditions du performatif ont varié au cours de l’histoire. Elle distingue ainsi trois âges du performatif. Dans l’Antiquité grecque, le discours des personnages de poésie et le discours poétique en général pouvaient être performatifs car la croyance commune était que chaque homme pouvait se transformer en Dieu, ou se transformer sous l’influence d’un Dieu, à tout instant. Chacun avait donc l’autorité pour agir par le biais d’une parole. Avec l’avènement de la chrétienté, cette autorité n’appartenait plus qu’à Dieu et à ses représentants (ecclésiastiques ou politiques).
Enfin, à l’âge contemporain, l’autorité nécessaire pour faire usage d’un langage performatif est fonction de notre position dans la société. Ce qui se ressent dans les exemples choisis par John Austin : il ne cite pas des personnages de poésie mais plutôt des fonctionnaires ou des individus s’adressant à des incarnations d’autorité dans la société (un maire, un notaire). Si le discours poétique a bien un pouvoir performatif, celui-ci a donc décliné.
John Austin distingue le champ de la rhétorique du champ des discours performatifs. Mais Barbara Cassin pense que la rhétorique a pourtant un pouvoir performatif. Pour appuyer cette idée, elle remarque que la distinction d’Austin entre le perlocutoire (que l’on peut associer à la rhétorique) et l’illocutoire (que l’on peut associer au performatif) est très fragile.
Le premier crée un effet psychologique sur l’auditoire, qui peut être séduit, convaincu, persuadé ou induit en erreur par la rhétorique du discours. Le second a une force, puisqu’il incarne une action. Mais entre effet et force, la frontière est souvent poreuse. D’autant qu’Austin précise bien que pour constituer une action (avoir une fonction illocutoire), une parole doit également avoir un effet psychologique sur l’interlocuteur (une fonction perlocutoire). Le discours rhétorique aurait donc lui aussi un pouvoir performatif.
Et pourtant, comme le rappelle Barbara Cassin, l’une des principales références philosophiques sur la rhétorique, à savoir Aristote, contredit l’idée d’un pouvoir performatif de la rhétorique. Aristote prend en effet le contrepied de la doctrine de son maître Platon. Pour Socrate et Platon, les maîtres de rhétorique qui prétendaient enseigner à parler de tous les sujets de manière persuasive sans en être expert étaient des sophistes. Tandis que pour Aristote, il faut bien distinguer la sophistique de la rhétorique. Le sophiste est celui qui « parle pour parler » (De l’Interprétation). C’est-à-dire celui qui n’utilise pas la technique rhétorique pour chercher le juste ni la vérité. Mais le rhéteur, lui, maîtrise une technique sérieuse et soumise à l’exigence de vérité, qui étudie l’ensemble des moyens destinés à persuader.
Ainsi, on peut dire que pour Aristote la rhétorique n’a pas de pouvoir performatif car c’est un discours qui a du sens et qui est soumis à la vérité et à la justice. Seule la sophistique est un discours qui se rend indépendant de la vérité, comme les énoncés performatifs d’Austin, qui n’expriment aucun jugement vrai ou faux mais font quelque chose. Ainsi, seule la sophistique, pourtant si mal vue à la fois par Platon et par Aristote, aurait un pouvoir performatif.
La politique, par son discours, ne se contente pas de persuader l’électorat d’une idée ou d’une autre. Elle crée ce que Barbara Cassin appelle un « effet-monde ». C’est-à-dire qu’elle construit la réalité. Pour le montrer, elle étudie l’exemple du rapport de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, remis en 1998 à Nelson Mandela, qui avait mis fin au régime de l’Apartheid et en 1993 et était au pouvoir depuis 1994. Ce rapport devait examiner les demandes d’amnistie d’anciens responsables l’Apartheid. Son but était d’éviter les conflits, vengeances et violences auxquels peuvent donner lieu les grands procès politiques lors de l’abolition d’un régime. Le discours politique de ce rapport est donc hautement performatif. Par son existence même, il remplace une justice punitive (faire souffrir ceux qui ont fait souffrir) par une justice réparatrice (donner une reconnaissance aux victimes et l’amnistie à certains coupables). C’est également une parole qui réhumanise les coupables comme les victimes. D’autre part, elle agit comme thérapie (« Révéler, c’est soigner », lit-on d’ailleurs sur la couverture des dossiers que la Commission instruit). Enfin, cette parole crée la nouvelle communauté par un discours commun, et y intègre tout le monde, quel que soit son camp précédent. Mais peut-on dire que le discours politique de cette Commission se soucie de la vérité ? Le propre du discours performatif, chez Austin, est précisément de n’être ni vrai ni faux. Mais on voit dans cet exemple que l’action du performatif en politique est plus subtile. Le travail de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud ne se soumet pas à une vérité préexistante, mais il en crée tout de même une. La Commission a mélangé les narrations personnelles (la manière dont chaque témoin entendu vit et se représente les événements du passé), le dialogue entre les protagonistes, une prise en compte des faits historiques et enfin la recherche d’une parole apte à réparer la société.
Et elle a abouti à un discours efficace, une « parole qui gagne », qui établit un consensus. À travers cet exemple, on voit donc que le discours politique peut bien être performatif tout en se souciant de la vérité. Ce qui fait sa spécificité est toutefois qu’il ne se soumet pas à des critères préétablis de vérité, mais qu’il la crée.
N’est-ce toutefois pas dangereux ? Créer une vérité n’est-il pas la voie ouverte à l’arbitraire et à l’injustice ? Barbara Cassin affronte ce problème, d’autant plus actuel à l’ère des « fake news » et de la post-vérité.
Pour elle, le discours politique sort bien des normes de la vérité (à savoir la conformité stricte entre le discours et la réalité). Il propose un relativisme de la vérité. Il ne se réfère plus à une vérité absolue, indépendante du contexte, qui serait la même tout le temps et pour tous. Mais il crée une vérité dans un certain contexte. Ce qui signifie que cette vérité peut changer d’une époque à l’autre ou d’un lieu à l’autre.
De même qu’en Afrique du Sud, la vérité n’a pas été la concordance absolue entre le discours et des faits, mais le produit d’un dialogue, d’une négociation et d’une décision. Le tout dans un contexte précis qui fût celui de la Commission. Celle-ci a transmis une vérité, parmi d’autres possibles, qui était celle apte à réconcilier. Pour Barbara Cassin, cette vérité relative ne représente pas un danger, en ce qu’elle est le résultat d’une confrontation de récits et de points de vue, dans un contexte qui lui donne son sens.
L’essentiel en politique réside donc dans l’effort fait pour rechercher une vérité.
Cet ouvrage exigeant permet de mieux comprendre la notion de pouvoir « performatif » du langage, théorisée par John Austin. Mais également d’en évaluer l’ampleur et les limites.
Et enfin de réfléchir sur l’usage actuel de la parole en politique. Loin de tomber dans l’opposition stérile entre les bons discours politiques collant à la réalité et les mauvais discours de propagande et de mensonge, Barbara Cassin analyse finement le statut particulier qu’a la vérité en politique : sans être absente du bon discours politique, elle ne peut plus y être une valeur absolue identique pour tous.
On pourrait opposer à Barbara Cassin et à John Austin, sur qui elle s’appuie, une critique d’ordre sociologique du performatif. Dans Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu écrit ainsi qu’à travers sa tentative de théorisation du performatif, Austin ne contribue pas à la théorie du langage mais à la théorie d’une classe dominante. Le nerf de la critique tient ainsi à constater que le langage performatif n’est pas accessible à chacun, mais repose sur des autorités conférées par le rang et le statut social. Louer le pouvoir performatif du langage, ce serait donc indirectement louer et légitimer la domination sociale. Cependant, si cette critique peut s’adresser à Austin, Barbara Cassin étend quant à elle son analyse plus loin. Par sa distinction de trois âges du performatif, elle montre que cette critique ne vaut que pour la période contemporaine. Et même au sein de cette période dans laquelle nous vivons, son analyse du performatif en politique n’en fait plus une légitimation de la domination sociale, mais au contraire le fruit d’une négociation entre différentes voix.
Ouvrage recensé– Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris, Éditions Fayard, coll. « ouvertures », 2018.
De la même autrice– L’effet sophistique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1995.– Les routes de la traduction : Babel à Genève, Paris, Gallimard, 2017.
Autres pistes– John Austin, Quand dire c’est faire [1962], trad. par. G. Lane, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1991.– Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. – Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001.– Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2018.