Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Benedict Anderson
Nationalisme créole des Amériques, nationalisme populaire européen, officiel des empires et nationalisme des anciens États colonisés : à travers cette liste, Anderson nous propose une nouvelle conception du nationalisme compris comme « communauté imaginée », construite et non éternelle. Rompant avec les communautés religieuses et les royaumes dynastiques, la nation est un objet culturel produit par le développement de l’imprimé et des langues vernaculaires, qui offre un nouveau cadre à la politique des États territoriaux.
La réflexion que Benedict Anderson nous livre dans L’Imaginaire national est à la jonction de divers courants historiographiques. Sa démarche est influencée par la lecture marxiste de l’histoire, qui donne une place essentielle à l’économie et aux rapports sociaux dans les transformations du monde : le capitalisme de l’imprimé est selon lui un moteur du nationalisme, étant à la source des nouvelles « communautés imaginées » en aidant au développement des langues vernaculaires. L’ouvrage s’ouvre sur un constat d’apparence paradoxale : comment se fait-il que les mouvements marxistes de la seconde moitié du XXe siècle (les plus internationalistes) se fassent la guerre entre eux, en suivant des logiques nationalistes ?
Parmi les grands théoriciens du nationalisme, on situe généralement l’auteur dans la catégorie des « constructivistes », aux côtés d’Ernest Gellner ou d’Eric Hobsbawm, qui insistent sur la construction récente et opportuniste des nations (au moment du développement des bureaucraties d’État, de la révolution industrielle et de l’émergence d’une société homogénéisée), au contraire des « primordialistes » comme A. D. Smith qui ancrent la nation dans un passé culturel préexistant.
Anderson insiste quant à lui sur l’aspect imaginaire de cette nouvelle communauté, qui remplace les relations d’interconnaissance et se fonde sur une nouvelle conception du temps et sur une langue commune. Il étudie ce phénomène de manière comparative, en se centrant sur les régions d’Amérique du Sud et d’Asie, et démontre que le nationalisme n’est finalement pas une idéologie d’origine européenne, mais plutôt un concept « piraté » par des régimes successifs.
La définition qu’Anderson donne de la nation a fait école : « une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine ». Imaginaire, car il est impossible à chacun de rencontrer tous ses concitoyens nationaux, avec lesquels il partage pourtant un certain nombre de références et de valeurs. Limitée, car la nation n’est pas extensible à l’humanité, se différencie d’autres groupes nationaux et vit sur un territoire fini. Souveraine, car elle produit une communauté horizontale et libre de citoyens qui ont l’État en partage.
La nation remplace deux « systèmes culturels » antérieurs, dans lesquels elle puise certaines de ses racines. Le premier est la communauté religieuse, dont l’imaginaire est assez proche de celui de la nation. Lorsque les religions déclinent, au XVIIIe siècle, le nationalisme vient donner un nouveau sens à la vie humaine : la nation est présentée à la fois comme issue d’un passé immémorial, et éternelle. La communauté religieuse était également réunie autour d’une « langue sacrée » dans laquelle étaient écrits les textes du culte : l’arabe littéral, qui permettait à tous les groupes constitutifs de l’Umma de communier ensemble ; le latin pour la chrétienté ; le pali pour le bouddhisme.
Avec les grandes découvertes et l’usage accru des langues vernaculaires, ces communautés religieuses se sont territorialisées et ont abandonné leur prétention universelle : la naissance de l’imprimé a achevé ce processus de fragmentation et de pluralisation des religions et des cultures. On est alors passé d’une conception sacrée et incarnée du pouvoir politique (le roi tenant sa souveraineté de Dieu, l’État dépendait de la succession de princes du même sang) à la conception profane d’un pouvoir contrôlant un territoire entouré de frontières. La nation marquait donc aussi la fin des « royaumes dynastiques ».
Le crépuscule des communautés sacrées a provoqué un changement majeur dans l’appréhension du temps, qui a permis l’émergence de l’idée nationale : jusqu’alors, le temps était lié à la cosmologie divine, dans laquelle passé et futur étaient traversés par un même mouvement téléologique ; désormais, on aura affaire à un « temps vide et homogène » dans lequel toutes les communautés vivent indépendamment en simultané, un temps manifesté par la lecture quotidienne du journal dans lequel les évènements sont vite dépassés.
Anderson fait de la langue d’imprimerie un facteur décisif de l’essor du nationalisme. Au moment où se développe l’imprimé, au tournant du XVIe siècle, le latin n’est plus parlé que par une petite élite ; la nouvelle industrie capitaliste se tourne vers d’autres marchés, en particulier celui des langues vernaculaires. La Réforme protestante accélère ce processus, créant une littérature de masse destinée à tous et faisant apparaître de nouveaux publics. Les États sont obligés d’emboîter le pas et plusieurs langues vernaculaires sont élevées au rang de langue administrative, comme le français avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539.
L’auteur s’intéresse d’abord à l’émergence de mouvements nationalistes en Amérique du Sud à la fin du XVIIIe siècle, antérieure à celle plus connue des nations européennes. Si le contrôle plus étroit de la monarchie espagnole et l’influence des révolutions libérales (1776, 1789) ne sont pas pour rien dans la volonté d’indépendance de ces peuples, leur conscience nationale s’explique aussi par d’autres facteurs : le fait que les futures républiques sud-américaines ont été des unités administratives dès le XVIe siècle, les voyages des fonctionnaires internes à chaque région et la presse locale.
Si les créoles parlent la même langue que les métropolitains espagnols ou anglais, ils n’ont pas accès aux mêmes fonctions politiques dans leur propre pays. Les journaux achèvent de distinguer le futur espace national de la métropole : les évènements narrés dans les quotidiens de Mexico, Buenos Aires ou Bogota deviennent autant de références partagées par de plus petits groupes de compatriotes, qui vivent au même rythme et se détachent de la lointaine péninsule ibérique.
La langue d’imprimerie a eu une importance politique centrale dans les nationalismes européens, suivant la pensée de J. G. von Herder selon laquelle la langue exprime l’esprit national d’un peuple. Au XIXe siècle, la révolution lexicographique permet à des armées de grammairiens, de philologues et d’écrivains de formuler le cadre de ces nouvelles communautés nationales imaginées, qui en Europe vont se superposer aux anciens royaumes dynastiques : ils structurent les nouvelles langues nationales, recueillent le folklore et la poésie populaire et ancrent ces nations dans l’histoire.
Au milieu du XIXe siècle, le « modèle » de l’État national est bien établi. Il est modulaire, car susceptible d’être transplanté dans des sociétés très différentes, en lien avec des idéologies politiques opposées. Selon l’auteur, il va être notamment « piraté » par des dynasties de monarques, qui ont besoin de réassurer leur légitimité sur des nations dont ils ne partagent pas forcément la culture et qui risquent de les marginaliser (les Habsbourg règnent sur des Magyars, des Croates et des Italiens).
Ce piratage passe par l’identification des monarques à une culture et une langue nationale, cette dernière étant choisie comme langue d’empire (l’allemand pour les Habsbourg en 1780). Puis des politiques de « russification » ou de « magyarisation » sont menées, au travers de l’enseignement rendu obligatoire, de la propagande passant parfois par le militarisme, et l’histoire nationale est réécrite afin de donner une nouvelle sacralité aux familles régnantes. Anderson étudie ce phénomène à travers la Russie d’Alexandre III, l’Empire de la reine Victoria et l’Empire japonais de l’ère Meiji. Cette politique conservatrice, pilotée par les classes bourgeoises et aristocratiques, s’étend jusqu’aux territoires colonisés d’Asie et d’Afrique, dans lesquels certains indigènes sont éduqués dans le but de devenir des administrateurs impériaux.
C’est là que réside une incompatibilité fondamentale du nationalisme officiel à l’âge de l’impérialisme : l’empire recouvre plusieurs peuples mais impose une seule nation officielle ; et il tente d’assimiler à celle-ci quelques indigènes, qui se retrouvent finalement exclus des principales charges économiques et politiques, ainsi que des conseils d’administration des grandes sociétés capitalistes. Ces indigènes « civilisés » forment une intelligentsia de l’entre-deux : ils n’appartiennent pas vraiment aux peuples locaux dont ils ne partagent plus la culture – ayant été souvent élevés à l’étranger ou dans les écoles officielles – et, parfaitement bilingues, ils se voient imposer par l’État colonial une stricte séparation entre eux et les métropolitains.
Ces hommes formeront à leur tour de nouveaux nationalismes, sur le modèle des versions créoles ou populaires du début du XIXe siècle. C’est la « dernière vague » des nationalismes, qui prend son essor dès la fin de la Première Guerre mondiale avec la SDN et se transforme en « marée » après 1945.
Revenons au paradoxe qu’évoquait Anderson en introduction de son ouvrage : il était en effet étonné que des États prétendus « socialistes », voire marxistes révolutionnaires, comme le Vietnam, le Cambodge et la Chine, se fassent la guerre en suivant des logiques nationalistes (1978-1979), contraires à leur engagement internationaliste.
C’est que le nationalisme exerce depuis le début du XXe siècle une force d’inertie considérable : grâce au nationalisme officiel, la conscience nationale est devenue consubstantielle de l’État en général, même après la chute des dernières dynasties royales. La continuité est manifeste : les révolutionnaires soviétiques choisissent la Moscou tsariste comme capitale et mènent leur politique depuis le Kremlin, de même que les dirigeants du parti communiste chinois se réunissent dans la Cité interdite de Pékin, ancienne capitale mandchoue. Ils héritent de l’appareil de l’État national, ainsi que de ses symboles, et leur mode de gouvernement en est troublé.
Parmi les instruments qui ont permis d’instiller durablement le nationalisme officiel au sein de la population, Anderson en relève trois qui datent de la période coloniale et nourrissent l’imaginaire national. Le premier est le recensement de la population : l’État colonial, pour administrer, catégorise la population selon des distinctions ethniques (voire raciales) et religieuses plus ou moins arbitraires, qui créent une topographie imaginaire, représentée ensuite sur la carte, deuxième instrument en question. On dessine des cartes historiques, qui montrent la continuité de la nation, avant de faire de la carte un logo que l’on reproduit à l’infini et que l’on affiche sur les drapeaux lors des luttes nationales. Enfin, l’héritage de la nation est rassemblé dans un musée : pendant la période coloniale, la mise en valeur du patrimoine local a pour but à la fois de distinguer les indigènes contemporains de leurs ancêtres bâtisseurs et de renforcer le prestige de l’empire, qui a vaincu une nouvelle civilisation et s’en fait désormais le garant.
Grâce au capitalisme de l’imprimé, les livres, images et timbres-poste représentent ces nouveaux symboles de la puissance de l’État national, qui seront ensuite conservés par les indépendantistes (le monument d’Angkor Vat par exemple au Cambodge). Les techniques de navigation, d’horlogerie, de topographie et de photographie ont pu se rajouter à l’imprimerie pour forger le futur imaginaire national.
Ainsi la nation, qui est un artefact culturel produit au XIXe siècle, a-t-elle su perdurer à travers les différents régimes et idéologies, en se faisant passer pour naturelle et intemporelle.
Comme le note Anderson dans un de ses chapitres, elle est un mélange « de mémoire et d’oubli ». Oubli d’abord de l’ancienne conception religieuse du temps, linéaire et sacrée, oubli des royautés cosmopolites et des conflits internes, oubli de l’origine même de la nation comme du nom de ce soldat inconnu à qui elle rend hommage. Mais elle puise en même temps dans une mémoire commune, alimentée par les événements vécus en simultané par un groupe de populations parlant la même langue et lisant la même presse. La nation n’est pas présentée comme une chose neuve, mais comme un patrimoine perdu, se réveillant d’un long sommeil.
Dans le champ théorique se rapportant au nationalisme, Benedict Anderson nous offre un décentrement bienvenu en situant l’essor des premiers mouvements nationalistes en Amérique du Sud, chez les populations qu’il appelle « créoles », et non en Europe comme cela se fait habituellement. Cela l’aide d’ailleurs à souligner l’importance de la presse et de l’imprimé comme moteurs de l’esprit national, dans des régions parlant la même langue que la métropole de laquelle ils dépendent.
Si sa lecture marxiste de l’histoire permet de mettre en lumière l’importance du capitalisme et des classes dominantes dans la formation des nationalismes, elle s’avère cependant réductrice à certains endroits, l’empêchant par exemple d’évoquer les formes plus populaires du nationalisme culminant dans les révolutions de 1848. En outre, les logiques du capitalisme ne conduisent-elles pas, aujourd’hui, à discréditer le cadre national ?
Sa réflexion reste toutefois féconde, en ce qu’elle lie le nationalisme à un imaginaire et à un « mode d’être universel », et non à une idéologie, permettant ainsi de voir comment celui-ci peut être interprété de diverses manières par les acteurs politiques.
Ouvrage recensé– L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002.
Du même auteur– Benedict Anderson, The Spectre of Comparisons: Nationalism, Southeast Asia, and the World, New York, Verso, 1998.
Autres pistes– Christine Chivallon, « Retour sur la “communauté imaginée” d’Anderson. Essai de clarification théorique d’une notion restée floue », Raisons politiques, n°27, mars 2007.– Eric J. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2001.